Ranunculaceae

Quand on évoque l’histoire de la vie sur Terre et plus particulièrement l’ère secondaire, on en vient immanquablement à parler des Dinosaures et des premiers Oiseaux qui en descendent. Les animaux d’abord ! On oublie un peu vite les végétaux sans qui rien n’aurait été possible puisqu’ils sont à la base des chaînes alimentaires terrestres. Or, justement, au cours de la seconde moitié de l’ère secondaire, pendant la période terminale du Crétacé, un événement considérable s’est produit, tout aussi extraordinaire que la diversification des dinosaures mais bien moins médiatisé : on l’a surnommée la Révolution Terrestre du Crétacé (RTC dans la suite) ! Et les porte-étendards de cette Révolution pacifique qui a bouleversé la vie sur Terre ce sont les plantes à fleurs ou angiospermes. On a du mal à imaginer que du Trias au Jurassique et au début du crétacé, les Dinosaures ont vécu et déambulé dans un monde … sans fleurs dominé par des fougères, des prêles, des arbres conifères, des mousses. L’émergence et l’extraordinaire diversification (on parle de radiation explosive) des plantes à fleurs a changé radicalement la végétation terrestre: des arbres et des herbes (plantes herbacées) à fleurs ont colonisé tous les écosystèmes. Si on connaît assez bien l’avènement et la radiation évolutive des espèces ligneuses (arbres et arbustes) qui laissent beaucoup de fossiles, on connaît très mal l’histoire des plantes à fleurs herbacées. A partir d’une famille actuelle composée essentiellement de telles plantes, les Renonculacées qui nous sont largement familières avec de nombreuses espèces et genres dans notre flore, les scientifiques peuvent proposer un calendrier de cette révolution des herbes.

RTC végétale

Echelle des temps géologiques extraite de (4)

D’abord un petit rappel sur la chronologie de l’ère Secondaire ou Mésozoïque ; les géologues la découpent en trois périodes successives sur la base d’évènements majeurs : Trias, Jurassique et Crétacé. Cette dernière période s’étend de – 145Ma à – 66Ma, cette dernière date marquant la fin de l’ère Secondaire avec la célébrissime extinction de masse fini-crétacée associée à l’impact d’une gigantesque météorite dans le golfe du Mexique et d’une activité volcanique intense en Inde (Deccan). Le Crétacé est suivi de la période du Paléogène (- 66 à – 56Ma) qui marque l’entrée dans l’ère Tertiaire ou Cénozoïque.

Notre Révolution se situe en plein milieu du Crétacé entre – 125 et – 80Ma ; elle mérite l’appellation de révolution (biologique !) car pour la première fois de l’histoire de la vie sur Terre, la biodiversité terrestre dépasse la biodiversité marine, les océans ayant été le siège originel de l’explosion de la vie. Cette explosion de la biodiversité touche de nombreux groupes animaux : les insectes, les dinosaures et oiseaux, les crocodiles, les lézards et serpents, les mammifères et, pas des moindres, les insectes. Mais en arrière plan de ce déferlement animal se trouve l’explosion évolutive des plantes à fleurs dont la part en tant que composante de la végétation terrestre passe de 0 (avant – 125, elles n’existaient pas) à près de 80% ! Les plantes à fleurs deviennent vraiment les « rois de la Terre », bien plus que les dinosaures !

Forêts fleuries … enfin !

Comme il a été dit dans l’introduction, on dispose de bonnes données sur cette révolution surtout en ce qui concerne les espèces et genres ligneux, i.e. les arbres et arbustes, via notamment de nombreux fossiles d’empreintes de feuilles, de fruits, de rameaux ou de bois silicifié. Ainsi, on sait qu’entre – 115 et – 90Ma, la nervation des feuilles a profondément changé : il ne s’agit pas d’un simple détail morphologique mais d’une innovation évolutive clé avec la possibilité d’instaurer dans la plante une circulation des éléments fabriquées par la photosynthèse. On assiste donc en 25Ma à une augmentation rapide de la longueur et de la densité des nervures des feuilles des arbres et arbustes : ceci ouvre la porte à un fort développement des processus de photosynthèse (élaboration de matières carbonées à partir de la lumière et du dioxyde de carbone, de l’eau et des sels minéraux prélevés dans le sol) et de transpiration (rejet de vapeur d’eau par les stomates qui entretient entre autres la circulation des sèves). Les plantes à fleurs surpassent donc rapidement les « non-angiospermes » dont ces capacités sont plus limitées. Leur rapide expansion et leur propagation à l’échelle planétaire vont donc bouleverser la productivité des écosystèmes terrestres et modifier profondément le climat via notamment le cycle de l’eau. Les radiations évolutives animales évoquées ci-dessus s’inscrivent donc pleinement dans ce cadre nouveau en plein bouleversement : les insectes par exemple voient émerger de nouvelles niches alimentaires et d’innombrables interactions (pollinisation, dispersion) vont se tisser.

Parmi les nombreuses lignées de plantes à fleurs qui se sont ainsi détachée successivement, celle des Rosidés retient l’attention : elle renferme un quart des plantes à fleurs actuelles et une majorité d’arbres (fabacées, rosacées par exemple). On peut dater la période de diversification majeure de ce groupe entre – 108 et – 83Ma. Ceci signifie qu’à cette époque là, les forêts tropicales et tempérées de la planète étaient déjà dominées par des arbres à fleurs très diversifiés. Par contre, on ne sait que très peu de chose sur le développement de la flore herbacée tant celle qui occupe les sous-bois des forêts que celle qui peuple les milieux ouverts (prairies, savanes, déserts, pelouses, alpages, …).

Renonculacées

Faute de fossiles en nombre suffisant, on ne dispose donc, pour les herbacées à fleurs, que des « archives actuelles » : à partir de l’arbre de parentés d’une famille actuelle, on peut poser des dates de divergence des lignées à partir du principe de l’horloge moléculaire et en calibrant les hypothèses avec les rares données fossiles bien datées paléontologiquement. Le choix des chercheurs s’est donc porté sur la famille des Renonculacées, dans l’ordre des Ranunculales, famille qui compte plus de 2500 espèces actuelles réparties dans 62 genres. Mais pourquoi cette famille en particulier parmi les centaines existant dans la classification des plantes à fleurs ?

Les Renonculacées actuelles sont dans leur écrasante majorité des plantes herbacées ; on ne connaît que deux genres ligneux dont celui des Clématites (Clematis) et encore s’agit-il de lianes. Par ailleurs, les membres de cette famille occupent surtout des milieux tempérés tout en étant un peu présentes en milieu tropical : elles peuplent aussi bien les pelouses et prairies des hauts sommets que les sous-bois forestiers. On sait que l’ordre dans lequel s’inscrit cette famille a divergé assez tôt au Crétacé inférieur (première moitié du Crétacé). Enfin, cette famille a déjà fait l’objet de nombreuses études phylogénétiques notamment du fait de la présence dans ses rangs de genres riches en molécules actives et intéressantes du point de vue médical (alcaloïdes des aconits par exemple). Bref, les renonculacées sont la famille idéale pour aller faire un tour à leurs racines évolutives quelque part au milieu du Crétacé. Pour cette étude, cinquante genres ont été échantillonnés pour comparer des gènes nucléaires ou des chloroplastes et établir une phylogénie robuste.

