Scène puissante que ce hêtre vétéran à l’agonie, « vampirisé » par des amadouviers : scène de plus en plus rare avec la gestion moderne des forêts

En forêt, on remarque facilement la litière de feuilles mortes et son accumulation au sol ; on sait qu’elle est le centre d’activité d’une armée de décomposeurs, faite de bêtes minuscules et, en automne surtout, d’innombrables champignons et de leurs filaments formant le mycélium (le « blanc de champignon »). On prête bien moins attention au bois mort sous toutes ses formes : arbres morts sur pied, arbres ou branches mortes tombés au sol, souches, écorces, … Il est vrai que dans les boisements aménagés et gérés manu militari, on ne laisse guère de place au bois mort. Si on parcourt des bois moins soumis à cette pression « nettoyante » de l’homme, comme en montagne, on peut alors goûter au spectacle saisissant d’un tronc porteur des consoles colorées de champignons mangeurs de bois, des polypores : la meute des vautours de la forêt attablée sur un cadavre, une curée silencieuse mais redoutable d’efficacité.

Effectivement, les champignons sont les premiers acteurs incontournables de la décomposition du bois mort ou dépérissant (dès le stade de l’arbre encore en vie : voir la chronique sur les trognes et les cavités) : ils commencent à décomposer cette matière « blindée » avant l’arrivée d’une seconde armada, celle des animaux xylophages, mangeurs de bois pourrissant, accompagnée d’autres champignons qui vont terminer le job ! Comment les champignons réussissent-ils à décomposer ce matériau symbole de dureté ?

De cette énorme branche tombée au sol, il ne restera plus rien (ou presque) grâce à l’oeuvre silencieuse des champignons

Trio de choc

La beauté irisée des colonies de corioles versicolores nous rappelle que de la mort renaît la vie !

Pour bien comprendre le mode d’action des champignons, il faut s’intéresser à la composition du bois. Ce qui en fait sa spécificité, ce sont ses trois grands composants chimiques, des substances remarquables par la résistance qu’elles lui confèrent : la cellulose, les hémicelluloses et la lignine.

La cellulose se compose de très longues chaînes de molécules de glucose associées entre elles en microfibrilles, elles-mêmes regroupées en fibres : cette capacité d’association en fait sa force. Elle représente à elle seule en moyenne 40 à 50 % (jusqu’à 60%) de la masse du bois sec. Seuls les bactéries, les champignons et un certain nombre d’arthropodes possèdent l’équipement d’enzymes capables de découper cette molécule et de récupérer ainsi comme nourriture les molécules basiques de sucre qui la composent.

Les hémicelluloses (terme trompeur !) sont en fait assez différentes de leur presque homonyme : des chaînes bien plus courtes et surtout ramifiées en tous sens qui ne se regroupent pas en fibres mais peuvent s’associer à la cellulose. Elles représentent 25 à 40% de la masse du bois des feuillus et 25 à 30% de celle du bois des conifères.

Enfin, la lignine, molécule très complexe formée d’éléments aromatiques et avec une structure en 3D, procure au bois une résistance exceptionnelle à la décomposition de part sa structure et des liens étroits qu’elle tisse avec les deux autres. Ainsi, les bactéries qui digèrent la cellulose se montrent incapables de le faire si cette dernière se trouve associée à de la lignine : seuls des champignons hyper spécialisés savent réaliser cet exploit. A l’inverse des précédentes, elle est plus représentée dans le bois des conifères (25-35%) que dans celui des feuillus (18-25%).

