Euphorbia lathyris

Dans une première chronique, nous avons découvert cette curieuse plante, l’euphorbe épurge, bien présente dans les villages et leurs abords : nous y avons décrit son cycle de vie, son mode de dispersion « explosif » et son histoire liée à l’homme. Nous avons juste évoqué un usage, celui d’herbe-aux-taupes, pour le dénoncer comme un faux ! Cependant, l’épurge a bel et bien d’autres usages avérés et très anciens (mais aussi à venir) que nous allons explorer dans cette seconde chronique ; ce sera aussi l’occasion de parcourir quelques-uns des innombrables autres surnoms dont cette plante si proche de l’homme se trouve porteuse. Belle occasion avec cette épurge de nous replonger dans nos racines !

Plante laitière

Feuille coupée en travers laissant échapper l’abondant latex blanc

L’épurge possède suffisamment de caractéristiques morphologiques singulières pour être reconnue presque au premier coup d’œil (voir l’autre chronique). Il reste un dernier critère décisif que nous n’avons pas mentionné précédemment : si on casse une feuille ou une tige, il s’en échappe un « lait » blanc (on parle de latex) sous forme de grosses gouttes poisseuses qui coagulent à l’air libre. Une sorte de croûte se forme rapidement qui stoppe l’écoulement comme un caillot de sang ! De saveur âcre (surtout ne pas goûter : voir ci-dessous !) et d’odeur forte et désagréable, ce lait est produit par des canaux internes dits laticifères.

Cette particularité n’est pas propre à la seule épurge mais se retrouve chez toutes les espèces d’euphorbes même si l’épurge en produit des quantités copieuses et remarquables. Cela lui a valu une kyrielle de surnoms en rapport avec cette émission si frappante : lait du Malin, lait de couleuvre (sous-entendu de serpent, symbole du diable ou du mal) ou encore lait de louve ; en occitan, les surnoms de ginouscles ou ginousclo renvoient au verge gicler avec de nombreux dérivés dont ginousèle. Dès l’Antiquité, elle a été rangée dans le groupe des tithymales, mot désuet qui signifie «tendre mamelle » : l’épurge était donc la tithymale épurge. On trouve aussi au Moyen-âge le surnom évocateur de lacterida.

Attention danger !

Ce lait blanc présente un réel danger si on le manipule à mains nues : mis au contact de la peau, il peut engendrer une brûlure (effet rubéfiant et vésicant) ; l’effet est encore plus marqué si on le porte à la bouche et qu’il entre au contact des fragiles muqueuses. Il ne faut surtout pas se frotter les yeux avec des doigts enduits de ce latex car cela peut engendrer une conjonctivite voire dans les cas extrêmes une atteinte plus profonde conduisant à la cécité. Cette agressivité cutanée résulte de la présence dans ce latex de saponosides, substances très irritantes. Si on l’ingère complètement, le lait attaque les muqueuses internes et provoque diarrhées, vomissements et hémorragie interne (mais limitée). Donc, au jardin, si on accueille l’épurge, on veillera à ce qu’elle ne soit pas accessible directement aux enfants qui pourraient être tentés de jouer avec ce lait blanc si curieux ! Cela dit son goût et son odeur ont vite fait de mettre un terme à toute tentative de la goûter !

Evidemment, ce latex fait office d’arme de défense chimique : un sacré moyen de protection contre les attaques des herbivores vite découragés par cet afflux gluant et toxique. Seules de rares espèces ont su s’adapter à cet environnement nocif : ainsi certaines chenilles comme celle du sphinx de l’euphorbe se nourrissent exclusivement de ces plantes, sans être incommodées ! Même sec, le latex reste toxique si bien que la plante séchée dans du fourrage conserve sa toxicité ; les avis divergent quant à sa toxicité vis-à-vis du bétail qui semble variable et fait l’objet de nombreux on-dit non vérifiés : on prétend ainsi que les chèvres peuvent en consommer mais que leur lait devient toxique (même chose pour des escargots). De même, on trouve dans les textes moyenâgeux des mentions de son usage supposé par les mendiants qui se frottaient la peau avec ses feuilles (ou encore avec celles des clématites très rubéfiantes aussi) pour paraître encore plus repoussants et inciter à la pitié !

