Parus major

Peut-être faites vous partie des gens qui, chaque hiver, installent une mangeoire et l’approvisionnent en graines diverses pour nourrir les oiseaux sauvages, essentiellement des passereaux dont plusieurs espèces de mésanges. Cette pratique altruiste n’est pas neutre pour l’environnement car elle modifie les conditions de survie en hiver, période critique pour une majorité d’espèces, et les jeunes oiseaux nés dans l’année qui précède. ceci ne concerne qu’une minorité d’espèces seulement parmi celles qui hivernent : celles qui savent exploiter cette manne inespérée et ne craignent pas de s’approcher des maisons et de l’Homme. Outre des conséquences écologiques encore mal connues mais réelles, le nourrissage, à grande échelle tout au moins, semble aussi avoir des conséquences évolutives et induire via la sélection naturelle des changements subtils jusque dans la morphologie des oiseaux et plus particulièrement au niveau du bec. Une étude récente et passionnante (2) décortique de manière très documentée ces transformations sur une espèce très présente sur les mangeoires, la mésange charbonnière, en scannant le génome de centaines d’individus à travers l’Europe pour y déloger les signes de ces changements en cours.

Une mésange modèle

La mésange charbonnière appartient au cercle restreint des espèces animales servant de modèle en écologie et génétique des populations. Depuis plus de 30 ans, des populations locales font l’objet d’un suivi régulier très précis à l’échelle individuelle grâce à l’utilisation de techniques telles que le baguage, la suivi par radiotélémétrie, des analyses génétiques, immunitaires et sanitaires (parasites sanguins) à partir de prélèvements sanguins à l’occasion des captures, les enregistrements sonores, … Ces études ont de plus été et sont toujours conduites en des points différents en Europe comme les sites de Wytham en Angleterre ou de Veluwe et Oosterhout aux Pays-Bas. On dispose ainsi pour ces populations d’une base de données colossale accumulée sur une longue période permettant, après traitement mathématique, de dégager des conclusions très pointues. Comme la mésange charbonnière fréquente assidûment les mangeoires de nourrissage en hiver qu’elle sait très bien les exploiter, il est facile de la capturer à cette occasion.

Cette espèce n’a pas été choisie au hasard : elle est très commune sur l’ensemble de l’Eurasie avec une série de sous-espèces ; elle fréquente toutes sortes de milieux souvent associés à la présence humaine : bois, parcs, jardins et espaces verts des villes et villages, bocages, … Elle se laisse observer très facilement compte tenu de son comportement confiant envers l’Homme. Il s’agit en plus d’une espèce en grande partie sédentaire au moins en Europe centrale et méridionale. En Grande-Bretagne, le suivi par baguage montre (1) que les mouvements annuels se font dans un rayon moyen d’une dizaine de kilomètres ; 95% des femelles et des mâles capturés une première fois ont été repris respectivement dans un rayon au plus de 36 et 20 kms. En automne, on observe lors des années de forte production des mouvements de groupes de jeunes mais là encore à faible échelle. Les populations nordiques, chassées par la neige et le froid, peuvent par contre connaître des mouvements de plus grande ampleur allant jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres.

Bizarrerie génétique

Une étude récente (2) a entrepris la comparaison des génomes de plus de 2300 mésanges issues de trois populations étudiées : une en Angleterre et deux aux Pays-Bas (voir ci-dessus). Sans entrer dans le détail (hyper complexe !), l’approche génomique consiste à étudier la position spécifique d’un seul nucléotide dans le génome et à détecter au sein de chaque population la variation (et son intensité) de cette position, signe indirect de mutation. Comme on s’y attendait, on constate un niveau de diversité génétique élevé en accord avec les échanges nombreux entre individus à une échelle spatiale assez importante (flux de gènes) compte tenu des mouvements (voir ci-dessus).

Ce balayage du génome entier (l’ADN) permet de repérer des secteurs particuliers sujets à un plus fort taux de variations spécifiques selon la population et signe d’une sélection divergente. Il est apparu que la majorité de ces secteurs génomiques variables contenaient des gènes du développement impliqués dans la morphogénèse du squelette avec une prédominance de gènes responsables du développement du bec et du crâne au niveau de la face. Ces analyses font ressortir une différenciation nette entre les populations anglaises et néerlandaises au niveau des gènes impliqués dans la forme du bec qui constitue donc un trait clé. Ces gènes se trouvent soumis clairement à une sélection divergente récente avec les populations anglaises évoluant vers une prédominance des allèles de gènes dirigeant des becs relativement plus longs.

