Cyanistes caeruleus

18 12 2020  Nombre d’entre vous sans doute, comme moi, nourrissent en hiver les oiseaux dans leur jardin ou sur leur balcon. Nous nourrissons les oiseaux en hiver à la fois pour profiter de leur spectacle et avec l’idée bienveillante que cela va favoriser leur survie en hiver : ainsi, ils devraient augmenter leurs chances de se reproduire l’année suivante ce qui devrait favoriser le maintien des populations des oiseaux de la campagne et des villes par ailleurs en fort déclin généralisé. Mais cette seconde motivation est-elle réelle et validée scientifiquement ? Une équipe anglaise a étudié cette question à propos des mésanges bleues via une démarche expérimentale remarquable (1). Nous allons d’ailleurs la détailler et en suivre le fil pour mieux comprendre comment le nourrissage hivernal peut impacter la reproduction l’année suivante mais aussi pour mieux entrer dans les arcanes de la démarche expérimentale et de ses protocoles très élaborés. 

Contexte

Ce nourrissage hivernal se fait désormais à grande, voire très grande, échelle dans de nombreux pays occidentaux ; ainsi au Royaume-Uni, près de 150 000 tonnes de nourriture dédiée aux oiseaux sont commercialisées chaque année ! L’ampleur de cette pratique commence à avoir des répercussions notables sur les populations d’oiseaux qui fréquentent les mangeoires en hiver (et sur les autres indirectement) : les ressources alimentaires hivernales limitées étant décisives pour la survie des individus, le nourrissage interfère avec la pression de sélection naturelle. Ainsi, on a démontré qu’il commençait déjà à modifier la longueur du bec des mésanges charbonnières (voir la chronique sur ce sujet). 

La question de savoir si le nourrissage favorise ou non le succès reproducteur des oiseaux nourris à la belle saison a déjà fait l’objet d’études avec des résultats contradictoires. Ainsi une étude anglaise expérimentale de 2008 (2), qui portait elle aussi sur la mésange bleue, conclut que « même si le nourrissage s’arrête six semaines avant le début de la reproduction, les oiseaux vivant dans les sites approvisionnés en hiver, ont des dates de pontes plus précoces et un meilleur succès quant au nombre de jeunes à l’envol comparativement à ceux vivant dans des sites non approvisionnés ». En 2010 (3), une nouvelle étude paraît portant sur une période de suivi de trois ans et révèle au contraire des effets négatifs d’un nourrissage en début de printemps sur les mésanges bleus et charbonnières avec en moyenne 0,5 poussin en moins par nichée ; or, de plus en plus, la tendance à nourrir les oiseaux au delà de l’hiver se répand. 

Dans ce contexte contradictoire, Kate Plummer (et ses collaborateurs) a entrepris un suivi à long terme de populations de mésanges bleues forestières avec des expérimentations par rapport au nourrissage ; plusieurs publications sont parues depuis les années 2010 jusqu’à celle-ci (1) qui synthétise l’état des connaissances acquises. 

Stress 

On n’entreprend  une recherche qu’à partir d’une hypothèse et sur la base des connaissances accumulées jusqu’alors. Ici, l’hypothèse de travail serait que les effets négatifs éventuels du nourrissage hivernal reflèteraient des changements dans la structure des populations nicheuses de mésanges bleues ayant connu un nourrissage l’hiver précédent la saison de reproduction : des individus en état général médiocre réussiraient via cet apport supplémentaire hivernal à survivre et accéder ainsi au statut de reproducteurs le printemps suivant ou bien la nourriture déséquilibrée (notamment via les boules de graisse) affecterait négativement l’état général des oiseaux avant la période de reproduction. Mais comment évaluer l’état général d’un oiseau ? 

