Cette chronique concerne l’une des fermes auvergnates gérée par le mouvement Terre de Liens dont les objectifs sont d’enrayer la disparition des terres agricoles, alléger le parcours des agriculteurs qui cherchent à s’installer, et développer l’agriculture biologique et paysanne.

La plaine de Sarliève s’ouvre vers le plateau de Gergovie

01/04/2021 La ferme de Sarliève (site Internet) est un projet en construction depuis 2019 de ferme collective agroécologique : multi-acteurs (dont Terre de Liens) et citoyen, ce projet contribuera à répondre aux enjeux de souveraineté alimentaire et aux défis écologiques à travers des productions agricoles et artisanales, de la transformation, commercialisation, la renaturation du site, des actions éducatives et pédagogiques… Le site retenu se situe à l’entrée sud du pôle urbain Clermont-Ferrand/Cournon sur la plaine de Sarliève, une zone agricole de plus de 300 hectares. Ces terres d’une grande qualité agronomique sont régulièrement grignotées par l’expansion urbaine progressive : habitat pavillonnaire, doublement de l’autoroute, développement de zones d’activités…

Vers le Nord, la zone industrielle de Cournon en pleine expansion et en arrière-plan les puys de la Bane et d’Anzelle

Rases 

L’autoroute A 75 longe la plaine de Sarliève

Quiconque emprunte l’autoroute A71-A75 pour « descendre vers le Midi » ne peut manquer au sud de Clermont-Ferrand les imposants bâtiments de la Grande Halle d’Auvergne et du Zénith qui sont implantés juste au nord de ladite plaine de Sarliève.

Une rase de la plaine de Sarliève

Là, un élément singulier, dans cette plaine agricole remarquablement plate, accroche le regard : les rases (voir la chronique sur les rases) , de longs fossés soulignés par des rubans d’une haute végétation, verte en été et rousse en hiver, des roselières. Le grand public tend à confondre ce mot avec roseraie qui désigne une plantation de rosiers ! Il désigne un peuplement dominé par des roseaux et vient de l’adjectif roselier, peu usité, à partir d’une variante ancienne de roseau, rosel. Cet adjectif a lui-même donné, sous sa forme féminine, le nom de roselière. Pour les botanistes, le mot roseau recouvre plusieurs espèces assez différentes (voir la chronique). Ici, dans la plaine de Sarliève, l’espèce qui s’impose ainsi dans le paysage est le roseau phragmite ou roseau à balais. Dans la chronique « Le roseau phragmite : l’herbe de la démesure », nous avons longuement présenté cette espèce remarquable et nous allons ici nous interroger sur sa signification historique dans ce paysage. 

La plupart des rases sont ourlées d’un rideau de roseaux phragmites

La présence de roseaux phragmites n’a rien d’étonnant car il s’agit d’une plante dite hélophyte, i.e. semi-aquatique poussant de préférence les pieds dans l’eau ou tout au moins sur une nappe d’eau très proche de la surface. Ici, ils s’installent au long des fossés très profonds, des rases, creusés pour drainer ces terres et au fond desquels coule pratiquement en permanence de l’eau ce qui témoigne de la grande proximité de la nappe phréatique.

La Grande Rase de Sarliève bétonnée mais néanmoins colonisée en partie par les roselières

On retrouve de telles roselières associées à ces fossés dans plusieurs secteurs de la vaste plaine dans laquelle s’inscrit géographiquement la plaine de Sarliève : la Limagne des Marais. Cette région autrefois très marécageuse a été intensément drainée et transformée en terres agricoles fertiles. De ces anciens marais, riches en biodiversité, il ne subsiste plus rien : l’assèchement relatif et surtout l’agriculture intensive avec son cortège de pesticides et d’engrais ont éradiqué la flore paludicole très diversifiée. Il ne subsiste plus que quelques espèces résistantes qui ont trouvé refuge justement dans ces fossés qui fonctionnent comme des micro-zones humides. Autrement dit, les roseaux, bien visibles, témoignent du passé marécageux de cette région. 

Toutes les rases de Sarliève ne sont pas investies par les roseaux ce qui ajoute de la biodiversité

Fantômes du lac 

Mais la plaine de Sarliève a eu, elle, un passé encore plus singulier dans ce cadre de la Limagne des Marais : elle a été occupée depuis au moins – 11750 avant J.C. par un lac naturel aujourd’hui complètement disparu : on parle donc de paléo-lac. Ce lac a persisté, avec des fluctuations marquées de son environnement et de l’occupation humaine, jusqu’à la fin du 16ème siècle. Dans une publication de synthèse parue en 2007 (voir bibliographie), voici la description détaillée de ce lac au Moyen-âge : 

Les plus anciens témoignages écrits sur le lac de Sarliève datent des environs de l’an mil, sous forme de simples mentions dans des confins, qui attestent son existence, sans rien nous apprendre sur son régime. Le partage du lac entre sept communes, autrefois paroisses, témoigne de la valeur attachée par les populations voisines aux ressources de ce terroir jadis mi- lacustre, mi-marécageux, et suppose une histoire complexe. Les eaux et les marais fournissaient aux riverains des ressources origi-nales, auxquelles correspondaient des paysages originaux. Des textes du 11ème siècle, relatifs au lac voisin de la Narce (commune de La Sauvetat) donnent une idée des ressources et des modes d’exploitation des eaux et des marais, qui fournissaient des poissons, ainsi que des roseaux pour les toitures et le chauffage, avec également des possibilités de défrichements …

Une partie de la cuvette de Sarliève était en eau libre (des textes parlent de l’« eau claire ») et la pêche y était active : une pêcherie et une rente en poissons d’un demi- pied de long sont mentionnées en 1224. Aux 14ème et 16ème siècles, des baux et des procès révèlent l’importance attachée à la pêche par les seigneurs et par les habitants : ils décrivent des aménagements et des engins destinés à prendre les poissons, filets et nasses (« pantennes », « trubles », « nassons ») ; une livraison d’anguilles figure dans un bail en 1364 (c’est le seul poisson attesté). L’installation d’engins de pêche dormants suppose une profondeur d’eau suffisante qui rendait nécessaire l’utilisation d’embarcations. Les pêcheurs, habitants des villages voisins, prenaient à ferme des lots de pêche et construisaient sur les rives des cabanes pour s’abriter et ranger leur matériel.

Une autre partie de la cuvette était marécageuse et les plantes de marais représentaient une ressource pour les riverains : au 13ème s., les Prémontrés de Saint-André acquirent des roselières dans le sud-ouest du lac et en louèrent de nouvelles au 14ème s. au nord-ouest, dans la seigneurie d’Aubière. Les textes font état d’une végétation de terrain humide (roselières, cannes, mottes, roques), sans qu’il soit possible d’identifier les espèces botaniques mentionnées. Mais il est certain que cette végétation représentait une ressource appréciée et recherchée par les riverains. Ces terrains marécageux étaient traversés par des sentiers tracés par les passages répétés des pêcheurs et autres usagers. 

Une partie des rives marécageuses de la cuvette était consacrée aux herbages et utilisée comme pacages, sous forme soit de droits d’usage, soit de communaux au profit des communautés seigneuriales et villageoises limitrophes ; celles-ci étaient très attachées à ces pratiques qui fournissaient des ressources complémentaires non négligeables pour l’élevage du bétail. Tout donne à penser que de nouveaux espaces furent ainsi conquis sur les marais, voire gagnés à la culture …

À partir de la fin du 16ème s., dans le cadre d’une nouvelle politique royale en matière de marais, l’idée s’imposa de remplacer l’exploitation du lac sous sa forme traditionnelle, morcelée entre les seigneuries riveraines, par une mise en valeur globale : des promoteurs étrangers à la province (les Bradley, puis les Strada) procédèrent, non sans mal en raison de la résistance des usagers traditionnels, à des remembrements et à des travaux d’assèchement, créant un nouveau domaine sur la rive orientale. 

Ainsi, les roseaux de Sarliève nous parlent-ils de ce passé pas si lointain où un lac-marécage occupait une partie de cette plaine ! 

Les terres noires très fertiles et riches en matière organique témoignent de leur passé de marais

Plante à tout faire 

Une barrière végétale naturelle qui fait office de brise-vent

Dans le texte ci-dessus, il est, à plusieurs reprises, fait mention de l’intérêt de cette végétation marécageuse dont les roselières pour les populations locales. Effectivement, le roseau phragmite est une plante sauvage centrale dans l’économie humaine de par son abondance, sa vitalité et ses caractéristiques de plante herbacée sociale et un peu ligneuse ; il y occupe une place équivalente à celle des bambous (des graminées comme le roseau) dans les pays asiatiques. 

On a la preuve que les roseaux sont utilisés depuis le dernier âge glaciaire dans le nord de l’Europe au moins, notamment par les Vikings. En Amérique du nord et en Afrique, diverses ethnies en avaient fait une plante ressource essentielle. Comme nombre d’autres grands hélophytes (voir la chronique) tels que les massettes, les jeunes organes du roseau phragmite, tout particulièrement ses rhizomes (tiges souterraines), renferment du sucre (sous forme de saccharose) : en période de disette, on les consommait crus, rôtis ou bouillis ou en farine grossière. On a aussi grillé les tiges et rhizomes pour en faire un ersatz de café ou comme base d’une boisson alcoolisée après fermentation. 

L’usage principal du roseau a surtout été comme matériau pour les toits de chaume : on les récoltait en hiver/début de printemps, après la chute des feuilles (voir la chronique) ; on en fait aussi des nattes ou des cannisses. Les panicules en fruits, plumeuses, ont servi pour confectionner des balais (d’où le surnom de roseau à balais) ou comme matériau de rembourrage. Le feuillage sec pouvait servir de litière dans les étables en hiver tandis que les jeunes pousses tendres sont appréciées du bétail qui les broute volontiers ; dès que la plante grandit, ses feuilles se chargent en silice et deviennent rugueuses et coupantes et perdent ensuite leur appétence. Le nom de phragmite (de phragma, barrière) renvoie à son port élevé et raide qui en fait de facto une plante de haie alors qu’il s’agit d’une herbacée : il servait donc aussi de barrière naturelle tout en assurant un rôle de brise vent. 

Plus récemment, on a exploité le roseau à grande échelle industrielle comme source de cellulose pour fabriquer du carton et divers matériaux dérivés ; mais ceci concerne des zones où les roselières occupent des surfaces considérables comme le delta du Danube, en Chine ou aux Pays-Bas (zones poldérisées). En Chine, on commence à développer son exploitation comme biofuel. La chimie s’en est emparé et on peut en tirer de la soie artificielle, de la glycérine, de l’acide lactique, …Mais ces derniers usages ne concernaient pas les populations rurales du lac de Sarliève ! 

Très récemment, en mars 2021, à l’occasion de la plantation d’une haie citoyenne dans le cadre du projet de la Ferme de Sarliève, deux « nouveaux » usages inattendus des tiges de roseaux ont été mis en œuvre par les participants à la plantation : d’une part comme marqueurs des jeunes plants installés et d’autre part pour protéger le tronc des jeunes arbres ! Le roseau est donc déjà bien intégré dans ce projet agroécologique ! 

Eco-services 

Rase encadrée par un double rideau : un milieu de haut intérêt écologique

Au cours des dernières décennies, dans le cadre des politiques de conservation et de renaturation, on a découvert ou redécouvert les services écosystémiques très intéressants rendus par cette plante. Par son système de rhizomes très développé (voir la chronique), il permet de stabiliser les berges des canaux et des rivières calmes et de freiner l’érosion. Aux Pays-Bas, on l’a favorisé dans les zones reconquises sur la mer (polders) qu’il contribue à drainer et assécher naturellement via l’intense évapotranspiration de ses masses de feuillage. Ses rhizomes prélèvent de grandes quantités de nitrates dans le sol pour assurer la croissance de ses colonies : ainsi, à condition de récolter régulièrement la biomasse produite en fauchant et en exportant les tiges produites, on peut abaisser les niveaux de nitrates excessifs dans d’anciennes terres agricoles ou des sites eutrophisés (enrichis en sels minéraux). De la même manière, le réseau souterrain intercepte et absorbe de nombreux polluants qui sont stockés dans les tiges ; ainsi, en installant des roseaux sur des sites pollués, on peut extraire une bonne part des polluants du sol selon le principe désormais très répandu de la phytoremédiation. On l’utilise dans ce contexte dans les bassins d’orage des autoroutes ou de certains complexes industriels comme filtre naturel ou dans des stations d’épuration. Dans le cas de la plaine de Sarliève, les rideaux de phragmites déjà installés jouent de ce point de vue un rôle majeur dans la limitation de la pollution de l’eau de drainage des rases, particulièrement chargée en sels minéraux (comme en atteste la forte odeur ammoniaquée qui en émane !) et sans doute en pesticides, héritage de décennies d’agriculture intensive. Leur maintien est donc essentiel pour rétablir une certaine qualité de l’eau circulant dans ces rases.

Enfin, et peut-être surtout, le roseau phragmite représente une plante-clé d’un point de vue écologique en tant qu’hébergeur de biodiversité. Les roselières servent d’abri, de ressource alimentaire, de site de reproduction et d’hivernage à de nombreuses espèces animales dont des insectes et des oiseaux ; pour ces derniers, plusieurs espèces sont même quasiment inféodées à ce milieu comme les rousserolles, le bruant des roseaux, le butor blongios, …

Une coulée naturelle au milieu des cultures …

De même, elles hébergent des communautés végétales intéressantes, refuges ultimes pour certaines plantes des marais, évincées depuis le drainage généralisé des marais de Limagne (voir la chronique sur les rases).

Tiges sèches de liseron des haies escaladant les tiges des roseaux

Il devient donc clair que les roselières des rases de Sarliève représentent un patrimoine naturel essentiel au beau milieu de cette plaine entièrement vouée jusqu’alors à l’agriculture intensive. Leur maintien et leur gestion (i.e. des interventions pour faciliter ou améliorer leur développement et leurs fonctions écologiques) devront donc être au cœur du cahier des charges de la future ferme de Sarliève. Et pourquoi ne pas en faire le symbole, la mascotte, le logo, l’étendard de ce beau projet dont un objectif clé est de ne plus dissocier agriculture et nature ! 

Bibliographie 

Site internet de la Ferme de Sarliève 

Un ancien lac au pied de l’oppidum de Gergovie (Puy-de-Dôme) : interactions sociétés-milieux dans le bassin de Sarliève à l’Holocène. Trément Frédéric et al.Gallia, tome 64, 2007. pp. 289-351 

Biological Flora of the British Isles: Phragmites australis Jasmin G. Packer et al. Journal of Ecology 2017, 105, 1123–1162