COL4A5

Dès que l’on parle de gènes du développement, on utilise des noms de codes très ésotériques qui découragent vite le non-initié (et même le « un peu » initié !). Parmi les nombreux gènes impliqués, l’un d’eux a focalisé l’attention des chercheurs (2) : COL4A5, un gène qui dirige la mise en place du collagène, protéine fibrillaire clé dans les tissus en leur conférant une certaine résistance mécanique. Ce gène est bien connu des cliniciens pour être associé, sous une forme mutante, à une maladie héréditaire grave, le syndrome d’Alport, dans laquelle des anomalies du collagène qui se dépose dans les membranes des cellules rénales induisent une altération grave du fonctionnement des reins. Ce même gène mutant serait aussi associé à des déformations faciales : voilà le lien avec le bec des mésanges ! On sait en effet que les gènes du développement conservent leur rôle à travers les différents groupes de vertébrés tout en ayant des effets concrets différents.

L’analyse des génomes des mésanges indique une signature claire d’une sélection récente dans les populations anglaises de l’allèle de ce gène responsable d’un allongement relatif du bec, nommé COL4A5-C. La fréquence de ce gène C atteint 0,54 dans la population anglaise étudiée contre 0,26 à 0,28 dans les deux populations néerlandaises. Si on élargit le champ à d’autres populations européennes (dont deux autres anglaises), cet allèle C (donc « bec long ») trouve sa plus haute fréquence en Grande-Bretagne. Il y a donc bien une sélection divergente sur ce gène, favorisé en Grande-Bretagne.

La graisse est un super carburant pour affronter le froid hivernal.

Succès reproductif

L’analyse génomique associée à la base de données sur le devenir des individus permet de faire un lien avec le succès reproductif des mésanges charbonnières porteuses ou non de cet allèle. En Angleterre, le nombre de copies de l’allèle C (« long bec ») est positivement lié à la production de jeunes à l’envol pour les adultes porteurs alors qu’aux Pays-Bas le lien est négatif. Les oiseaux porteurs de l’allèle C en double ne pondent pas plus d’œufs que les autres mais par contre ils réussissent mieux à élever les jeunes jusqu’à l’envol : si on ne considère que les tentatives de reproduction réussies dans lesquelles au moins un jeune s’est envolé, les oiseaux au génotype C produisent plus de jeunes à l’envol. On comprend donc comment la pression de sélection favorise cet allèle et notamment les individus homozygotes qui le portent en double via la production d’une descendance plus nombreuse.

Nichée de jeunes mésanges charbonnières installée dans une boîte aux lettres et prêtes à l’envol. (Photo J. Lombardy)

« C’est bien joli toute cette génétique abstraite » se dit l’observateur lambda peu porté sur cette approche, « mais ces oiseaux ont-ils réellement un bec plus long » ?

L’effet Pinocchio

Les chercheurs ont entrepris de mesurer (au dixième de millimètre près bien entendu !) les becs de spécimens naturalisés dans des musées européens : sur 291 spécimens testés, ils trouvent une différence positive de 0,4 +/- 0,06mm pour les mésanges anglaises ! Valeur qui peut sembler infime mais doit être rapportée à la taille réduite du bec. A partir des données accumulées depuis 26 ans ( 1982-2007) sur le site de Wytham en Angleterre, ils montrent que la longueur du bec s’est accrue significativement, au cours de la dernière décennie surtout, à un rythme moyen de 0,004mm/an.

On sait depuis longtemps que la sélection sur la longueur et la forme du bec est fortement associée aux variations dans la disponibilité en nourriture avec notamment le fameux exemple des pinsons de Darwin minutieusement étudiés par le couple P. et R. Grant aux Galápagos (3). Or, on ne connaît pas de différence significative dans les régimes alimentaires de la mésange charbonnière à travers l’Europe … à un détail près, le nourrissage hivernal des oiseaux !

L’effet mangeoire

Graines et boules de graisse : une ressource inespérée pour affronter les rigueurs de l’hiver … surtout quand elle est servie tous les jours !

