Verger cultivé en mode intensif

Dans plusieurs pays européens, les premiers bilans des campagnes de mesures agro-environnementales favorables aux oiseaux qui se reproduisent dans les milieux d’agriculture intensive donnent des conclusions plus que mitigées notamment pour diverses espèces rares en déclin qui continuent malgré tout de diminuer y compris dans les zones où ces mesures sont appliquées. Quand on évoque ces mesures, on pense à bandes herbeuses, jachères fleuries, prairies permanentes, haies vives, … autrement dit, il nous vient des images de végétation luxuriante et diversifiée. Mais cela convient-il bien à toutes les espèces d’oiseaux ? Plusieurs études suisses centrées sur quatre espèces rares en déclin et liées aux milieux cultivés soulève une problématique inattendue quant aux orientations globales des mesures prises.

Vignobles en Limagne auvergnate

Le paradoxe du torcol

Dans le Valais suisse, dans les plantations d’arbres fruitiers gérés de manière intensive (avec entre autres, usage de pesticides) se maintiennent actuellement, contre toute attente,  des populations florissantes de torcol fourmilier, une espèce d’oiseau qui connaît ailleurs un fort déclin et ne réagit pas positivement aux mesure agroenvironnementales là où elles ont été appliquées.

Or, le torcol se nourrit essentiellement de fourmis et de leur couvain qu’il recherche au sol (fourmilières installées dans la terre). En Suisse occidentale, une étude (1) sur cette espèce montre que la probabilité d’occupation d’un territoire par un torcol dépend d’une part de la disponibilité en cavités d’arbres pour installer son nid (cavernicole) tout autant que de la ressource en fourmis. La probabilité d’occupation d’un territoire est quasi nulle pour certains milieux trop pauvres en fourmis même s’il y a des cavités ou des nichoirs : les terres entièrement cultivées, les vignobles entièrement « minéraux » sans aucune végétation naturelle ou, à l’opposé, les zones de hautes prairies continues.

Vignoble entièrement « minéral » très peu propice aux oiseaux, quels qu’ils soient, en l’absence de toute végétation spontanée

La probabilité est maximale là où on trouve environ 50% de sol nu côtoyant des zones enherbées et avec des cavités disponibles. Ainsi, dans les plantations intensives où l’on trouve de nombreuses plaques de sol nu générées par l’emploi des herbicides, le torcol semble trouver un environnement qui lui convient ; ceci suggère que la présence de certains éléments de paysage à une échelle très fine (plaques de sol nu) primerait sur la quantité de nourriture disponible (usage généralisé de pesticides) !

Le groupe des quatre

Huppe au sol en train de se nourrir

Partant de ce constat, une équipe d’ornithologues suisses (2) a identifié trois autres espèces d’oiseaux eux aussi en déclin et eux aussi paradoxalement encore bien présents dans des environnements agricoles très intensifs : la huppe dans les plantations d’arbres fruitiers bas, l’alouette lulu dans les vignobles intensifs et le rouge-queue à front blanc dans les vergers de haute tige au milieu de prairies gérées intensivement.

Ces trois espèces partagent avec le torcol un régime insectivore tout en se nourrissant à terre. Ainsi, la huppe chasse divers arthropodes vivant au ras du sol ou dans la terre ou dans les excréments déposés au sol : scarabées, grillons, courtilières, mille-pattes, araignées, larves de tipules, criquets, …

Pour confirmer ces ressemblances avec le cas du torcol, une étude expérimentale (3) a été réalisée avec des rouges-queues à front blanc captifs dans des grandes volières installées dans leur habitat de verger ; on a pu ainsi définir à une échelle très fine quels types de sites étaient exploités pour se nourrir. Ces oiseaux se perchent un peu en hauteur et descendent capturer en vol des proies détectées au sol ou près du sol. Ainsi, ces rouges-queues captifs ont effectué cinq fois plus de vols de chasse au dessus de bandes de terre récemment retournées et colonisées par des herbes éparses qu’au dessus de hautes bandes herbeuses non fauchées jouxtant le verger. Bien que ces dernières abritent quatre fois plus de proies potentielles, le rouge-queue chasse préférentiellement sur des zones de sol presque nu ou à végétation très basse !

Radio-tracking

Pour y voir plus clair, l’équipe suisse (2) a entrepris une étude approfondie sur plusieurs sites du pays avec des exploitations intensives de types vergers ou vignobles (voir ci-dessus) et occupées par au moins une de ces quatre espèces ; pour le torcol, la huppe et l’alouette lulu, le programme a consisté à capturer des oiseaux in situ et à les équiper de balises de suivi ; ainsi, les chercheurs ont pu déterminer précisément les types de lieux fréquentés par ces oiseaux pour se nourrir en période de reproduction. Pour le rouge-queue à front blanc, le suivi s’est fait de visu par observations directes vu que cet oiseau se repère plus facilement quand li chasse depuis ses perchoirs en hauteur (alors que les trois autres se déplacent uniquement au sol quand ils se nourrissent). Tous les sites de nourrissage observés ont été analysés à une échelle ultrafine (rayon de quelques mètres) en notant la hauteur de la végétation au sol et le pourcentage de sol nu. En parallèle, des analyses identiques ont porté sur des points pris au hasard répartis sur les territoires occupés par ces oiseaux. Les résultats montrent clairement que les deux variables retenues qui décrivent la structure de la végétation au sol déterminent pour une grande part le choix des sites de nourrissage. Cette étroite relation permet de calculer un optimum de 30 à 70% de surface occupée par du sol nu au sein d’une matrice avec des parties herbeuses hautes sur les sites de recherche de nourriture.

Vignoble avec des bandes herbeuses et des plages de sol nu le long des ceps : il répond a priori bien aux besoins des quatre espèces étudiées

Pour le torcol précédemment étudié seul (1), on avait obtenu un chiffre de 30-50% à l’échelle de tout le territoire occupé (et pas uniquement comme ici les seuls sites de chasse) : on peut donc penser que ces oiseaux n’ont pas forcément besoin d’une mosaïque très fine (nombreuses petites taches également réparties dans le paysage) mais que quelques grandes taches de sol nu peuvent suffire.

Sol nu ?

Mais pourquoi ce besoin de sol nu au milieu d’une matrice avec des zones herbeuses ? On peut avancer deux types de raisons à cette préférence forte. Ces oiseaux se nourrissant au sol, ils ne peuvent aisément repérer leurs proies et les capturer que dans des espaces avec une végétation rase ou absente ; au milieu des grandes herbes denses, la quête serait très limitée. Les plaques de sol nu sont certes bien moins riches en nourriture mais si elles se trouvent mélangées avec des zones herbeuses riches en arthropodes, alors une partie d’entre eux va circuler en bordure et fréquenter ces plaques nues. Ceci est particulièrement vrai pour le torcol, la huppe et l’alouette lulu qui se déplacent au sol en marchant pour chasser ; leur taille petite à moyenne ne leur permet d’avoir une vue par dessus une végétation même de hauteur moyenne.

Le second aspect moins connu concerne la prise de risque par rapport à la prédation : un oiseau occupé à chercher sa nourriture au sol dans une végétation herbeuse un peu élevée ne peut voir venir les prédateurs (en l’occurrence essentiellement des rapaces tels que l’épervier). Or, les oiseaux prennent fortement en compte ce facteur risque dans leurs comportements (facteur sélectif majeur !) et préfèrent s’abstenir de fréquenter certains types de sites même riches en nourriture ou bien les exploitent mais de manière très discontinue et en restant sous attention continue ce qui diminue leur « rendement ». Ceci a été notamment démontré chez les étourneaux (4), autres insectivores se nourrissant au sol en période de reproduction (mais le plus souvent en groupes). Ils réduisent significativement leur temps effectif de recherche de nourriture en augmentant la durée des arrêts réguliers pour surveiller autour d’eux dans trois cas : s’ils sont loin les uns des autres, suite à une attaque récente d’un prédateur ou dans une végétation assez haute. Ce dernier point a été testé avec des attaques simulées de « faux prédateur » (maquette) : les étourneaux mettent plus de temps à réagir dans des habitats où la vue ne porte pas loin (hautes herbes), quand ils ont la tête baissée occupés à chercher aussi bien en milieu ouvert que fermé. Le fait d’évoluer dans un milieu herbeux élevé augmente donc la perception du risque même quand celui-ci est limité ou absent et freine l’usage de ces milieux.