Elatérides

Graines mûres avec leur caroncule jaune (voir l’autre chronique) ; celle du haut est conservée dans sa loge

Ce vieux nom oublié d’élatérides désignait les graines de l’épurge : il vient du grec elaterion, purgatif. Effectivement, ce sont les graines qui ont fait l’objet depuis la haute Antiquité d’un usage intensif et renommé qui a valu à l’épurge d’être ainsi cultivée assidûment auprès des hommes (voir l’autre chronique) : elles contiennent une résine aux propriétés purgatives et émétiques (qui fait vomir). Précisons tout de suite que cet usage reste très dangereux et hautement déconseillé à ceux qui seraient tentés ( ?) !

Dès l’Antiquité, des grands savants tels que Pline ou Dioscoride préconisent d’en consommer 6 à 7 graines absorbées avec des dattes ou des figues pour « purger les humeurs de la lymphe et de la bile ». Au Moyen-Age, elle était l’un des purgatifs les plus renommés et elle figure sous le surnom de lacteridas (voir ci-dessus le latex) dans le Capitulaire de Villis, cette ordonnance du 9ème siècle qui dressait la liste des plantes médicinales devant être cultivées auprès des monastères. En dépit des effets violents de leur usage, les graines de l’épurge ont longtemps conservé cette renommée sous le surnom de catapuce mineure (la majeure étant le ricin encore plus violent !). Ce terme dérivé du grec katapotion désignait un médicament que l’on avale sans mâcher, comme une pilule.

Dans les siècles qui suivent, on trouve des prescriptions variées : en 1539 on propose 15 graines si elles sont grosses et 20 pour les plus petites avec la recommandation de les mâcher si on veut une purgation plus forte (oups !) ; un autre auteur parle de 10 à 15 graines écrasées à consommer avec de l’œuf cru. On s’éloigne donc de la catapuce ! Les pièces de Molière nous rappellent que pendant longtemps la purge est restée l’une des médications les plus employées avec la saignée !

En Grande-Bretagne, on la surnomme springwort (l’herbe du printemps) mais avec la symbolique de l’ouverture, comme le printemps ouvre l’année : ces graines purgatives avaient le pouvoir mythique d’ouvrir les portes et les serrures et aussi donc les problèmes médicaux où on était « lié » par une maladie. On trouve d’autres mentions où l’on dit qu’elle « ouvre par le haut et le bas » : nul besoin de faire un dessin pour comprendre cette délicate métaphore !

Graine du futur ?

Mais ces mêmes graines renferment un autre trésor chimique : de 40 à 50% d’une huile grasse jaune clair à base d’acides palmitique, stéarique et oléique. Dès l’Antiquité, on savait l’extraire des graines d’épurge pour fabriquer une huile à lampe très recherché : on s’éclairait à l’épurge !

A la fin du 20ème siècle, le Prix Nobel de biochimie M. Calvin avait suggéré d’exploiter cette ressource pour produire des hydrocarbures après un raffinage assez simple : des rendements atteignant 25 à 125 barils-équivalent pétrole par hectare et par an étaient avancés, soit bien plus que ceux obtenus avec une autre plante à latex, le guayule (Parthenium argentatum) connue comme rentable pour cette production. Des études récentes ont confirmé ce potentiel remarquable de l’huile des graines d’épurge (1 et 2) : ces graines contiennent plus de 83% d’acide oléique ce qui en fait un matériau idéal pour la production de biodiesel. Sur trois espèces testées (1), l’épurge arrive en tête à cause sa composition avec notamment une forte proportion d’acides gras mono-insaturés. Le rendement pour produire du biodiesel (2) à partir des résidus de pressage atteint 91,1%, soit celui obtenu avec l’huile de colza ce qui pourrait en faire un matériau idéal pour la production d’engrais naturels ou d’énergie thermique. Alors verra t’on bientôt des champs d’épurge comme on voit des champs de colza ? Une nouvelle ère s’ouvrirait alors pour cette ex-purgative ex-chasseuse de taupes !

En guise d’adieu à cette plante que j’aime beaucoup pour son esthétique si particulière, un petit portfolio des images qu’elle peut donner notamment via les gouttes d’eau qui « roulent » sur le revêtement cireux des feuilles comme sur une feuille de chou.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Production and selected fuel properties of biodiesel from promising non-edible oils: Euphorbia lathyris L., Sapium sebiferum L. and Jatropha curcas L. Rui Wang et al. Bioresource Technology 102 (2011) 1194–1199
  2. Quality of biodiesel and press cake obtained from Euphorbia lathyris, Brassica napus and Ricinus communis. Nelson Zapata et al. Industrial Crops and Products 38 (2012) 1–5

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'épurge
Page(s) : 52-53 Guide des plantes des villes et villages
Retrouvez l'épurge
Page(s) : 16-17 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez l'épurge
Page(s) : 93 Le guide de la nature en ville