Salix caprea

Les plantes à fleurs à sexes séparés (dioïques) ne sont pas légion avec seulement 6% de la flore mondiale concernée. Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder cette problématique avec l’exemple du houx et la coûteuse production des fruits qui incombe aux seuls pieds femelles (voir la chronique). Mais, le fait d’être dioïque (dioécie) impacte aussi fortement la reproduction pour les espèces pollinisées par des insectes (entomophilie) : les risques d’échec de la reproduction se trouvent multipliés par la séparation des sexes. De plus, se pose le problème de l’attractivité des deux sexes vis-à-vis des pollinisateurs : ils doivent être aussi attractifs l’un que l’autre pour que les pollinisateurs passent de l’un à l’autre ! Or, mécaniquement, fleurs mâles et femelles sont forcément différentes du fait que les unes n’ont pas d’étamines (ou très réduites) et les autres pas d’ovaire (ou réduit) ; et surtout, les fleurs femelles ne peuvent au mieux qu’offrir du nectar comme récompense alors que les fleurs mâles peuvent proposer nectar et pollen. Comment les plantes dioïques gèrent-elles ce dilemme ? L’exemple très étudié du saule marsault offre des éléments de réponse intéressants à cette question

Mâles ou femelles

Tous les saules (genre Salix) sont dioïques et ont des inflorescences de fleurs réduites condensées en chatons ; la majorité des espèces fleurissent relativement tôt au printemps et souvent avant la sortie des feuilles comme chez le saule marsault en mars-avril. Les chatons deviennent visibles dès la fin de l’hiver mais restent alors indiscernables quant au sexe : ils ont un aspect soyeux argenté du à la présence de bractées poilues noirâtres au sommet. Ils méritent alors pleinement ce nom populaire de chatons par analogie avec la queue de l’animal. L’usage de ce terme appliqué aux plantes remonte au 16èmesiècle et on peut même utiliser le verbe chatonner (mettre bas en parlant d’une chatte) pour désigner cette phase de floraison des saules !

A la floraison, distinguer les deux sexes devient alors très facile tant leurs chatons respectifs diffèrent. Les arbres mâles portent des chatons dressés, sans pédoncule : longs de 2 à 3cm, ovales allongés, ils regroupent des dizaines de fleurs mâles : il n’y a ni corolle ni calice et seulement deux étamines avec à leur base une glande nectarifère fixée à la base d’une écaille carrée velue rattachée à l’axe du chaton.

Dans les fleurs en bouton, les anthères apparaissent rosées puis virent à l’orange et au rouge au moment de l’éclosion avant d’arborer une splendide couleur jaune d’or qui rend ces chatons mâles très voyants. A ce stade, les anthères libèrent un abondant pollen et les chatons deviennent alors plus « ébouriffés » (du fait des filaments écartés des étamines) avant de faner rapidement et de tomber.

Les chatons des arbres femelles, eux aussi dressés, verdâtres, un peu plus allongés (3-4cm) et plus lâches, se composent de fleurs elles aussi réduites (pas de corolle ni calice) avec un seul ovaire accompagné d’une petite glande nectarifère sur une écaille fixée sur l’axe du chaton.

L’ovaire porte un style à deux lobes et, une fois fécondé, se transforme en capsule renflée ; le chaton prend un aspect de chenille argentée quand les capsules s’ouvrent et libèrent d’innombrables graines cotonneuses dispersées par le vent.

Pollinisateurs

Parmi les nombreuses espèces de saules, on constate une certaine ambivalence quant au mode de pollinisation partagé entre la pollinisation par le vent (anémophilie) ou par les insectes (entomophilie). Selon les espèces, le ratio entre ces deux modes, qui ne s’excluent pas, varie selon les espèces : le saule marsault se situe dans la catégorie intermédiaire 50%/50%. La structure de ses chatons trahit d’ailleurs cette dualité : l’absence de corolle/calice dans les fleurs, le pollen abondant et la floraison précoce signent une pollinisation anémophile (voir la chronique sur L’ordre des arbres à chatons) ; par contre les chatons dressés avec des organes sexuels voyants (notamment les étamines), les glandes nectarifères et l’émission d’un parfum floral pointent vers une pollinisation entomophile.

La floraison précoce et abondante sur des rameaux nus bien exposés fait en tout cas du saule marsault une manne pour les premiers insectes butineurs qui émergent au printemps pour qui, trouver du nectar et du pollen, pose souvent de gros problèmes selon les conditions météorologiques. Et les saules bénéficient de cet avantage de la rareté de l’offre.

Le jour, les chatons du saule marsault reçoivent donc de nombreux visiteurs avec, largement en tête, les abeilles domestiques mais aussi des bourdons et des abeilles solitaires (voir le dernier paragraphe).

On observe régulièrement des papillons de jour parmi les espèces à émergence précoce telles que les vanesses (paon-du-jour, Robert-le-Diable, Petite-Tortue ; vulcain ; …), des syrphes et diverses autres mouches et des petits coléoptères. La nuit, quand il ne fait pas trop froid à cette saison précoce, les chatons attirent des papillons nocturnes : essentiellement des noctuelles à la recherche de nectar telles la gothique (Orthosia gothica), l’Orthosie du cerisier (O. cerasi) ou l’orthosie gracile (O. gracilis).

Fait inattendu sous nos climats, les chatons du saule marsault attirent aussi localement des oiseaux : les mésanges bleues (1) ! Le plus souvent tôt le matin et en fin de soirée (alors que les abeilles et bourdons ne sont pas encore actifs), celles-ci picorent méthodiquement les chatons, avec une préférence pour les chatons femelles aux gouttes de nectar plus visibles. Elles semblent bien participer à la pollinisation via leur plumage qui se charge de pollen et il faut alors parler d’ornithophilie ; cet aspect n’a pas été noté ni envisagé dans les études détaillées menées en Allemagne et développées ci-dessous (2).

Jeu de couleurs

On voit donc d’emblée que chatons mâles et femelles diffèrent fortement d’aspect au moins pour l’œil humain. Mais quand est-il pour les visiteurs principaux que sont les abeilles ? On sait déjà que les abeilles réagissent à la fois à des signaux visuels et olfactifs pour localiser les fleurs butinées mais avec une prédominance de l’olfactif ; par contre, le visuel intervient dans le repérage de loin et incite les abeilles à se poser.

Les mesures colorimétriques montrent que les ovaires des fleurs femelles et les filaments des étamines des mâles ont  le même pouvoir réfléchissant que le feuillage et peuvent donc être assimilés comme tel par les abeilles. Par contre, les lobes stigmatiques (au bout des deux pointes du style : fleurs femelles) et le pollen à la surface des anthères (fleurs mâles) se distinguent nettement du feuillage tout en étant de nuances différentes dans leur apparence aux yeux des abeilles. Globalement, les fleurs mâles, du fait du pollen coloré, offrent un signal visuel plus fort ; expérimentalement, si on présente des rameaux fleuris perceptibles uniquement par voie visuelle, les abeilles préfèrent les rameaux mâles. Les abeilles doivent donc pouvoir apprendre à discriminer chatons mâles et chatons femelles. Cependant, comme la floraison est très précoce, il s’agit le plus souvent d’abeilles « naïves » fraîchement émergées qui n’ont pas encore eu le temps d’apprendre à distinguer ces deux types de chatons.

Cette plus grande visibilité des chatons mâles ne serait cependant pas le résultat d’une sélection spécifique sur ce sexe mais plutôt l’effet collatéral de l’absence de corolle/calice et de la dominante jaune dans la couleur de nombreux pollens qui contiennent des flavonoïdes jaunes ; ces derniers protègent le pollen de l’action nocive des UV. Comme les fleurs mâles se retrouvent séparées des fleurs femelles, elles deviennent de facto plus attractives.

Jeu de récompenses

Fleurs mâles et femelles produisent les mêmes volumes de nectar avec la même quantité totale des trois sucres présents : sucrose, fructose et glucose. Mais par contre, la composition relative en ces trois sucres diffère significativement entre les deux sexes : le nectar mâle est dominé (à 67% et plus) par le sucrose avec de petites quantité de fructose et glucose ; le nectar femelle a une composition « équilibrée » avec en gros un tiers de chacun des trois sucres. Ce dernier type de composition s’avère rare parmi les plantes à fleurs et semble plus attractif pour les abeilles. Avantage donc aux femelles.

Oui mais, cela ne compense pas l’absence de pollen chez ces mêmes fleurs femelles : les fleurs mâles offrent une double récompense : nectar (même un peu moins attractif) et pollen ! Effectivement, globalement sur le terrain, les pieds mâles reçoivent presque deux fois plus de visites d’abeilles que les pieds femelles. Pour autant, cette dissymétrie ne constitue pas un handicap pour une pollinisation équilibrée chez ce saule : les mâles doivent distribuer beaucoup de pollen pour que quelques grains réussissent à atterrir sur des lobes stigmatiques de fleurs femelles ; les ovaires associées à ces derniers, en retour, n’ont besoin que de très peu de pollen pour féconder leurs ovules.

Peut-être aussi qu’en cours de journée, la production de nectar des chatons mâles très visités s’épuise progressivement et qu’alors les abeilles sont incitées à se tourner vers les chatons femelles.

Jeu de parfums

On sait que les signaux olfactifs restent prédominants comme source d’attraction pour les abeilles. Donc, logiquement, là aussi, on doit trouver une certaine différenciation entre les deux sexes. Les deux sexes répandent un parfum floral mais les quantités émises sont 4 à 5 fois plus importantes sur les rameaux fleuris mâles. Globalement, on a identifié 37 composés odorants. Mais comme pour le nectar, on observe des différences sensibles dans la répartition quantitative de ces composés. Ainsi, le 1,4-diméthoxybenzène un composé aromatique, diffère fortement entre les deux sexes : il représente 48% des composés chez les femelles contre 71% pour les mâles. A lui seul, il explique l’odeur globalement plus faible des femelles. Or, ce composé est connu pour son pouvoir attractif vis-à-vis des abeilles : ainsi, elles doivent probablement percevoir les rameaux mâles fleuris de bien plus loin que les rameaux femelles. A minima, cette dissymétrie permet que les abeilles qui finissent par visiter des fleurs femelles portent une charge de pollen conséquente et propice à une bonne fécondation. Cette production odorante plus abondante et plus forte chez les mâles résulte sans doute d’une sélection spécifique sur ce sexe.

Pour expliquer la moindre production d’odeur et de moindre intensité de la part des femelles, on pourrait invoquer une sélection  d’évitement du parasitisme : en effet, des mouches anthomyiidés pondent leurs œufs dans les chatons femelles et les asticots se nourrissent ensuite des graines en formation. Ainsi, les chatons femelles limiteraient la possibilité d’être détectées par ces mouches.

Parfum de nuit

Parmi les visiteurs réguliers, nous avons cité des papillons de nuit, des noctuelles qui se nourrissent de nectar. Elles participent aussi à la pollinisation puisqu’elles touchent anthères et stigmates quand elles visitent les chatons de saule. Une étude (3) a comparé les émissions odorantes des chatons de jour et de nuit et leurs effets sur les abeilles (le jour) et les noctuelles (la nuit) au niveau des antennes, les organes récepteurs des molécules odorantes.

On constate que la quantité de parfum floral émis est plus importante de jour que de nuit mais il s’agirait là d’un effet indirect de la chaleur du jour plus propice à un métabolisme élevé et non pas à une sélection liée à la pollinisation. Parmi les composés émis, un groupe, les aldéhydes à odeur de lilas, présents sous forme de huit stéréo-isomères, voient leur émission augmenter fortement vers 20H le soir alors que la température baisse ; or, on sait que ces composés attirent fortement les papillons de nuit, ce qui est confirmé dans cette étude par des tests sur les antennes des noctuelles. Donc, cette surproduction relative serait liée directement aux visites des noctuelles. Pourtant, des expérimentations montrent que la production de graines dépend très largement du nombre de visiteurs diurnes, par ailleurs bien plus abondants ; si on prend en compte en plus le rôle du vent, on arrive à un rôle très marginal de ces visites de papillons de nuit. Alors, pourquoi les saules continueraient-ils à produire des substances peu « rentables » et coûteuses à produire ? Cette production semble ancestrale dans le groupe des saules et la synthèse de ces composés à odeur de lilas se fait à partir du linalol, un composé abondant aussi dans le parfum émis.

Cependant, certaines populations (comme localement en Suède) ne produisent pas ces composés : alors, peut-être s’agit-il d’une production dépendante du contexte local, selon l’abondance relative de ces noctuelles ou d’autres espèces de papillons de nuit.

Abeilles spécialisées

Si les saules attirent beaucoup d’abeilles domestiques, ils reçoivent aussi les visites de diverses espèces d’abeilles solitaires, un groupe très diversifié en espèces (voir la chronique sur ce thème). Parmi elles figurent des espèces dites oligolectiques, i.e. spécialisées dans la collecte du pollen de quelques espèces proches de plantes à fleurs (appartenant au même genre) pour alimenter leurs larves. L’une d’elles, l’abeille minière à dos gris (Andrena vaga) est spécialisée sur la collecte du pollen des chatons mâles des saules (3). Cette andrène a une période de vol très limitée dans le temps de mars à mai et creuse des galeries dans des terrains sablonneux dans lesquelles elle aménage des loges d’élevage des larves nourries donc de pollen de saule.

Des expériences montrent que les antennes des femelles de cette abeille réagissent très fortement à l’un des composés émis en grande quantité par les chatons mâles (voir ci-dessus), le 1,4-diméthoxybenzène. Ce composé les attire au début de leur période de vol mais pas vers la fin ce qui indique l’étroitesse de la relation avec les saules ! Chez ces abeilles, les mâles cherchent les femelles sur les plantes hôtes : ainsi, il se peut qu’ils utilisent aussi cette odeur florale spécifique pour trouver les femelles (en plus des phéromones sexuelles émises par ces dernières).

On saisit la complexité des interactions entre une espèce végétale, le saule marsault et la guilde de pollinisateurs dont il dépend pour sa reproduction avec un degré de complexité supplémentaire apporté par le caractère dioïque du saule.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Nectar from willow catkins as a food source pour blue tits.Q.O.N. Kay. Bird Study (1985) 32, 40-44.
  2. Floral Reward, Advertisement and Attractiveness to Honey Bees in Dioecious Salix caprea.Dötterl S, Glück U, Jürgens A, Woodring J, Aas G (2014) PLoS ONE 9(3): e93421.
  3. Diel fragrance pattern correlates with olfactory preferences of diurnal and nocturnal flower visitors in Salix caprea (Salicaceae). A. JÜRGENS et al.  Botanical Journal of the Linnean Society, 2014, 175, 624–640
  4. 1,4-DIMETHOXYBENZENE, A FLORAL SCENT COMPOUND IN WILLOWS THAT ATTRACTS AN OLIGOLECTIC BEE.STEFAN DÖTTERL et al. Journal of Chemical Ecology, Vol. 31, No. 12, December 2005

A retrouver dans nos ouvrages

Découvrez le saule marsault
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