Ulmus laevis

Orme lisse en fruits (Gorges de la Bouble/Chantelle 03)

Notre flore compte trois espèces d’ormes (genre Ulmus). Le plus commun de tous, répandu dans tout le pays, est l’orme champêtre (et ses innombrables variants) ; en montagne, il est relayé par l’orme glabre ou orme des montagnes, assez commun et même planté. Reste le « troisième », le plus rare et très dispersé : l’orme lisse, une espèce emblématique des forêts alluviales des grandes vallées ; très spécialisée, cet arbre connaît un fort déclin dans ses milieux naturels. Il reste très largement méconnu tant du fait de sa rareté relative que de la difficulté à le différencier de ses deux proches cousins bien plus communs tant qu’on ne dispose pas de ses fruits, visibles seulement sur une période assez courte. Néanmoins, il se démarque par quelques traits singuliers au niveau de son port et de son tronc sans oublier son habitat très particulier. 

Feuilles d’orme 

Comme les deux autres, l’orme lisse possède des feuilles ovales terminées en pointe, grossièrement et doublement dentées à dents recourbées, à nombreuses nervures pennées (en arête de poisson) serrées, avec une face supérieure un peu gaufrée ; elles sont portées sur un court pétiole. Celles de l’orme lisse peuvent (avec l’habitude !) se distinguer par de subtils caractères requérant l’examen de nombreux exemplaires sur un même arbre compte tenu des variations importantes. La base est généralement très nettement asymétrique avec une moitié qui possède trois nervures de moins que l’autre ; les deux autres espèces présentent aussi une certaine dissymétrie mais jamais aussi accentuée. La face inférieure des feuilles, surtout le long des nervures, ainsi que le pétiole sont fortement pubescents (finement poilus) ce qui leur confère un toucher velouté (d’où le qualificatif de lisse) : chez l’orme champêtre et des montagnes, le dessous est soit glabre, soit pubescent mais toujours rugueux au toucher, voire râpeux, en tout cas non velouté. L’observation des écailles des bourgeons (quand ils sont visibles) permet de compléter le diagnostic : celles de l’orme lisse affichent deux couleurs, une base brun roux et un bord brun noir alors qu’elles sont entièrement brun noir pour les deux autres. 

Il n’en reste pas moins que ces différences n’attirent guère le regard tant que l’on ne s’interroge pas de la possibilité qu’il puisse s’agir d’une autre espèce que l’orme champêtre ! 

Gourmands et contreforts 

Certains détails de la silhouette globale, plus ou moins constants, peuvent attirer l’attention avec un peu d’habitude. Ce grand arbre peut atteindre 20 à 30m de haut avec un houppier irrégulier, étalé et diffus … mais pas facile à observer dans ses milieux de vie à strate arborée souvent dense. L’écorce, d’abord lisse sur les jeunes arbres, se fissure et s’épaissit avec l’âge mais se distingue difficilement de celle d’autres essences cohabitant avec lui comme l’aulne glutineux. 

Par contre, deux détails insolites, quand ils sont présents, doivent alerter le naturaliste.Des touffes très fournies de gourmands (rejets) couvrent souvent les premiers mètres du tronc, générant des bosses ou broussins et donnant à ces arbres une allure échevelée typique. Souvent, ces amas touffus hébergent des colonies de mousses ou d’hépatiques ou servent de sites de nids pour certains oiseaux comme les merles ou les grives qui y trouvent là un abri intéressant. Cet arbre peut par ailleurs émettre des rejets depuis ses racines (drageons) mais il le fait assez peu dans la nature ou tout au plus des paquets de rejets verticaux juste à la base, un peu comme les tilleuls. Par contre, si un orme lisse est abattu, il rejette avec vigueur depuis sa souche comme un châtaignier. 

Le second trait original est moins régulier mais spectaculaire : la présence de hauts contreforts ou empatements, tels des ailes verticales, qui rayonnent à la base du tronc et servent de renforts pour stabiliser cet arbre qui vit dans des milieux instables soumis à l’érosion agressive des crues annuelles des rivières qui affouillent les berges. Ce trait s’observe aussi, dans son environnement, chez d’autres essences comme les érables sycomores ou les marronniers d’Inde, arbre introduit mais lui aussi originaire des forêts alluviales (voir la chronique). En cela, ils rappellent de nombreux arbres tropicaux dotés de tels contreforts pour se maintenir. 

