Lasallia pustulata

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La tripe de roche est un grand lichen foliacé qui peuple les gros rochers ou parois rocheuses. Le mode de vie et la croissance de ce lichen sont présentés dans une autre chronique : « une vie ombilicale ». Il tend à former des colonies très denses et souvent quasi exclusives sur les rochers habités en dépit des rudes conditions de vie dans cet environnement extrême. Pourtant, ce milieu abrite bien d’autres espèces et on devine que les « bonnes places doivent être chères ». Comment la tripe réussit-elle à s’imposer face à la concurrence et comment autant d’individus arrivent-ils à cohabiter sur des espaces aussi contraints et limités ?

Tous les rochers ne se valent pas

Répandue de la plaine à la montagne, la tripe de roche se trouve dans toute l’Eurasie mais montre une certaine préférence pour les milieux bien arrosés comme les côtes et les montagnes. Là, il peuple les gros blocs ou les parois faites de roches siliceuses à surface rugueuse, granuleuse avec au premier rang, les granits mais aussi les grès ou diverses roches métamorphiques ; les surfaces trop lisses ou à l’inverse trop friables ne lui permettent pas d’implanter son pilier ombilical (voir la chronique « une vie ombilicale »). Il fuit absolument la présence du calcaire (calcifuge). Il préfère les affleurements plutôt verticaux, les faces les plus abruptes des gros rochers, le plus souvent dans une exposition sud. Il a absolument besoin de lumière et ne supporte pas d’être ombragé en permanence par la présence d’arbres en surplomb ; l’éclairage intense permet à son algue verte symbiotique (du genre Pseudotrebouxia) de pratiquer intensivement la photosynthèse et d’assurer ainsi son développement. Mais l’algue du lichen a aussi besoin de sels minéraux pour se développer et notamment de nitrates ; sur ces surfaces minérales brutes peu altérées, ils ne peuvent venir que de l’eau qui ruisselle. La tripe de roche prospère donc là où les affleurements rocheux se trouvent enrichis en nitrates par le ruissellement de l’eau qui a auparavant coulé à travers un sol ou sur de la végétation. Les colonies de tripe se développent donc là où, par le jeu du relief, le ruissellement venant « d’en haut » se trouve canalisé et concentré, profitant en quelque sorte de ces « égouts » nitratés.

Autrement dit, quand on conjugue toutes ces exigences plus ou moins précises et que l’on prend en compte la relative rareté des surfaces rocheuses, les sites favorables sont rares et font l’objet d’une lutte acharnée pour leur occupation car la tripe de roche n’est pas la seule à apprécier ces rochers.

Un parapluie mortel

La tripe de roche a un port ombiliqué (voir l’autre chronique), i.e. que son thalle (sa partie végétative) se trouve porté sur un court pilier central qui assure la fixation et s’étale autour sans adhérer au support comme le font la grande majorité des autres lichens. Le thalle large plat et épais se trouve ainsi surélevé de quelques millimètres au dessus du rocher servant de support : il capte toute la lumière qui arrive tant et si bien qu’aucun autre organisme photosynthétique ne peut survivre sous ce parapluie permanent complètement opaque. Ainsi, la tripe de roche élimine d’emblée ses principaux compétiteurs, les autres espèces de lichens (qui sont les plus aptes à coloniser à des surfaces rocheuses nues) à thalle foliacé ou en croûte (crustacé) ou en poudre (poudreux) et qui, comme la tripe, ont besoin de lumière pour que puissent fonctionner leurs algues ou cyanobactéries associées.

Exit aussi un autre groupe de spécialistes des parois rocheuses : les mousses et hépatiques, des végétaux verts, qui ont absolument besoin de lumière pour se nourrir. Donc, à condition de réussir à s’installer en premier sur une surface nue, la tripe de roche possède là un avantage décisif lui assurant une certaine suprématie.

Ah, la famille !