On sait qu’il est largement influencé par l’intensité de son activité physique et physiologique (son métabolisme) ; or, en hiver, vu les rudes conditions climatiques moyennes, l’activité métabolique se trouve amplifiée alors que la difficulté à se ravitailler (moins de nourriture naturelle et jours plus courts) est grande. Ceci s’accompagne d’une consommation accrue d’oxygène dans les cellules de l’organisme, laquelle engendre des sous-produits oxygénés très réactifs et toxiques connus sous le terme général de radicaux libres. Pour les scientifiques ce sont les E.R.O., les « Espèces Réactives de l’Oxygène » (traduit de l’anglo-saxon) dont l’accumulation dans les cellules provoque une agression connue sous le terme de stress oxydatif. L’organisme soumis à ce stress peut le neutraliser via des molécules antioxydantes dont la vitamine E ou les caroténoïdes, non synthétisées mais apportées dans l’alimentation. On sait que la consommation excessive de graisses polyinsaturées (comme celles généralement incluses dans les boules de graisse, souvent de basse qualité) augmente la susceptibilité de l’organisme au stress oxydatif ; inversement, une supplémentation alimentaire en vitamine E antioxydante permet de réduire ce stress. 

Donc, pour évaluer l’état général des oiseaux et leur aptitude à mener à bien la phase de reproduction, on peut utiliser plusieurs indicateurs physiologiques : la masse corporelle évidemment ; les concentrations plasmatiques circulantes de vitamine E et caroténoïdes ; le dosage d’une molécule marqueur des dommages oxydatifs induits par le stress : le malondialdéhyde (MAD), issu de l’action des radicaux libres sur les acides gras polyinsaturés. 

Poitrine jaune intense : un signe de bonne santé !

D’autre part, on dispose d’un indicateur externe quant à la gestion interne des caroténoïdes antioxydants dont dispose l’oiseau : la couleur jaune des plumes de sa poitrine. En effet, chez les oiseaux en général, certaines couleurs des plumes dont le jaune proviennent du dépôt de caroténoïdes, obligatoirement issus de l’alimentation vu que les oiseaux ne les synthétisent pas. On sait que les mésanges bleues femelles avec une poitrine jaune vif réussissent mieux une seconde ponte que celles avec un plumage d’un jaune plus terne ; l’intensité du jaune affiché les indique comme de bonnes reproductrices vis-à-vis des mâles ce qui en fait un signal sexuel. Donc, l’intensité de la couleur jaune de la poitrine traduit la capacité de l’oiseau à répartir les caroténoïdes absorbés entre ses besoins pour lutter contre le stress oxydatif et ses besoins pour afficher les meilleurs signaux sexuels possibles. 

Protocole 

L’étude s’est déroulée en Cornouailles britannique sur trois années successives de 2008 à 2010. Neuf bois de feuillus d’un surface moyenne de 11 hectares et distants d’au moins 2 km les uns des autres, habités chacun par une population de mésanges bleues nicheuses,  ont été retenus. Dans chacun d’eux, on installe des mangeoires de nourrissage hivernal et des nichoirs  à raison de 1 mangeoire pour 4 nichoirs/hectare. Le choix d’étudier ce problème dans des bois se justifie par le fait qu’ils hébergent des populations sédentaires ; ainsi les oiseaux nourris en hiver seront a priori ceux qui nicheront au printemps suivant sur place. 

La démarche expérimentale « grandeur nature » va consister à faire varier le facteur nourrissage hivernal et voir l’impact sur la reproduction le printemps suivant. On répartit ces neuf bois en trois groupes de 3 sur la base de la composition de la végétation du sous-bois ; pour chaque trio de bois, après tirage au sort, on établit un traitement de nourrissage différent sur chacun des trois bois : l’un sans nourrissage hivernal (servant de contrôle) ; le second avec nourrissage à base de graisse et le troisième avec graisse additionnée de vitamine E. Au cours des deux années suivantes, on tourne et ainsi chaque bois sera passé par les trois traitements. Pour les sites soumis au traitement de nourrissage, on dispose 150 grammes de graisse tous les 10 jours ce qui assure un approvisionnement largement suffisant. Dans le cas du troisième traitement, on ajoute 100mg/kg de vitamine E dans la graisse fournie ce qui donne une concentration proche de celle observée dans les cacahuètes. Un suivi visuel et des analyses chimiques (via des isotopes marqueurs) ont permis de s’assurer que les oiseaux locaux consommaient bien la graisse offerte ; en hiver, en plus des oiseaux locaux, on peut avoir des mésanges venues de contrées nordiques mais qui repartent au printemps. 