Samares 

Floraison

Avec la fructification, l’orme lisse va fournir un caractère décisif pour son identification via ses fruits bien différents de ceux des deux autres espèces. La floraison a lieu en mars-avril, juste au moment de l’émergence des feuilles soit nettement après celle de l’orme champêtre qui, à la même altitude, se produit au moins deux semaines plus tôt. Les fleurs hermaphrodites assez réduites, en bouquets denses, sont portées chacune sur de longs pédicelles de 2 à 3 cm de long alors que celles des deux autres sont sessiles (sans pédoncule) et fixées directement sur le rameau. Mais, comme cet arbre atteint souvent une belle taille et ne fleurit qu’à partir de sa quinzième année où il est déjà assez haut, souvent ces fleurs restent inaccessibles à l’observateur (sauf aux jumelles !). Il faut attendre leur transformation en fruits alors que le feuillage est bien développé pour commencer à en voir tomber au sol et disposer alors, enfin, d’un critère décisif qui ne prête à aucune confusion. 

L’orme lisse, comme tous les ormes, produit des fruits ronds ailés (aile avec une échancrure) à une seule graine centrale : des samares ; nous avons consacré deux chroniques à ces fruits ailés, l’une sur leur structure et l’autre sur l’identification des arbres produisant des samares. Par contre, elles diffèrent radicalement de celles de l’orme champêtre et de l’orme de montagne par deux caractères clés faciles à observer : elles sont portées chacune sur un long pédicelle articulé (d’où l’ancien nom latin Ulmus pedunculata) hérité de la fleur (voir ci-dessus) ; le bord est cilié de poils bruns denses versus les samares glabres de l’orme champêtre et de l’orme de montagne. D’ailleurs, au sein du genre orme, on classe l’orme lisse dans une section différente des deux autres à cause justement de ces samares très différentes. 

Double dispersion 

Typiquement, comme avec les autres samares (voir la chronique), la dispersion des fruits/graines se fait par le vent (anémochorie) qui détache les samares mûres et sèches et les emporte s’il est moindrement fort. Néanmoins, les études montrent que cette dispersion reste limitée : 95% des fruits retombent dans un rayon de 30 mètres au plus de l’arbre mère ; mais ce premier déplacement suffit pour que des samares atterrissent dans des microhabitats favorables à proximité immédiate générés notamment lors des épisodes d’inondations ou de tempêtes qui peuvent affecter son environnement. Les fruits/graines arrivés au sol germent immédiatement s’ils disposent d’un sol nu et humide éclairé qui permettra aussi la croissance initiale des jeunes plantules. 

Mais, l’orme lisse dispose d’un second mode de dispersion lié à son milieu de vie, les forêts riveraines où il vit toujours au plus près de la rivière. Les samares très légères et ailées flottent très bien et peuvent donc être entrainées à grande distance au fil du courant (hydrochorie) ; ceci est aussi connu chez d’autres arbres à samares comme l’ailante (voir la chronique). Le premier déplacement assuré par le vent permet donc à une partie des samares d’atteindre l’eau courante et d’avoir une probabilité élevée de se déplacer à grande échelle vers l’aval assurant ainsi des échanges génétiques favorables à la vitalité des populations souvent fragmentées. Néanmoins, dans certaines stations, comme celles sur des terrasses légèrement surélevées par rapport à la rivière, les ormes lisses peuvent ne pas avoir accès à cette seconde chance capitale. 

Des observations fines sur les samares montrent que celles des ormes lisses flottent mieux mais « volent » moins bien que celle des ormes champêtres vivant dans des milieux souvent nettement plus secs. La surface des ailes présente une plus forte nano-rugosité à cause de la formation de plis des parois cellulaires riches en pectines qui se gonflent d’eau et la cuticule est plus épaisse ; par ailleurs, les poils au bord des ailes augmentent la flottabilité même dans des eaux turbulentes. Donc globalement, la stratégie de dispersion de l’orme lisse repose plus sur l’hydrochorie que sur l’anémochorie en lien avec ses samares différentes. 

Tardif 

En tant qu’espèce riparienne, le moment de la libération des fruits s’avère capital pour le succès de la dispersion, de la germination et de l’installation des jeunes plantules. Comme la germination est immédiate (voir ci-dessus), il faut que les fruits/graines arrivent sur un substrat favorable à leur germination. Or, l’orme lisse fructifie plus tard que les ormes champêtres (voir ci-dessus), soit juste après la période d’éventuelles crues de printemps (au moins en régime méditerranéen) : si ces crues ont lieu, la rivière aura éliminé de la végétation au sol et déposé de la boue avant de retourner dans son lit : ainsi, les graines atterrissent sur un substrat très favorable, humide, dénudé et enrichi en éléments minéraux ; leur taux de germination est d’ailleurs très élevé dans ces cas-là. La chronologie de sa reproduction détermine donc grandement son succès reproductif même si la phase ultime de détachement des fruits pédonculés dépend aussi de facteurs externes imprévisibles comme des coups de vent qui détachent les samares en masse. Les samares vertes restent longtemps sur l’arbre avant de sécher et de pouvoir se détacher : les longs pédoncules des samares de l’orme lisse facilitent d’ailleurs peut-être leur décrochage ?

Masting 

L’orme lisse fructifie selon un mode très irrégulier avec des années de production massive suivies d’une ou plusieurs années presque sans production. Cette stratégie est surnommée masting par les anglo-saxons et il n’existe pas en français de terme équivalent. Ainsi, en Espagne, lors des années de masting la production de graines peut être 24 fois plus élevée que celle des autres années et souvent avec une certaine synchronie entre arbres d’une même population : on peut atteindre une production de 9000 graines/m2 contre seulement 8 graines/m2 les années « sans ». Ce processus est bien connu chez divers arbres dont les chênes ou les frênes par exemple. Ces arbres partagent une pollinisation anémophile par le vent qui présente une efficacité supérieure et permet de telles productions de masse. 

Cette stratégie semble liée à la pression de prédation considérable exercée sur cette manne très nutritive et facile à consommer. Avant la dispersion, ce sont les oiseaux granivores (verdiers, chardonnerets, pinsons, serin cini, linotte, …) qui peuvent consommer jusqu’à 98% des graines lors des années sans masting : autant dire que très peu des graines produites auront une petite chance de donner un descendant. Les petits rongeurs attendent les fruits tombés au sol et peuvent localement toutes les récolter au fur et à mesure de leur chute ; mais ils semblent ne le faire que s’ils disposent d’un couvert arbustif au sol sous l’arbre ; donc les microhabitats ouverts à sol nu, exposés, seront a priori exempts de cette prédation et constituent des microsites d’implantation essentiels. A ces deux agents principaux, il faut ajouter divers insectes spécialisés qui parasitent ces fruits ou sucent leur contenu.

Comme la prédation des graines est très forte, cette production chaotique sature littéralement la guilde des prédateurs lors des années de masting : ils n’arrivent pas à tout manger et une partie des samares va échapper à la curée. Les années sans masting, souvent plusieurs d’affilée, au contraire, vont « affamer » les parasites et provoquer leur raréfaction voire leur disparition locale s’ils sont spécialisés. Cependant, le masting reste peu efficace contre les prédateurs très mobiles tels que les oiseaux granivores attirés parfois de loin lors des années de masting.

Graines vides 

L’orme lisse se démarque par un autre trait original : une certaine proportion des samares produites sont « vides », sans graines au centre ; il s’agit d’une forme de parthénocarpie, i.e. de production de fruits sans qu’il y ait eu fécondation d’un ovule. Cette formation de fruits vides est un moyen d’améliorer la survie des fruits pleins en décourageant les prédateurs de fruits avant et après la dispersion (voir ci-dessus). Les fruits vides restent longtemps sur l’arbre (plus légers donc moins facilement détachés) ce qui complique la localisation des fruits pleins. On peut parler de tromperie de la part de l’orme lisse qui déploie ce rideau de fumée contre les prédateurs. Une proportion de 50% de fruits vides diminue la prédation des graines au sol de 26%. Mais au-delà de 50%, on n’observe plus d’accroissement de cet effet. De plus, on note de très fortes variations, pour une année donnée, entre arbres d’une population donnée et d’une population à l’autre quant à la proportion de fruits vides : ceci renforce la tromperie envers les prédateurs locaux.