Triple protection

Les propriétés chimiques ne font pas tout : la manière dont ces composés se trouvent assemblés dans les cellules du bois (un tissu végétal comme un autre), la plupart étant des éléments allongés dont des vaisseaux conducteurs de sève, est déterminante. Chaque cellule du bois possède comme toute cellule végétale une paroi primaire faite de cellulose (disposée sans orientation particulière), d’hémicellulose et de pectine, un ensemble protecteur certes mais peu résistant en soi. A maturité, elle se double vers l’intérieur d’une paroi secondaire très élaborée en trois couches successives : les couches interne et externe se trouvent dominées par la lignine, formant une barrière efficace et imperméabilisée contre toute intrusion ; entre les deux, prise en sandwich, une couche formée d’hémicellulose et de cellulose disposées selon une architecture très sophistiquée de tressage des fibrilles. Ces cellules sont de plus réunies entre elles par un ciment imprégné de lignine.

L’intérieur des cellules vivantes contient le cytoplasme ; quand la cellule meurt, ce contenu liquide disparaît laissant place à un espace vide (mais encore un peu humide), la lumière (bien sombre en fait !) de la cellule. Cette « cavité » microscopique sera la porte d’entrée des filaments de la plupart des champignons, à partir de laquelle ils vont entreprendre leur œuvre de démolition des parois.

Dans le bois de cœur (le duramen), les cellules meurent pendant la vie de l’arbre et s’imprègnent de diverses autres substances (dont par exemple des tanins) tandis que celles de l’aubier une partie d’entre elles (cellules du parenchyme) restent vivantes et fonctionnelles ; on appelle communément, de manière un peu excessive, l’aubier, le bois vivant. Le premier sera donc plus enclin à être attaqué par les champignons sauf qu’il se trouve en profondeur sous l’aubier et l’écorce, à l’abri des convoitises. A la faveur de blessures ou de branches cassées (voir la chronique sur les trognes et les cavités), des champignons vont commencer à s’insinuer dans le cœur de l’arbre alors encore en pleine vie. A sa mort, toutes les cellules vont sécher et devenir facilement envahissables : c’est pourquoi un arbre à peine mort se trouve immédiatement investi par des champignons. Il semble que des spores dormantes de certains champignons restent longtemps dans les couches vivantes, se réveillant dès le dessèchement des cellules pour les envahir !

Trois pourritures

Il existe une remarquable diversité de champignons lignivores (mangeurs de bois) plus ou moins spécifiques des différentes essences d’arbres et plus ou moins spécialisés pour attaquer à tel ou tel stade avant ou après la mort de l’arbre ou à tel ou tel endroit de l’arbre. Leur attaque se fait selon trois grandes modalités qui engendrent une transformation typique du bois mort reconnaissable à sa couleur et à sa consistance, les trois grandes pourritures.

La pourriture brune ou rouge résulte de l’attaque de champignons qui ne possèdent pas d’enzymes capables de dégrader la lignine ; leurs filaments arrivent seulement à dégrader la cellulose et les hémicelluloses : la lignine s’accumule et donne au bois cette teinte brune typique. La rupture des chaînes de cellulose de la paroi moyenne des cellules leur fait perdre leur rigidité et entraîne un éclatement du bois en travers donnant des petits morceaux cubiques (d’où l’autre surnom de pourriture cubique). Comme le champignon entre à l’intérieur des cellules, il se heurte à la paroi interne riche en lignine qu’il ne sait pas dégrader ; par la sécrétion d’acide oxalique et des transporteurs de fer, il réussit à atteindre la couche moyenne et à la démolir en partie et à faire passer les morceaux vers l’intérieur où il se trouve ; ensuite, il peut les dégrader tranquillement ! Cette forme de pourriture concerne surtout les conifères mais on la retrouve chez des feuillus avec le polypore soufré sur les chênes ou le polypore des bouleaux (voir la chronique sur cette espèce).

La pourriture molle est en quelque sorte une variante de la précédente (lignine épargnée) mais elle a lieu dans des contextes très humides et surtout les filaments des champignons responsables ne rentrent pas dans les cellules mais s’insinuent entre elles : autrement dit, ils attaquent par l’extérieur pour atteindre la cellulose convoitée et l’attaque se fait au contact du filament et non pas « à distance ». Le bois ainsi décomposé prend une structure spongieuse molle typique tant qu’il reste humide.

La pourriture blanche correspond à la forme la plus aboutie : les champignons responsables dégradent les trois grands composés cités précédemment : soit la lignine est dégradée en même temps que les deux autres, soit ils la dégradent d’abord et s’attaquent ensuite aux deux autres. Le bois prend une teinte très pâle et décolorée (d’où ce surnom de pourriture blanche) et montre souvent une multitude de petites poches (comme des alvéoles de ruche) décolorées qui finissent par se vider, donnant un aspect tacheté au bois pourri. Cette pourriture touche surtout les feuillus et provient de champignons tels que les ganodermes, les pleurotes, certains phellins, les amadouviers, la coriole versicolore …

Miettes et résidus

Le bois ainsi dégradé va rapidement devenir accessible à nombre d’autres organismes dont une foule d’arthropodes qui vont trouver soit une source de nourriture en consommant les débris ou le bois en partie digéré, soit un abri pour se cacher ou se reproduire. Mais d’autres champignons vont aussi exploiter ce nouveau milieu au fur et à mesure de sa décomposition. Ils viennent exploiter les molécules simples (dont du glucose) issues de la dégradation de la cellulose et des hémicelluloses : on les qualifie de mangeurs de sucres secondaires. On les connaît très mal car à ce stade il devient difficile de distinguer qui fait quoi quand le cadavre commence à tomber en ruine ! Divers champignons banals comme des agarics pourraient y participer mais aussi, de manière plus surprenante, des mycorhizes, ces champignons associés à des racines d’arbres.

D’autres champignons peuvent aussi venir s’attaquer aux .. champignons lignivores en les parasitant ou en participant à la décomposition des vieilles fructifications ou carpophores. Tout ceci se fait conjointement avec toute une extraordinaire biodiversité d’animaux plus ou moins spécialisés qui se succèdent au fil des transformations du bois.

Les mangeurs de sucres

Les champignons dont nous venons de parler s’attaquent donc au bois proprement dit et à ses trois grands composés principaux ou à leurs dérivés. Mais le bois renferme d’autres composés beaucoup plus simples et très nutritifs : les sucres transportés par la sève et élaborés par la photosynthèse au niveau des feuilles. Sauf que ces produits alléchants circulent dans des vaisseaux bien immunisés contre les attaques des champignons et protégées notamment par l’écorce (voir la chronique). Pourtant, dans certaines circonstances, des champignons peuvent accéder à cette source de nourriture par contre facile à assimiler ! D’abord au niveau de blessures sièges d’écoulements de sève sous forme d’exsudats : des champignons « invisibles » s’y installent sous des formes végétatives et colonisent ce milieu riche. D’autres, bien plus redoutables, entrent dans l’aubier de l’arbre en s’associant par exemple avec des insectes xylophages. C’est le cas de champignons tels que celui responsable de la graphiose de l’orme dont les spores sont transportées par des minuscules coléoptères, des scolytes qui creusent des galeries juste sous l’écorce pour y déposer leurs œufs ; les spores germent et le mycélium se répand dans les galeries, les filaments prélevant les sucres dans la sève élaborée qui circule. Les scolytes se nourrissent de ce tapis de mycélium qu’ils broutent. L’arbre infecté voit rapidement ses vaisseaux obstrués ce qui provoque sa mort à court terme. Ce sont donc des champignons parasites tueurs et non plus des décomposeurs de bois mort !

NB : Merci à J. Hézard, expert forestier et lecteur, pour ses remarques sur l’aubier : ce n’est pas un tissu complètement vivant contrairement à ce que j’avais initialement écrit.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Biodiversity in dead wood. J. N. Stokland ; J. Siitonen ; B. G. Jonsson. Cambridge University Press. 2012
  2. Les insectes et la forêt. R. Dajoz. Ed. TEC et DOC/Lavoisier. 2007