En Grande-Bretagne, il existe une très longue tradition sociale de bienveillance en faveur des oiseaux sauvages : il suffit de voir le développement des associations de protection et d’étude des oiseaux telles que le R.S.P.B. forte de plus d’un million de membres actifs ! Depuis le 19ème siècle, la pratique du nourrissage hivernal (déposer des graines et de la graisse sur des mangeoires) s’est développée ; actuellement, dans plus de la moitié des jardins britanniques, il y a des mangeoires en hiver et les dépenses pour l’achat de ces graines et autres boules de graisse y atteignent des valeurs égales à deux fois celles mises en jeu dans l’ensemble des autres pays européens réunis ! Une telle distorsion pointe évidemment vers un lien avec cet allongement du bec : avoir un bec plus long facilite la prise des graines (et piocher la graisse) sur ces mangeoires et, en retour, se nourrir ainsi favorise nettement la survie hivernale et la capacité l’année suivante à élever des jeunes. Un autre cas identique a déjà été mis en évidence sur les fauvettes à tête noire d’Europe centrale qui se sont mises depuis les années 1970 à aller hiverner en Angleterre (au lieu de descendre vers l’Espagne) et à se nourrir régulièrement sur ces mêmes mangeoires : elles ont développé des becs plus longs et plus étroits par rapport aux fauvettes qui continuent à aller hiverner en Espagne ; ces dernières se nourrissent en hiver de fruits sauvages pour lesquels un bec plus large s’avère plus efficace (4) pour les avaler !

La preuve ultime

Pour en avoir le cœur net, les chercheurs (2) ont entrepris un suivi individuel sur trois années de mésanges charbonnières en hiver fréquentant des mangeoires et dont on a déterminé le génome après capture. Les résultats montrent que les oiseaux homozygotes (portant deux fois le gène C « bec long ») utilisent plus souvent les mangeoires que les hétérozygotes aux becs plus courts. L’étendue de cette tendance varie néanmoins d’un hiver à l’autre ce qui demande des études complémentaires. Une autre étude a suivi des oiseaux et leur comportement hivernal : les oiseaux au bec plus long (sans analyse du génotype cette fois) fréquentaient plus les mangeoires que ceux au bec plus court.

Magnifique exemple de sélection naturelle dans la nature, invisible bien que se déroulant sous nos yeux ; certes il s’agit de microévolution (une variation quantitative orientée d’un trait) mais la tendance est là et surtout le croisement des données confirme sa réalité.

La mésange charbonnière n’est pas la seule espèce à fréquenter les mangeoires ; de nombreuses autres espèces dont ces mésanges bleues le font tout autant.

Plus terre à terre aussi l’idée que notre attitude même positive en apparence envers les oiseaux peut avoir des répercussions profondes jusque sur la morphologie du bec entre autres. Qu’importe me direz-vous et tant mieux pour les mésanges charbonnières … sauf qu’elles ne sont pas seules dans cette histoire et qu’un différentiel se creuse entre les espèces qui fréquentent les mangeoires et celles qui ne le font pas ! A méditer sans oublier le réchauffement global qui diminue les rigueurs des hivers et vient surimposer ses effets sur les interventions humaines : rien n’est simple !

Le nourrissage des oiseaux : une action altruiste envers les oiseaux et pourtant susceptible de les transformer et d’avoir des conséquences globales sur les communautés locales d’oiseaux nicheurs

BIBLIOGRAPHIE

  1. Site HBW alive : http://www.hbw.com/species/great-tit-parus-major
  2. Recent natural selection causes adaptive evolution of an avian polygenic trait. Mirte Bosse, Lewis G. Spurgin, Veronika N. Laine, Ella F. Cole, Josh A. Firth3, Phillip Gienapp, Andrew G. Gosler, Keith McMahon3, Jocelyn Poissant, Irene Verhagen, Martien A. M. Groenen, Kees van Oers, Ben C. Sheldon, Marcel E. Visser, Jon Slate. Science  20 Oct 2017: Vol. 358, Issue 6361, pp. 365-368
  3. How and why species multiply. The radiation of Darwin’s finches. P. et R. Grant. Princeton University Press 2008
  4. Contemporary Evolution of Reproductive Isolation and Phenotypic Divergence in Sympatry along a Migratory Divide. G. Rolshausen et al. Current Biology 19, 2097–2101, December 29, 2009

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