Cette stratégie originale se retrouve chez les autres ormes et serait donc une acquisition ancestrale permettant d’abaisser la prédation des graines et améliorer le succès reproductif. Le masting évoqué ci-dessus, lui, ne réduit pas vraiment la prédation mais permet la conservation d’un certain nombre de graines non consommées en jouant sur la quantité et l’irrégularité.

Conservation 

Site à orme lisse : les gorges de la Bouble (03)

L’orme lisse est confiné aux forêts ripicoles alluviales le long des rivières et plus rarement dans les chênaies pédonculées humides de fonds de vallées. En France, il est rare et disséminé dans le quart nord-est, les bassins de la Loire et de la Saône et les cours supérieurs de la Garonne et du Rhône ; il ne monte pas au-delà de 400m d’altitude. Il peut être planté et introduit localement hors des vallées. A l’échelle européenne, il a une répartition très discontinue et souvent en petites populations disjointes qui connaissent un très fort déclin. En Allemagne, on estime que seulement 1% des populations restent en vie et présentent une très faible diversité génétique. 

Val de Morge (63)

Plusieurs causes se conjuguent pour expliquer cet effondrement. La destruction ou l’aménagement forcené passé des forêts alluviales (endiguement, enrochements, exploitations, urbanisation, …) détruit son habitat ; heureusement, on a enfin pris conscience de l’importance de ces forêts notamment dans le cadre de la lutte contre les risques naturels et pour l’approvisionnement en eau douce. La maladie des ormes (graphiose) due à un champignon l’affecte aussi ; cependant, contrairement aux autres ormes, les pieds atteints ne meurent pas mais déclinent ; il semble que la composition chimique de leur écorce rebute les petits coléoptères (scolytes) qui la creusent et transmettent la maladie d’arbre en arbre. Les épisodes de sécheresse ou la surexploitation des nappes aquifères placent en situation critique cette espèce habituée à vivre les pieds dans l’eau : les petites racines, les plus actives et les plus nombreuses, subissent une très forte mortalité lors des épisodes de sécheresse. La baisse prolongée des niveaux et la régularisation des cours via les barrages durs favorisent par ailleurs la progression d’autres essences (bois durs) meilleures compétitrices. 

Il faudrait conserver rapidement et efficacement les populations encore en place en maintenant idéalement un minimum de 100 à 200 par noyau de population pour permettre la dispersion en aval et améliorer la diversité génétique. On peut aussi stimuler la croissance en favorisant l’ensoleillement des canopées par des éclaircies carles arbres dominants tendent à développer leur feuillage en hauteur. Ces clairières localisées favoriseraient aussi l’installation des plantules. Le rétablissement de la libre circulation de la rivière constitue un autre élément clé. On pourrait aussi promouvoir cette essence lors d’opérations de reboisements des berges : il résiste mieux à la graphiose et tolère les inondations prolongées, appelées à augmenter dans le contexte du changement climatique.

Bibliographie 

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Empty Seeds Are Not Always Bad: Simultaneous Effect of Seed Emptiness and Masting on Animal Seed Predation. Perea R, Venturas M, Gil L (2013) PLoS ONE 8(6): e65573. 

Surface properties and physiology of Ulmus laevis and U. minor samaras: implications for seed development and dispersal Paula Guzmán-Delgado et al. Tree Physiology 37, 815–826 2017

The reproductive ecology of Ulmus laevis Pallas in a transformed habitat Martin Venturas, Nikos Nanos, Luis Gil Forest Ecology and Management 312 (2014) 170–178 

The vertical leaf distribution of Ulmus laevis Pall. Martin Sramek • Jan Cermak Trees (2012) 26:1781–1792

Fine root mortality under severe drought reflects different root distribution of Quercus robur and Ulmus laevis trees in hardwood floodplain forests Anastasia Leonova et al. Trees  2022