Camelidae

La famille des Camélidés avec seulement quatre espèces actuelles semble bien marginale ; pourtant, elle est le prolongement d’une longue branche très florissante au cours de l’Ere Tertiaire, celle des Tylopodes avec plusieurs familles éteintes représentées par de nombreux genres fossiles. L’histoire de ce groupe est évoquée dans l’autre chronique consacrée à cette famille avec un zoom sur un aspect particulier : leur mode de digestion. En effet, ces animaux ruminent mais ne font pas partie de la lignée des Ruminants qui elle par contre s’est fortement diversifiée au cours des dix derniers millions d’années.

Les Camélidés ont divergé des autres membres du vaste groupe des Cétartiodactyles il y a près de 80Ma ; il n’est donc pas étonnant que dans ce groupe soient apparus des caractères nouveaux et originaux, ce qui en fait des animaux étranges et surprenants à plus d’un titre. Dans cette chronique, nous allons donc explorer ces « bizarreries » propres aux Camélidés.

Ils ont les crocs !

Comme chez les Ruminants, les végétaux sont pincés entre la rangée des six incisives inférieures, disposées obliquement et donc projetées en avant, et un bourrelet qui occupe la place des deux paires d’incisives centrales de la mâchoire supérieure (avec des traces des incisives centrales vestigiales). Par contre, la troisième paire d’incisives supérieures se trouve transformée en défenses en forme de canines ; elles sont doublées par une paire de vraies canines elles aussi transformées en défenses mais recourbées vers l’arrière. Les canines inférieures, verticales et pointues viennent s’enclencher dans un espace entre l’incisive supérieure et la canine qui l’accompagne. L’ensemble forme ce qu’on appelle les dents de combat ou « crocs » et s’apparente plus à la dentition d’un carnivore qu’un herbivore ! Elles servent aux mâles à affirmer leur supériorité au moment du rut. Même les femelles sont ainsi armées !

Chez les chameaux et dromadaires, si on ajoute la taille de l’animal, on obtient une arme redoutable, y compris envers les humains, notamment pendant la période du rut où les mâles d’ordinaire pacifiques deviennent agressifs et incontrôlables. Ils s’attaquent alors directement à la tête ou au visage : vu leur larges mâchoires et leur capacité à les ouvrir grand, ils peuvent littéralement engloutir la tête et arracher des pans entiers du visage quand ils secouent leur tête pour dégager leurs canines recourbées ! Brrr !

Tout ceci nous renvoie en partie vers l’histoire de ce groupe dont les plus proches parents sont …. les Suinés (sangliers, pécaris, cochons, …) (voir l’autre chronique), bien connus pour les défenses des mâles souvent impressionnantes.

Bec de lièvre

Ah, le « sourire » du dromadaire avec son air revêche ! Vu de face, effectivement chameaux et lamas ont un aspect curieux du à la forme de leur museau et tout particulièrement à la lèvre supérieure. Celle-ci, plus courte que la lèvre inférieure qui pend un peu, est presque fendue en deux par un sillon si bien qu’elle fonctionne comme deux grands doigts plats doués d’une extrême mobilité. Il s’agit là d’un remarquable outil pour choisir la nourriture et sélectionner les parties les plus tendres des végétaux hautement coriaces dont ils doivent le plus souvent se contenter. Il faut voir un dromadaire en train d’éplucher les petites feuilles des buissons épineux pour se convaincre de son efficacité. Ainsi, ces animaux arrivent à exploiter au mieux la maigre végétation disponible dans leurs environnements arides ou semi-arides. Par leur mobilité, ces lèvres rappellent celles des chevaux mais en mieux encore et n’ont pas d’équivalent parmi les autres Mammifères ; en tout cas, rien à voir avec les grosses lèvres massives des Ruminants ! De plus, la présence de cette gouttière centrale aide à diriger l’humidité rejetée par le nez vers la bouche !

Des raquettes aux pieds

Les Camélidés font partie du groupe des Artiodactyles, des animaux onguligrades qui s’appuient sur la pointe des doigts est dotée de sabots protecteurs (à la manière des vaches, moutons u cochons). Chez les camélidés, ce sabot est très limité sur le devant de la dernière phalange et donc visible seulement de face : il mérite plutôt le nom d’ongle. Quand un camélidé lève une patte, on voit dessous une large surface plantaire en coussinet élastique qui enveloppe en fait les deux dernières phalanges, placées presque à l’horizontale ; d’onguligrade, l’animal devient digitigrade, s’appuyant sur l’extrémité des doigts.