Oui, mais c’est oublier que le caractère ombiliqué n’existe pas que chez la tripe de roche mais se retrouve entre autres chez toutes les espèces de sa famille, les Umbilicariacées avec notamment le genre Umbilicaria représenté par plus de 70 espèces dans le monde. Et ces derniers colonisent eux aussi les rochers et sont donc amenés à entrer en compétition directe avec la tripe de roche puisqu’ils bénéficient eaux aussi de l’effet parapluie. Dans le sud de la Norvège, on a pu ainsi étudier les modalités de cette rencontre (1) et son issue. Là, sur des rochers côtiers, de belles populations de tripe de roche se développent, profitant du climat relativement doux et très arrosé. Mais, elles côtoient aussi une autre espèce de la famille Umbilicaria spodochroa. Et à la longue, on constate que le second tend à prendre le dessus en recouvrant de plus en plus les bords des thalles de la tripe de roche qui finit par s’étioler, faute de recevoir assez de lumière. Mais comment fait l’Umbilicaria pour s’imposer sur la tripe alors que ses thalles sont plutôt petits ?

La réponse tient dans le mode de réaction quand le lichen reçoit de la pluie après un période de dessèchement et s’hydrate ce qui lui permet de reprendre son activité. Dans la chronique « une vie ombilicale », nous avons vu que la tripe de roche sèche s’étalait rapidement au contact de l’eau mais à l’horizontale ; par contre, Umbilicaria a une réaction très différente : le thalle sec étalé à plat qui reçoit de l’eau se redresse presque à la verticale (comme s’il « levait les bras ») avant de se rabattre latéralement pour revenir à plat. Ainsi, quand il se soulève, il passe au dessus des thalles de tripes avant de les recouvrir partiellement quand il redescend. La tripe a trouvé plus forte qu’elle grâce à cette petite gymnastique qui s’explique par des réactions différentes des parties centrale et périphérique du thalle lors de leur hydratation.

Les voisins, c’est pire !

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Dans les populations denses, on est frappé par l’aspect en mosaïque que dessine l’ensemble des thalles qui se touchent par leurs bords, ne laissant presque aucun espace entre eux. On sent que la tension est à son comble entre voisins ! Cela rappelle les canopées des arbres vues du ciel et qui s’affrontent pour capter un maximum de lumière. Tout thalle installé sera amené au cours de sa croissance à entrer en contact avec un congénère d’autant qu’une grande part de la dispersion se fait sur place, sous les thalles (voir la chronique sur la reproduction et la dispersion). Dès lors, un affrontement va se mettre en place avec la tendance des thalles les plus grands à recouvrir plus ou moins les plus petits, les privant partiellement de lumière. Les observations sur le terrain (2) montrent que la mortalité éclaircit les rangs au fur et à mesure que la densité au mètre carré diminue.

Quand on examine de près des colonies denses, on observe qu’une majorité d’individus ont une taille intermédiaire entre « petits et « grands » ce qui reflète l’état d’équilibre qui s’installe au cours de la compétition. La majorité des petits individus se trouvent sur les « fronts » de colonisation, des espaces autour de la colonie en cours de conquête ou récemment découverts suite à une perturbation locale. Des modélisations montrent que lorsque les thalles ont atteint une taille de 1cm de diamètre, il ne reste que quelques années avant que la surface ne soit complètement recouverte.

Cependant, le fait que la partie centrale du thalle soit active plus longtemps suite à une hydratation (voir la chronique « une vie ombilicale ») alors que les bords tendent à s’éroder, laisse à penser que la compétition entre individus doit rester assez limitée tant que le chevauchement entre thalles ne se fait que par les bords.

La tripe de roche offre donc un superbe modèle pour mieux comprendre les mécanismes de compétition entre individus et entre espèces pour l’occupation spatiale du milieu et la sélection permanente qui en résulte à une échelle très restreinte et facilement accessible. Cela signifie aussi que lorsque vous admirerez une belle population de tripe de roche avec de grands thalles à touche-touche, dites que vous n’avez devant vos yeux que les rescapés d’une longue lutte acharnée… qui reprendra dès qu’une mini-perturbation viendra créer un vide dans la colonie.

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Competitive behaviour of umbilicate lichens ± an experimental approach. Geir Hestmark. Oecologia (1997) 111:523-528
  2. Sex, size, competition and escape-strategies of reproduction
 and dispersal in Lasallia pustulata (Umbilicariaceae, Ascomycetes). Geir Hestmark. Oecologia (1992) 92 : 305-312