Agir

Quelles leçons tirer de cette étude d’un point de vue gestion des milieux agricoles en vue de favoriser la biodiversité avienne ? La plupart des mesures agroenvironnementales sont prises à une échelle globale du paysage, « à la louche » pourrait-on dire ; cela fonctionne plutôt bien avec les « petites bêtes » tels que les insectes aux populations très nombreuses et à la base des réseaux trophiques. Mais plus on monte dans ces réseaux comme avec les oiseaux insectivores et plus çà se complique car les interactions s’ajoutent sans cesse. Il y a donc besoin de bien connaître les exigences précises des différentes espèces à une échelle très fine pour promouvoir des interventions ad hoc favorisant ces espèces (mais sans nuire non plus aux autres !). On marche sur un fil  mais en fait la leçon globale reste un peu toujours la même : parier sur la diversité et les mosaïques d’éléments paysagers mais à toutes les échelles spatiales, aussi bien celle du paysage global que de la parcelle ou que du mètre carré ! Simplement, dans ce cas, avouons qu’il aurait été difficile de penser à cet aspect « plaques de sol nu » qui est un peu l’antithèse de l’action positive (dans notre esprit !).

Notons au passage que même pour certains insectes, ces micro-milieux dénudés plus chauds peuvent servir de sites de reproduction majeurs comme par exemple les criquets ou certaines abeilles solitaires qui nichent en colonies sur de tels sites.

Si on applique ces résultats au cas des vergers et vignobles, deux types de milieux agricoles assez répandus et parfois couvrant des surfaces considérables, on peut donc promouvoir une gestion favorisant à la fois le développement de zones herbeuses (pour héberger des insectes) et de plaques de sol nu par exemple au pied des arbres ou des ceps ou sur les bordures. Cette gestion commence à se mettre en place dans les vignobles même conventionnels où l’on met en place des bandes herbeuses centrales dans les rangs de vignes.

NB.  Un lecteur attentif et fidèle a réagi à cette chronique en trouvant « malsaine » cette proposition de créer des plaques de sol nu et de s’appuyer sur ce qui se passe dans les vergers et vignobles intensifs hyper traités. Il n’est aucunement question de prôner ce mode de culture mais justement de d’associer à la fois l’abandon de ces pratiques hyper nocives (épandage de pesticides, sur-utilisation des engrais, destruction de toute végétation au sol, …) et l’adoption de pratiques générant une mosaïque de micro-milieux favorables à un maximum d’espèces ; les auteurs de cette étude ne proposent pas des cultures entièrement dénudées mais de ménager çà et là de petites plaques de sol dénudé par exemple au pied des arbres. Il est vrai que dénuder le sol paraît « anti-nature » mais le sol nu est un milieu comme bien d’autres qui est exploité par des espèces spécialisées et qu’en conserver des petites taches dans le paysage n’atteint pas l’intégrité de l’écosystème du tout. D’ailleurs, dans les milieux naturels, les grands animaux génèrent souvent de telles plaques par leurs passages répétés ou leur stationnement.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Food or nesting place? Identifying factors limiting Wryneck populations.Valerie Coudrain ;  Raphae ̈l Arlettaz ; Michael Schaub. J Ornithol (2010) 151:867–880
  2. Patches of Bare Ground as a Staple Commodity for Declining Ground- Foraging Insectivorous Farmland Birds. Schaub M, Martinez N, Tagmann-Ioset A, Weisshaupt N, Maurer ML, et al. (2010) PLoS ONE
  3. Habitat structure versus food abundance: the importance of sparse vegetation for the common redstart Phoenicurus phoenicurus.Nicolas Martinez ; Lukas Jenni ; Eric Wyss ; Niklaus Zbinden. J Ornithol (2010) 151:297–307
  4. Predator detection and avoidance by starlings under different scenarios of predation risk.Devereux CL, Whittingham MJ, Fernandez-Juricic E, Vickery JA, Krebs JR (2006) Behav Ecol 17: 303–309.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le torcol fourmilier
Page(s) : 422 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez le rouge-queue à front blanc
Page(s) : 398 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez la huppe fasciée
Page(s) : 331 Le Guide Des Oiseaux De France