D’aucuns les comparent à des raquettes à neige sauf qu’elles servent surtout … sur le sable (mais le chameau de Bactriane vit dans des zones où il peut y avoir de la neige). Elles font merveille sur le sable fin et mou des dunes des ergs dans lequel nous nous enfonçons allègrement à chaque pas ; le dromadaire, lui, passe sans s’enfoncer en dépit de ses 400 à 1100 kg ! En attestent les traces laissées dans le sable, larges et rondes, à peine marquées comme s’il effleurait le sable !

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L’incroyable légèreté du pas du dromadaire inscrite dans le sable du Grand Erg

Les camélidés sud-américains qui vivent plutôt dans des milieux caillouteux peuvent bouger ces coussinets pour assurer leur prise sur les rochers.

La largeur relative du pied qui donne une large assise provient de l’écartement des deux métapodiaux (métatarses ou métacarpes) à leur extrémité inférieure formant un Y renversé : chez les autres ongulés artiodactyles, ces deux os sont soudés entièrement et forment l’os canon. Ils sous-tendent les doigts III et IV, lesquels ne sont plus retenus l’un à l’autre du fait de la perte des ligaments interdigitaux. Les premières phalanges sont aplaties et allongées tandis que la troisième, toute petite porte le mini-sabot. Si on remonte dans le temps, à l’Oligocène (- 34 à – 23Ma), on trouve des Tylopodes aux deux doigts dotés de sabots et donc onguligrades et avec un os canon. Au cours du Miocène (-23 à – 5Ma), en même temps qu’un changement climatique général vers l’aridité, la nouvelle condition est apparue progressivement et est devenue la règle à partir du Pliocène.

Des jambes d’échassiers

Quoi de plus étrange que la silhouette d’un dromadaire : un long cou et un gros corps perché sur des échasses. Plusieurs particularités anatomiques participent à donner cet aspect. La longueur relative des membres n’est pas sans rappeler celle des girafes et d’ailleurs dans l’histoire passée des Tylopodes, il y a de nombreuses formes à « allure de girafe » avec de longs membres et un long cou. Ce qui renforce l’apparence gracile des membres, surtout les postérieurs, c’est que la musculature se trouve décentrée vers le haut de la cuisse et qu’il n’y a pas de peau qui relie latéralement le bas de la cuisse au ventre ; quand on regarde par en dessous, cela donne des aines très profondes.

L’autre particularité saisissante de ces animaux est leur manière de se « coucher » en pliant leurs genoux avant complètement sous leur corps ; l’opération semble toujours un peu laborieuse de même que pour se relever ! Les nomades éleveurs entravent d’ailleurs ces animaux en repliant une patte avant et les animaux continuent de circuler (lentement) sur trois pattes !

Cette anatomie et cette morphologie expliquent sans doute le mode de déplacement lui aussi très original.

Çà tangue à l’amble

La démarche si particulière du dromadaire a suscité certains surnoms comme « le vaisseau du désert » et les touristes en mal de sensation connaissent bien l’effet de balancement produit quand on se trouve sur le dos d’un tel animal. Les camélidés ont effectivement un mode de déplacement très peu répandu parmi les Mammifères : l’amble (1). En apparence, çà ressemble au trot mais on sent bien que ce n’est pas pareil : il faut filmer au ralenti pour bien comprendre la différence. Au trot, la patte avant gauche bouge en même temps que la patte arrière droite et vice versa (pattes contralatérales) alors que dans l’amble, la patte avant gauche bouge en même temps que la patte arrière gauche (ipsilatérales). Cela donne une foulée plus longue, plus souple et un déplacement plus rapide mais par contre la stabilité latérale s’en trouve réduite (deux pattes d’un même côté levées en même temps) ; on pense d’ailleurs que la large sole plantaire associé à la forme de la poitrine étroite avec des côtes plates compensent ce problème chez les Camélidés. On n’observe ce mode de déplacement ailleurs chez les Mammifères que chez certaines races de chien et de chevaux par exemple mais chez les animaux sauvages, cela reste exceptionnel.

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Le pas lent mais efficace du dromadaire (tout comme celui du chamelier !) ; notez la patte avant droite levée avec la sole plantaire ainsi que la patte arrière droite en avant, typique de l’amble.(photo J. Roché)

Chez les chameaux, on distingue trois types d’amble : une version lente où l’animal reste porté par ses quatre pattes la majeure partie d’un cycle ; une version moyenne et une version rapide où, par moments au cours du cycle, aucune patte ne repose au sol !

