Tragopogon dubius

salsifis-panorama

Tout le monde connaît les « parachutes » des pissenlits sur lesquels on s’amuse à souffler pour les faire décoller. Pour le botaniste, ce sont les faux fruits typiques des astéracées ou composées : le vrai fruit est la « graine » à la base soudée à la paroi de l’ovaire (formant un akène) surmonté d’une tige (le bec) terminée par un faisceau de fibres rayonnantes qui répond au joli nom de pappus. Il correspond au calice de la fleur individuelle qui s’est développé après la floraison pour donner cet organe singulier. Tous ces fruits (nous continuerons à les appeler ainsi pour alléger le texte !) se retrouvent groupés en têtes rondes qui correspondent aux inflorescences condensées typiques des Composées ou Astéracées, des capitules.

Il suffit d’assister au spectacle d’un jour de vent balayant un champ de pissenlits en « fruits » pour comprendre que ces fruits secs sont activement dispersés par le vent, selon le principe du parapente, assurant ainsi la dissémination des graines à plus ou moins grande distance. Pour mieux comprendre les subtilités de ces « machines à voler », nous allons prendre l’exemple moins connu mais encore plus spectaculaire, les capitules en fruits du salsifis douteux qui arborent les plus grands pappus de notre flore ! Cette espèce aux capitules jaune soufre portés par des tiges creuses renflées au sommet fréquente les friches sèches de la moitié sud et se répand de plus en plus dans les villes.

Des parachutes au long bec

Les fruits du salsifis douteux comme ceux du pissenlit possèdent un long bec rigide, sec et durci entre l’akène avec la graine et le plumeau sommital ou aigrette ; ce n’est pas le cas chez toutes les astéracées où chez de nombreuses espèces l’aigrette de poils se trouve accrochée directement sur le sommet de l’akène. Ce bec présente l’avantage de positionner la graine loin de l’aigrette : le centre de gravité se trouve ainsi éloigné de la surface portante ce qui augmente nettement la stabilité en vol en réduisant la tendance à rouler sur lui-même. Car l’effet principal de ce dispositif est bien de freiner au maximum la chute après le décollage pour laisser une chance d’être déplacé par un coup de vent latéral ou ascendant : l’aigrette génère ce que l’on appelle une traînée qui freine.

En l’absence de vent, d’une part les fruits ont peu de chances de se détacher (le problème du décollage sera abordé ci-dessous) et en tout cas, ils descendront a à la verticale et atterriront au pied de la plante mère, ce qui, du point de vue de la survie de l’espèce, est bien peu performant. L’élément clé est la vitesse terminale après le décollage. La taille du pappus étalé constitue de ce point de vue un avantage certain en l’amenant à des valeurs très faibles autour de 0,1 à 0,3m/s ; l’ouverture du papous en cône renversé (les baleines d’un parapluie retourné par un coup de vent) apporte aussi un plus en freinant la descente. Enfin la légèreté et la finesse de l’akène (très allongé et côtelé) favorisent le freinage : plus le rapport diamètre du pappus/diamètre de l’akène est grand, moindre est la vitesse terminale.

Le fruit du salsifis douteux sert d’ailleurs de modèle biomimétique pour concevoir un parachute à usage extra-terrestre en exploration spatiale : la forme en cône renversé du pappus et l’architecture des fibres ramifiées (avec des fibres secondaires comme sur des plumes) apportent une stabilité remarquable que l’on essaie de reproduire avec des matériaux artificiels !

Rien ne sert de planer, il faut décoller à point

Pour être efficace, ce mode de transport suppose donc du vent et plus il sera turbulent, plus les chances de dispersion à longue distance seront élevées. Mais encore faut-il que les fruits « s’arrachent » de leur capitule au bon moment et de la meilleure manière possible. Cet aspect du décollage (pris dans un sens passif bien entendu) a longtemps été ignoré ou négligé dans les études sur la dispersion par le vent.

Chez le salsifis douteux, les fruits plumeux forment une grosse boule d’une centaine de fruits ; une majorité d’entre eux se trouvent redressés au-dessus de l’horizontale (jusqu’à plus de 70° au-dessus) alors que ceux situés plus vers la base sont horizontaux ou en-dessous de l’horizontale. Chaque fruit est « planté » dans un petit creux sur le plateau du capitule ; à maturité, on observe un petit rebord qui entoure la base de l’akène, formant une gaine en V ; l’akène est tenu au capitule par un cordon vasculaire (par où passaient les vaisseaux nourriciers de la fleur et du jeune fruit) durci et sec.

Des chercheurs ont testé en laboratoire l’effet de courants d’air sur des capitules orientés selon des angles différents : ils comptent le nombre d’akènes « arrachés » selon l’angle et la vitesse du courant d’air créé. Ils ont montré que les vents horizontaux ou ascendants (ceux susceptibles d’emmener les fruits au loin) arrachent un maximum de fruits s’ils dépassent 0,2m/s alors que les vents descendants (susceptibles de rabattre les fruits directement au sol ou dans la végétation) par rapport au capitule en emportent cinq fois moins et demandent une vitesse minimale deux fois plus forte. En plus, les fruits relevés sont arrachés en priorité alors que les « couchés » le sont très peu : ainsi, avec un coup de vent unidirectionnel, au maximum 60% des fruits sont emportés et du côté du vent.

Ainsi, tout semble se passer comme s’il y avait un biais mécanique qui favorisait la dispersion des fruits dans les conditions optimales (vent fort horizontal ou ascendant) !

Une subtile mécanique

Le secret de ce biais tient dans la petite coupe à la base du fruit qui fonctionne comme une fourche. Au repos, le fruit se trouve légèrement « penché » dans son creux vers l’extérieur car la fixation de l’akène au fond du creux ne se fait pas exactement à sa pointe mais sur son côté externe ce qui créé cette dissymétrie très subtile !

Avec un vent descendant, le fruit bascule vers l’extérieur mais se trouve aussitôt bloqué par le rebord de la gaine ; le fruit aura très peu de chances d’être arraché. Avec un vent ascendant ou horizontal, le fruit bascule plus largement vers l’intérieur et se retrouve en tension, laquelle finit par aboutir à la rupture du cordon vasculaire et à la libération du fruit.

L’architecture des fruits du salsifis douteux présente donc plusieurs traits favorisant le détachement de ses fruits dans des conditions optimales pour la dispersion (vent assez fort et horizontal ou ascendant) : l’existence d’une « coupe » où se trouve enchâssé l’akène, la position de la fixation de l’akène dans celle-ci et la disposition d’une majorité de fruits au-dessus de l’horizontale sur le capitule. Ces traits ont du être sélectionnés au même titre que ceux portant sur la forme du parachute.

Pour vous en persuader , si vous trouvez un capitule en fruits de salsifis douteux (un spectacle très photogénique !), soufflez dessus selon différents angles et observez le résultat ; vous verrez d’ailleurs qu’il faut souffler fort pour obtenir un résultat tangible ! Et pensez à en récolter une poignée que vous sèmerez dans votre jardin : les salsifis douteux s’acclimatent très facilement et enchantent par le double spectacle de leurs capitules jaune clair et de leurs énormes têtes de parachutes plumeux.

Gérard GUILLOT. Zoom-nature.fr

BIBLIOGRAPHIE

  1. The differential effect of updrafts, downdrafts and horizontal winds on the seed abscission of Tragopogon dubius. David F. Greene ; Mauricio Quesada Functionnal Ecology. Volume 25, Issue 3 June 2011
Pages 468–472.
  2. Dispersal in plants. A population perspective. R .Cousens ; C. Dytham ; R. Law. Oxford University Press Inc. 2008

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le salsifis douteux
Page(s) : 160 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages