Veratrum album

Le vératre, espèce montagnarde indigène, est progressivement devenu une « mauvaise herbe » envahissante dans les prairies de montagne ; il a d’ores et déjà acquis le statut d’indésirable en France, Autriche, Allemagne, Italie, Suisse et Slovénie. Des colloques européens sur la gestion des prairies en 1988 et 1991 ont même consacré une part de leurs travaux à réfléchir sur les moyens de lutte contre cette espèce. Pour mieux comprendre les raisons de ce « désamour » envers une plante indigène bien intégrée jusqu’alors dans les écosystèmes montagnards, il faut se pencher sur sa biologie et son cycle de vie qui révèlent quelques surprises.

Une constante des prairies montagnardes

Le vératre blanc possède une très large aire de distribution qui va depuis l’Alaska et le Japon jusqu’au Portugal en passant par toute la Chine et la Sibérie, le Caucase et les montagnes européennes. Dans le nord de son aire, il descend jusqu’au bord de la mer. En France, il se cantonne au-dessus de 800m dans tous les massifs montagneux. Son optimum se situe donc dans l’étage subalpin au-dessus de la limite des arbres dans les prairies ou alpages et les groupements à grandes herbes (mégaphorbiaies)

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Petite colonie de vératre dans le sous-bois humide d’une forêt des Alpes à 1500m d’altitude.

Il descend aussi dans les forêts claires et le long des cours d’eau mais en peuplements plus discontinus et moins voyants. En effet, il recherche des stations aux sols humides et riches en éléments nutritifs mais a besoin de lumière pour se développer même s’il tolère les situations en mi-ombre.

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Une prairie colonisée par le vératre dans une vallée de la Vanoise dans les Alpes.

Une croissance initiale très lente

La germination des graines issues de la reproduction sexuée (par les fleurs) donne naissance à des plantules qui s’installent dans les prairies à la faveur de micro-espaces vides dans le couvert végétal. On ne connaît pas bien les conditions de germination de cette espèce mais au vu d’études menées sur d’autres espèces de vératres en Asie ou en Amérique du nord par exemple, les graines doivent subir une exposition prolongée au froid ; ceci expliquerait au moins en partie la répartition du vératre au-dessus de 800m d’altitude en moyenne (même si très ponctuellement il peut descendre dans des stations plus basses avec un microclimat très froid).

La germination a lieu entre avril et août et donne une plantule avec un seul cotylédon très allongé (le vératre fait partie de l’ordre des Liliales au sein des Monocotylédones) ; elle ne produit pas de feuille la première année. La croissance est ensuite très lente les deux années suivantes. De ce fait, cette phase du cycle de vie rend le vératre très sensible notamment au piétinement du bétail dans les prairies.

Un pouvoir végétatif lent mais efficace

Le vératre tient son caractère vivace de son puissant appareil souterrain, un rhizome oblique renflé de place en place avec des racines adventives. Ce rhizome procure au vératre une remarquable longévité puisqu’on estime que certaines colonies dépassent le siècle !
Au printemps, dès la fonte des neiges, le bourgeon apical du rhizome (celui « au bout » du rhizome) élabore une pousse qui s’avance un peu sous terre puis se redresse et donne une tige avec des feuilles et des gaines de feuilles. Si la tige ne fleurit pas (voir paragraphe suivant), elle noircit en fin d’été et meurt mais, à sa base, sur le rhizome, un nouveau bourgeon apical est prêt pour prendre la relève au printemps suivant. Ce mode de développement avec une tige qui s’avance un peu à chaque fois plus rappelle celui de la parisette (Paris quadrifolia) qui est justement une très proche parente au sein de la famille des Mélanthiacées.

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Peuplement de vératre en fin d’été : les feuilles commencent à sécher, ce qui annonce la mort des pousses feuillées en cours d’automne.

Par contre, si la tige fleurit pendant l’été, elle séchera aussi mais il n’y aura pas de bourgeon apical de produit : autrement dit, la floraison signe l’arrêt de la croissance « en avant » du rhizome ; on parle de plante monocarpique (« qui ne fleurit qu’une fois). En fait, ce terme reste très trompeur car le rhizome compense en quelque sorte en élaborant un à trois bourgeons latéraux à la place du bourgeon terminal qui, au printemps suivant vont élaborer chacun une nouvelle pousse mais « sur les côtés » cette fois. Ainsi le rhizome se ramifie progressivement au gré des floraisons.
Comme au bout d’une dizaine d’années, le rhizome finit par se décomposer partiellement, les parties plus jeunes se trouvent progressivement séparées les unes des autres bien qu’ayant la même origine génétique (le pied mère originel issu d’une graine) : il se forme ainsi des clones de pousses un peu espacées de quelques dizaines de centimètres au plus mais étroitement liées en fait par leurs origines.
Une étude menée en France sur deux populations différentes (2) a mesuré les proportions de rhizomes selon le nombre de bourgeons portés ; 35 ou 57% (respectivement pour les deux populations) des rhizomes portaient un seul bourgeon apical (donc, ils n’avaient pas connu d’épisode de floraison) ; 40 ou 60% avaient deux bourgeons et 3 ou 5% portaient trois bourgeons.
Il y a donc un lien très étroit chez le vératre entre reproduction sexuée (floraison et production de graines : voir ci-dessous) et reproduction asexuée clonale via la croissance du rhizome. Il en résulte un aspect bien typique des peuplements de vératre en vastes colonies plutôt agrégées.

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Une « touffe » de pousses feuillées sans doute issues toutes d’un même rhizome ; elles forment donc une colonie clonale.

Une floraison très irrégulière

Un pied de vératre ne commence à fleurir qu’au bout d’une dizaine d’années de croissance et la floraison se caractérise par son caractère très irrégulier : en moyennes tous les 4 ou 8 ans seulement ! Pendant de longues périodes, dans une population donnée, on peut n’avoir que quelques pousses fleuries çà et là puis pour une année donnée assister à une floraison plus générale de la plupart des colonies.

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La floraison irrégulière reste souvent très synchronisée au sein d’une même « colonie » même si les pousses sont légèrement espacées.

Les belles fleurs blanc verdâtre en longues grappes très fournies produisent un abondant nectar à la base des tépales.

A leur ouverture, les étamines mûres en premier (fleurs protandres) libèrent leur pollen et les stigmates récepteurs du pollen ne mûrissent que dans un second temps, ce qui semble indiquer que le vératre pratique la pollinisation croisée obligatoire (mais cela reste à vérifier). Ces fleurs à odeur un peu forte attirent essentiellement des mouches et moucherons qui se « barbouillent » de pollen en visitant les fleurs.

Il est possible que seules les floraisons « massives » aboutissent à une réelle production de graines (comme on a pu l’observer sur une espèce proche (le vératre vert d’Amérique du nord). Une seule inflorescence peut produire potentiellement jusqu’à mille graines. En tout cas, lorsque l’on détruit chimiquement une colonie, la reconquête à partir de graines ne se fait en moyenne qu’au bout de cinq ans ( il n’y a pas de banque de graines à long terme) ce qui confirme autant le rôle majeur des graines que leur production très irrégulière.
Les fruits secs sous forme de capsules ovoïdes à trois pointes s’ouvrent sur les tiges sèches (rappelons que la tige fleurie meurt) qui persistent une bonne partie de l’hiver. Elles libèrent de petites graines dotées de structures comme des ailes qui assurent la dispersion par le vent. Cependant, celle-ci semble se faire surtout à courte distance, conduisant à de nouvelles colonies à proximité et donc à une tendance à l’agrégation des peuplements.

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Colonies de vératres rapprochées dans un alpage rocailleux à 2200m d’altitude dans le massif de la Vanoise.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Flore Forestière Française, Tome 2 Montagnes. J.C. Rameau, D. Mansion, G. Dumé. I.D.F. 1993
  2. Une adventice commune en montagne: le vératre ou ellebore blanc. Moyens de lutte et revalorisation des pâturages d’altitude. Dorée, A. (1988) In: VIII Colloque International sur la Biologie, l’Ecologie et la Systematique des Mauvaise Herbes, Vol. 1. Paris, France; ANPP, pp. 105-116.
  3. Veratrum album in montane grasslands: a model system for implementing biological control in land management practices for high biodiversity habitats. Urs Schaffner, David Kleijn, Valerie Brown 
and Heinz Müller-Schärer. Biocontrol News and Information 2001 Vol. 22 No. 1 19N – 28N
  4. Life‐History Variation in Contrasting Habitats: Flowering Decisions in a Clonal Perennial Herb (Veratrum album). Elze Hesse,Mark Rees and Heinz Müller‐Schärer.