D’un point de vue adaptatif, on peut supposer que ce mode de déplacement a été acquis en lien avec la transformation des pieds (voir ci-dessus) : il pourrait d’ailleurs avoir été acquis au moins deux fois indépendamment à l’intérieur de la lignée des Tylopodes, une fois donc chez les camélidés, la famille la plus récente mais aussi une fois dans la famille éteinte la plus proche, les Protolabinés (Oligocène,Miocène). Se déplacer à l’amble procure probablement des avantages dans les environnements sableux et il faut peut-être aussi le relier aussi à une forme « d’économie d’énergie » pour ces animaux au métabolisme bas (voir l’autre chronique).

Un sang de …. requin !

Avant d’aborder la dernière particularité de ces animaux (la plus sidérante), soldons quelques autres « petites » bizarreries en vrac : l’absence de vésicule biliaire ; un diaphragme qui porte des ossifications (les seuls mammifères à avoir ce caractère) ; l’accouplement qui se fait accroupi au sol, la femelle et le mâle avec les genoux repliés ; l’ovulation induite par l’accouplement plutôt connue chez les Carnivores ou les Lapins ; des globules rouges (hématies) ovales (en forme de croissant) et planes et en nombre très élevé qui expliquent entre autres l’adaptation aux milieux d’altitude ou la gestion de la déshydratation et de la réhydratation. Le sang nous amène justement à la dernière surprise.

En 1993 (2 et 3), une découverte incroyable vient compléter ce tableau déjà bien fourni : les camélidés possèdent dans leur sang, en plus des anticorps classiques que l’on retrouve chez tous les autres Vertébrés à mâchoires (Gnatosthomes), une catégorie unique d’anticorps, appelés anticorps à chaînes lourdes. Deux mots, sans entrer dans les détails (très compliqués !) de ces anticorps ou immunoglobulines : dans leur forme classique, ce sont des macromolécules composées de deux types de chaînes, une paire de chaînes dites légères et une paire de chaînes dites lourdes avec des parties constantes et d’autres variables qui interviennent dans la reconnaissance des antigènes à neutraliser. Chez les Camélidés donc, la deuxième catégorie unique découverte ne possède que deux chaînes lourdes et pas de chaînes légères et avec des domaines variables et constants différents. Ces deux types d’anticorps se trouvent en proportions égales dans le sang des Camélidés et la « nouvelle » catégorie s’avère tout aussi active que la première : on a pu montrer qu’ils se fixaient notamment sur les trypanosomes parasites du sang.

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Schéma ultra simplifié des anticorps de chameau (d’après 3)

Les gènes qui codent ces anticorps nouveaux sont dérivés des gènes qui codent les anticorps classiques ; ces gènes auraient émergé il y a environ 25 millions d’année dans la lignée des Tylopodes, bien après donc leur séparation des autres Mammifères et avant la différenciation entre chameaux africo-asiatiques et lamas sud-américains il y a environ 11Ma.

Mais le plus surprenant peut-être, s’est produit deux ans plus tard quand on a découvert ces mêmes anticorps de chameaux chez des …. requins (dont le requin-nourrice) et chez une chimère (Holocéphale), à « l’autre » bout de la classification des vertébrés, chez les Chondrichtyens !!! Il y a donc eu une évolution convergente remarquable à plusieurs centaines de millions d’années d’écart et elle a lieu chez les Camélidés ! Peut être qu’en cherchant bien, on pourra trouver dans d’autres groupes de tels anticorps mais c’est un peu cherche rune aiguille dans une botte de foin car ils ont pu apparaître n’importe où ailleurs au sein des Vertébrés !

NB : Certaines des photos datent de 1981 et sont des scans de duplicatas de diapos, d’où la qualité moyenne : les effets du temps qui passe …. !! Merci à Jean Roché, compagnon de voyage au Sahara algérien.

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En guise d’adieu aux camélidés !

BIBLIOGRAPHIE

  1. LOCOMOTOR EVOLUTION IN CAMELS REVISITED: A QUANTITATIVE ANALYSIS OF PEDAL ANATOMY AND THE ACQUISITION OF THE PACING GAIT. CHRISTINE M. JANIS, JESSICA M. THEODOR, and BETHANY BOISVERT. Journal of Vertebrate Paleontology 22(1):110–121, March 2002
  2. Emergence and evolution of functional heavy-chain
  3. antibodies in Camelidae. 
K.E. Conrath, U. Wernery, S. Muyldermans, V.K. Nguyen. Developmental and Comparative Immunology 27 (2003) 87–103
  4. A Case Of Convergence: Why Did a Simple Alternative to Canonical Antibodies Arise in Sharks and Camels? Martin F. Flajnik, Nick Deschacht, Serge Muyldermans. PLOS. (2011 ) Vol. 9

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Tylopodes
Page(s) : 553-555 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée