Sus scrofa

Quand on évoque le sanglier, c’est en général pour « en dire du mal » tant il est vrai que cette espèce en forte expansion pose de réels problèmes environnementaux. Pourtant, on oublie qu’il fait partie des rares grands animaux sauvages herbivores ou omnivores (les Ongulés) largement présent dans les écosystèmes de plaines et de montagne depuis la disparition plus ou moins lointaine des mammouths, rennes, aurochs, tarpans, mégacéros, élans, … qui peuplaient nos contrées pendant la dernière période glaciaire et même après pour certains d’entre eux. Du fait de sa taille, de son abondance, de ses comportements, il impose dans ses milieux de vie son empreinte écologique (en laissant de côté les nombreux impacts sur les activités humaines) par exemple en retournant les terres pour y chercher sa nourriture, en récoltant les fruits tombés au sol dont les glands, en consommant des animaux ou des nichées au sol, … Mais, il reste un aspect méconnu et non directement observable : c’est celui d’agent de dispersion des fruits/graines qui se collent ou s’accrochent à la surface de son corps, sur sa fourrure ou sous ses pattes, selon le processus dit de l’épizoochorie. Une chronique générale dédiée à ce mode de transport en présente les grandes modalités ; ici, nous allons voir comment le sanglier participe activement (mais à son insu) à ce mode de transport et avec quelles conséquences sur l’évolution des milieux qu’il fréquente.

A la chasse aux graines

Un des moyens d’évaluer l’importance et la nature du transport de fruits/graines à la surface du corps, c’est d’effectuer des prélèvements sur des animaux tués à la chasse en peignant soigneusement la fourrure (avec un peigne à poux !) et en récoltant toute la terre collée sous les pattes pour ensuite identifier toutes les graines (ou fruits) présents. Une telle étude a été réalisée dans le nord-est de l’Allemagne sur neuf sangliers tués (1). Le nombre de fruits/graines par animal variait de 26 à … 1626 autant sur la fourrure que sous les sabots et se répartissait entre 37 espèces de plantes à fleurs. Bien que ces sangliers aient été tués en pleine forêt, 60% des espèces productrices de ces fruits/graines trouvées sont non forestières mais issues de terres cultivées, de prairies, de friches ou de clairières ; on y trouve pratiquement aucune des espèces strictement forestières dominantes ce qui correspond au mode de vie des sangliers qui, de nuit, partent se nourrir hors des forêts. 65% de ces fruits/graines possèdent de dispositifs d’adhésion. Ceux-ci peuvent être des crochets comme sur des « fruits/graines » bardanes, de gaillets gratterons, de benoîte ou bien surtout des poils hérissés accrocheurs comme ceux de diverses graminées (pâturin des bois, pâturin annuel, houlque laineuse, agrostide, canche flexueuse, brachypode ou bromes, …) mais aussi des fruits d’ortie vivace ou de petit géranium.

Mais, contre toute attente, on trouve aussi nombre de fruits ailés très petits et légers, transportés par le vent mais qui se trouvent interceptés par les longs poils et ainsi transportés à « dos de sanglier » ! C’est le cas des fruits de bouleau (22% des fruits récoltés !) qui tombent par centaines de milliers des arbres mais aussi des fruits secs plumeux comme ceux de la vergerette du Canada, sans doute captés par contact direct lors des maraudages dans les champs. Enfin, il reste tout un ensemble de graines/fruits sans aucun dispositif particulier d’adhésion mais caractérisées par leur très petite taille (moins de 1mg) comme celles de la molinie, une graminée, ou celles de laîches.

En tout cas, le sanglier se voit ainsi confirmé comme bon transporteur de fruits/graines ; cependant, cette technique d’étude présente un inconvénient majeur : elle fournit un instantané de la charge de fruits/graines mais ne dit rien sur son devenir notamment selon les comportements de ces animaux.

Souilles, frottoirs et housures

sang-soupano

Petite souille en forêt et juste à côté un frottoir visiblement bien fréquenté.

Pour en savoir plus, des chercheurs allemands (2) ont exploité un comportement particulier du sanglier, bien connu du monde cynégétique ce qui lui a valu son lot de vocabulaire pittoresque. Comme les sangliers n’ont pas de glandes sudoripares tout en ayant une bonne fourrure doublée, ils compensent les excès de chaleur interne en prenant des bains de boue dans des « baignoires naturelles » appelées souilles. Ne pas confondre avec la bauge, l’endroit en creux où dort le sanglier, ni le chaudron, le « nid » élaboré par la laie pour y mettre bas. Il les choisit le plus souvent en forêt : un simple creux humide et boueux, un fossé, une mare forestière. Là, les animaux se vautrent dans la boue épaisse ce qui doit aussi leur permettre de se débarrasser des parasites externes englués ou, en été, d’échapper un temps aux morsures des insectes piqueurs. Un groupe de sangliers en « possède » souvent plusieurs sur son territoire et s’y rend quotidiennement.

Mais, au sortir de la souille, les sangliers couverts de boue cherchent des arbres suffisamment gros à la base pour se frotter et se débarrasser ainsi de cette couche tout en grattant : ils reviennent là aussi toujours sur les mêmes arbres appelés frottoirs. On les reconnaît de loin à leur base lisse, avec l’écorce souvent usée voire creusée et surtout à la teinte grise à brune due au dépôt de boue séchée qui les enduit ; ces croûtes de boue séchée sont appelées housures (dérivé de l’ancien français house, pour botte ou guêtre, un bon mot pour le Scrabble !). Les frottoirs se trouvent presque toujours juste à côté des souilles ; il s’agit d’arbres assez gros à la base et la marque des houzures s’étend en moyenne jusqu’à 70cm de haut. On trouve aussi une « variante » avec les arbres tailladés à la base par le frottement des défenses, à l’écorce creusée en profondeur mais ce sont des arbres plus petits et la partie endommagée remonte bien au-dessus de 75cm de haut.

Les chasseurs favorisent la création de tels lieux pour fixer les sangliers et les attirer ; ils ajoutent souvent du goudron de Norvège très apprécié des sangliers sans doute parce qu’il leur permet d’éliminer les parasites. Cette pratique trouve écho dans un des choix fréquents des sangliers pour de grands conifères comme frottoirs (là où il y en a) à cause de la résine.

Après cet intermède cynégético-naturaliste, reprenons le point de vue du chercheur : les souilles mais surtout les frottoirs représentent d’excellents endroits pour étudier la charge de fruits/graines transportée par les sangliers au cours du temps !

sang-frotpano

Quand on se promène ne forêt, à condition de quitter les sentiers battus, on peut repérer les frottoirs de loin dans le sous-bois !

Tutti frotti

L’étude (2) a donc consisté à récolter des échantillons de sol au pied des frottoirs mais aussi au pied des arbres proches non frottés (comme contrôle), d’analyser le contenu en graines/fruits et de les mettre à germer pour estimer leur viabilité. 77% des graines trouvées au total se trouvaient au pied des frottoirs (dont 68% de viables qui ont germé) ; dans certains prélèvements la diversité des fruits/graines au pied des frottoirs est deux fois plus élevée que celle au pied des autres arbres. 61 espèces végétales ont été identifiées ; parmi les 20 les plus représentées, 10 ne se trouvaient qu’au pied des frottoirs : chénopode blanc, cardamine flexueuse, canche cespiteuse, matricaire discoïde, pâturins, ortie, … on a trouvé dix fois plus de graines de mouron des oiseaux au pied des frottoirs qu’au pied des autres arbres. Par projection, on estime que 1000 graines sont déposées par 0 ,5m2 au pied des frottoirs ce qui correspond à des passages répétés des sangliers. Cette nouvelle approche confirme donc la capacité importante des sangliers à transporter des fruits/graines sur leur fourrure et sous leurs sabots.

Une dispersion sélective

Les fruits/graines avec des dispositifs d’accrochage sont plus communs au pied des frottoirs qu’au pied des autres arbres avec une forte prédominance des espèces à fruits/graines dotés de soies hérissées plutôt que de crochets. Mais, comme dans la première étude ci-dessus, on trouve aussi de nombreuses graines ailées dont une prédominance de graines de callitriches (plante aquatique) ou des graines de petite taille sans dispositif particulier de dispersion.

Les fruits/graines des plantes forestières du secteur sont nettement sous-représentés au pied des frottoirs ; les espèces dominantes dans ces prélèvements sont soit issues de milieux ouverts (comme le chénopode blanc par exemple) ou des espèces présentes à la fois en forêt et en milieux ouverts (comme les orties). A cela, les chercheurs proposent deux explications : le fait que les sangliers recherchent leur nourriture hors des forêts mais aussi à la faible production de graines de la part des espèces forestières, à la rareté de dispositifs d’accrochage chez ces mêmes espèces. Ceci signifie que potentiellement les sangliers peuvent transporter de grandes quantités de fruits/graines d’espèces vivant dans des milieux ouverts (dont une part d’espèces invasives des cultures) vers l’intérieur des forêts, là où se trouvent les souilles. Ces graines ne peuvent germer en sous-bois mais par contre, si elles sont dormantes, elles pourront le faire à l’occasion d’une perturbation dans la forêt : des chablis suite à une tempête, une coupe à blanc avec des travaux forestiers, …. Mais il est difficile d’évaluer l’impact d’une telle migration sur la biodiversité végétale sauf dans cas très particuliers (voir dernier paragraphe).

Par contre, cette étude révèle un impact potentiel intéressant sur la biodiversité des espèces inféodées aux milieux humides en forêt, dont les sites servant de souilles : callitriches ; véronique cresson de cheval ; renouée poivre d’eau ou cardamine flexueuse. Les graines de ces espèces se retrouvent surreprésentées au pied des frottoirs avec un énorme avantage compte tenu de leur écologie spécialisée : elles sont déplacées d’une souille à une autre et atterrissent ainsi sur des sites hautement favorables. Ces espèces vivent dans des milieux souvent petits et ponctuels très isolés les uns des autres et le sanglier constitue donc un vecteur de dispersion capital.

Des transports douteux

Dans un parc naturel d’Israël (3), on a étudié l’impact des sangliers quant au transport de fruits/graines depuis l’extérieur du parc avec cultures et friches vers l’intérieur occupé par des zones de maquis-garrigues. L’étude a porté aussi bien sur le transport en surface (épizoochorie) que sur le transport interne via les déjections (endozoochorie). 18% des espèces observées (22 espèces différentes) sous forme de fruits/graines sur les fourrures ou sabots des sangliers (capturés par anesthésie) et 59% des plantules obtenues après germination appartenaient à des espèces exotiques venues de l’extérieur ; les pourcentages sont encore plus forts avec les fruits/graines prélevés dans les excréments : 41 et 91% respectivement. Les espèces exotiques transportées par épizoochorie étaient des vergerettes (Erigeron sp ; fruits plumeux), un bident (aux fruits armés de crochets) et des amarantes (graines petites) ; pour le reste, on trouve des espèces autochtones des milieux rudéraux : graminées nombreuses (bromes surtout), laiteron potager, séneçon, ….

Pour autant, ces espèces souvent invasives n’ont pas conquis les zones naturelles du cœur du parc, sauf le long des routes qui le traversent. La sécheresse estivale ou l’incapacité à germer sous le couvert d’arbustes empêchent sans doute leur installation au moins pour l’instant. On peut se demander ce qui pourrait se passer en cas de perturbation majeure comme un incendie.

Compte tenu de la forte augmentation générale des populations de sangliers, ces études apportent en tout cas un éclairage sur l’impact potentiel de cette espèce sur l’évolution des écosystèmes fragmentés, entourés d’espaces cultivés ou très perturbés.

sang-champ

Les sangliers se nourrissent beaucoup à l’extérieur des forêts dans les champs cultivés notamment ; ici (en enclos !), ils pâturent au milieu des herbes rudérales (chénopodes et amarantes)

BIBLIOGRAPHIE

  1. Do wild ungulates contribute to the dispersal of vascular plants in central European forests by epizoochory? A case study in NE Germany. T. HEINKEN and D. RAUDNITSCHKA. European Journal of Forest Research. 2002 ; 179-194.
  2. Soil seed banks near rubbing trees indicate dispersal of plant species into forests by wild boar. Thilo Heinken, Marcus Schmidt, Goddert von Oheimb, Wolf-Ulrich Kriebitzsch, Hermann Ellenberg. Basic and applied ecology. – 7 (2006), 31 – 44
  3. Wild boars as seed dispersal agents of exotic plants from agricultural lands to conservation areas. G. Dovrat, A. Perevolotsky, G. Ne’eman. Journal of Arid Environments 78 (2012) 49-54

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les espèces forestières
Page(s) : Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez les espèces rudérales
Page(s) : Guide des plantes des villes et villages