Mésange bleue installée dans un nichoir artificiel pour se reproduire

La pose de nichoirs vise à pouvoir suivre la reproduction le printemps suivant sachant que si on pose beaucoup de nichoirs, ils seront majoritairement occupés ; ainsi, les oiseaux nicheurs deviennent accessibles et on peut suivre pratiquement jour après jour le déroulement de la reproduction. Les nichoirs sont inspectés tous les 1 à 3 jours entre avril et juin, la période de nidification. Les mésanges bleues tolèrent très bien les visites répétées qui n’altèrent pas leurs comportements ni leur succès reproductif ; le respect du bien-être animal fait aussi partie des règles incontournables de tout protocole scientifique. Ainsi, on connaît les dates de pontes, le nombre de jeunes à l’éclosion puis à l’envol ; on mesure aussi la masse et la longueur tête+ bec des oisillons. Sur des adultes capturés dans les nichoirs lors des visites vers le milieu de la période d’élevage, on prélève quelques plumes jaunes de la poitrine et on effectue une prise de sang pour analyser les concentrations des marqueurs (voir ci-dessus). 

Evidemment, tous les résultats obtenus ont été traités ensuite via des traitements statistiques permettant de déterminer si les observations constatées sont significatives ou pas. 

Signal jaune 

Concentrations de caroténoïdes dans les plumes des mésanges bleus en période de reproduction en lien avec le traitement de nourrissage hivernal. En abscisse : Traitement de nourrissage hivernal ; de gauche à droite : unfed = sans nourrissage ; fat = nourrissage avec graisse seule ; fat + vit E = nourrissage avec graisse enrichie en vitamine E. en ordonnée (vertical) : concentration des caroténoïdes totaux dans les plumes en microgrammes/ml. Extrait de (1)

L’analyse des plumes de la poitrine prélevées sur les adultes en pleine période d’élevage des jeunes, le printemps suivant le nourrissage hivernal (ou pas) donne un résultat au premier abord très surprenant comme le montre clairement le graphique ci-dessus. Les oiseaux nicheurs ayant reçu lors de l’hiver précédent un nourrissage hivernal supplémenté en vitamine E antioxydante présentent un taux moyen de caroténoïdes dans leurs plumes significativement inférieur à celui des oiseaux soit nourris avec de la graisse seule ou non nourris. Cela signifie qu’ils sont en moyenne en moins bon état général et que cet effet provient de la supplémentation en vitamine E compte tenu du protocole retenu sur trois ans avec rotation aléatoire. Ils n’ont pas réussi à investir assez de caroténoïdes dans la coloration de leurs plumes, signe extérieur d’un état général amoindri. Comment interpréter ce résultat contre-intuitif ? 

Le supplément hivernal de vitamine E a permis aux mésanges concernées d’augmenter leurs défenses immunitaires et/ou antoxydantes améliorant ainsi leurs chances de survie ; de ce fait, nombre d’individus en mauvais état général à l’entrée de l’hiver ont réussi à passer l’hiver « sous perfusion » et ainsi  pu participer à la reproduction au printemps suivant. Mais l’élevage des jeunes étant une autre situation stressante favorable au stress oxydatif, ces individus « épargnés » subissent le contrecoup en étant en moins bonne santé et donc moins performants dans l’élevage des jeunes ; ainsi s’explique la baisse de productivité mise en évidence par d’autres études antérieures. En temps normal, ces individus auraient eu de fortes chances de ne pas survivre et en tout cas à la sortie de l’hiver n’auraient certainement pas pu entrer dans le lot des individus reproducteurs le printemps suivant. Inversement, on montre que les individus avec des plumes jaunes très colorées commencent à se reproduire plus tôt ce qui améliore leur succès reproductif. Il est possible aussi que le maintien de ces individus dans le pool des nicheurs accroisse la densité de nicheurs et donc la compétition pour l’accès aux ressources alimentaires destinées aux jeunes (chenilles défoliatrices des arbres essentiellement). 

Différenciation sexuelle 

Variations de la concentration en MDA plasmatique (en ordonnée) en fonction des trois traitements (de gauche à droite : non nourri ; nourri avec de la graisse seule ; nourri avec graisse + vit E). Ronds noirs = mâles ; ronds vides = femelles. Extrait de (1)

L’analyse des résultats obtenus à partir des dosages de MAD (graphique ci-dessus), ce marqueur de stress oxydatif révèle des différences profondes quant à l’impact des formes de nourrissage sur les deux sexes. On constate que la  sensibilité des mâles au stress oxydatif se situe en moyenne un peu au-dessus des femelles mais surtout que dans le traitement avec graisse seule le taux de MDA est significativement bien plus élevé que dans le scénario de nourrissage supplémenté en vitamine E. La consommation de graisse seule augmente donc visiblement les dommages oxydatifs. Or, si on analyse le succès de la reproduction en prenant comme indicateur le succès à l’envol (nombre de jeunes par nichées finissant par s’envoler), on observe sur le graphique ci-dessous que plus le taux de MDA augmente, moins les adultes réussissent à produire de jeunes à l’envol avec une baisse de près de moitié quand on atteint des taux élevés de MDA.

Donc, le nourrissage avec de la graisse seule sans ajout d’antioxydant altère clairement le succès reproductif des adultes le printemps suivant ; à moyen terme, moins de jeunes à l’envol par nichée signifie une baisse de la population s’il n’y a pas d’apports extérieurs de nouveaux individus. 

Mésange bleue en recherche de nourriture pour l’élevage des jeunes au printemps

Pour comprendre les différences sexuelles constatées, on peut invoquer plusieurs pistes explicatives. En hiver, les mâles de mésange bleue montrent un comportement dominant dans l’accès aux mangeoires par rapport aux femelles ; ainsi les mâles pourraient consommer au final plus de graisse avec ou sans ajout de vitamine E ce qui amplifierait les effets chez eux. Une autre piste tient au fait que les mâles n’ont pas de facto le même investissement dans la reproduction que les femelles : ils n’ont pas à produire et pondre les œufs très coûteux en énergie. Quand arrive la phase de nourrissage des jeunes où ils entrent en action, ils bénéficieraient plus de l’apport hivernal. 

Bilan 

Cette étude montre clairement que le nourrissage hivernal considéré a priori comme forcément bénéfique pour les oiseaux qui en profitent peut altérer significativement le succès reproductif au cours du printemps suivant. On peut parler d’effets reportés indirects d’une saison sur l’autre qui finissent par modifier la structure des populations nourries : en améliorant la survie hivernale des mésanges, l’apport de graisse vitaminée conduit à l’arrivée « sur le marché reproducteur » d’individus certes rescapés mais à la limite de la capacité de s’investir pleinement dans l’élevage d’une nichée de manière efficace. D’autre part, la fourniture de graisse seule, d’autant plus si elle est de piètre qualité (ce qui semble être souvent le cas pour de simples raisons commerciales) impacte clairement de manière négative le succès reproductif le printemps suivant. On se trouve donc confronté à double problème quantitatif et qualitatif. 

Alors, que faut-il faire en tant que citoyen lambda qui a envie de nourrir les oiseaux en hiver ? Peut-être que, comme en de nombreux autres domaines, il faudrait adopter une attitude raisonnable et clairement ne plus apporter de graisse au delà de la stricte période hivernale : fournir de la graisse en début de printemps semble visiblement préjudiciable pour la reproduction des oiseaux. Peut-être aussi, quitte à en mettre moins, à choisir des aliments de meilleure qualité : n’acheter que des produits affichant la liste des composants en privilégiant les graisses végétales et en bannissant les additifs alimentaires. Eviter aussi au passage les boules de graisse dans des filets plastiques que l’on retrouve ensuite dans la nature et dans lesquels les oiseaux peuvent s’empêtrer les pattes et se blesser ! En tout cas, cette étude illustre très bien l’impact grandissant de l’espèce humaine dans tous les écosystèmes y compris via des activités en apparence inoffensives et effectuées dans un esprit bienveillant ! Seule une approche scientifique rigoureuse avec une démarche expérimentale comme ici peut permettre d’y voir plus clair et d’aller au delà des ressentis ou des émotions ! 

Bannir les boules dans des filets plastiques !

Bibliographie

1 Effects of winter food provisioning on the phenotypes of breeding blue tits. Kate E. Plummer et al. Ecology and Evolution. 2018;8:5059–5068.

Winter feeding of birds increases productivity in the subsequent breeding season. Gillian N. Robb
 et al. Biol. Lett. (2008) 4, 220–223 

Does food supplementation really enhance productivity of breeding birds? Timothy J. E. Harrison et al. Oecologia 2010