Premières renonculacées

Tapis d’anémones des bois en sous-bois au printemps

L’arbre de parentés ainsi obtenu et calibré du point de vue temporel situe ainsi l’émergence des premiers membres de cette famille vers – 108 à -109Ma, soit une date bien plus ancienne que celle qui leur était classiquement assignée jusqu’alors. Les renonculacées ont donc émergé au tout début de l’explosion évolutive des plantes à fleurs. Leur première branche, la lignée la plus ancienne, n’a plus actuellement qu’un seul représentant, le « pavot des bois » du Japon (Glaucidium palmatum) aux fleurs roses (faisant penser à un pavot !), connue comme ornementale mais délicate à cultiver car elle vit dans les sous-bois des forêts montagneuses et très arrosées du Japon. Se détache ensuite une seconde branche qui conduit à deux sous-familles actuelles : celle de l’hydraste du Canada (Hydrastis canadensis), plante vivace forestière aux racines jaune d’or médicinales et aux fleurs blanches à trois pétales vite caduques ; celle des coptides (3 genres et 17 espèces) avec par exemple la coptide trifoliée (Coptis trifolia) des bois frais et humides d’Amérique du nord (surnommé racine jaune ou savoyane au Québec). Ainsi, se détache nettement un portrait-robot de l’état ancestral des renonculacées sous la forme d’une plante forestière, herbacée et vivace.

Ce scénario a déjà été évoqué avec d’autres familles dont les Orchidées, très présentes en forêt, qui ont émergé vers – 112Ma et ont commencé à se différencier fortement à partir de – 90Ma ; de même l’origine des graminées ou poacées se situerait vers – 96Ma et en milieu forestier.

On peut donc avancer que les renonculacées, représentatives de la flore herbacée, sont apparues et se sont diversifiées vers le milieu du Crétacé ce qui coïncide avec l’explosion des forêts dominées par des arbres à fleurs. Autrement dit, les herbes auraient d’abord émergé à l’ombre des arbres en même temps qu’eux et auraient contribué à créer les conditions propices à la grande Révolution terrestre qui a touché nombre de groupes d’animaux.

Hors de la forêt

Renoncules à feuilles d’ophioglosse dans une prairie inondable d’un marais

Progressons dans l’arbre des renonculacées. La majorité des branches qui sous-tendent directement les genres actuels émergent après – 48Ma au cœur du Tertiaire. Regardons les lignées qui les ont précédé et à partir desquelles elles ont divergé entre – 90 et – 48Ma en gros. Les analyses mettent en évidence un scénario de diversification en trois temps : un taux d’apparition de nouvelles espèces moyen au départ puis qui accélère vers – 83Ma, suivi d’un ralentissement relatif vers – 74Ma. Parallèlement, si on suit l’évolution des premières lignées de mammifères dont les Multituberculés, petits animaux aux allures de musaraignes, on constate que la complexité dentaire augmente là aussi autour de – 84Ma : cela signifierait une adaptation à de nouvelles nourritures « terrestres » sous la forme des feuillages des herbacées ; des insectes pollinisateurs connaissent aussi une forte diversification à cette période.

Cette date de – 83Ma semble bien coïncider pour les renonculacées avec la conquête d’un nouvel habitat : les milieux ouverts. Autrement dit, les herbacées gagnent de nouveaux milieux depuis les espaces forestiers qu’elles occupaient : une seconde petite révolution dans la grande Révolution. Entre – 83Ma et – 74,5Ma, on voit diverger rapidement plus de dix lignées herbacées : peut-être même que cette diversification s’est faite seulement en un ou deux millions d’années seulement ! Les représentants actuels de toutes ces lignées vivent essentiellement hors forêts (pour 7 d’entre eux). Ces lignées non forestières connaissent de plus un taux de diversification (apparition de nouvelles espèces/Ma) nettement plus fort que celui des lignées strictement forestières. Ce foisonnement des herbacées de milieux ouverts s’inscrit sans doute dans le cadre d’un refroidissement global d’environ 7°C qui a marqué cette période (mais en partant de niveaux très élevés !). Ces plantes se multiplient surtout aux moyennes et hautes latitudes donc dans un second temps nettement décalé dans le temps par rapport au premier essor en milieu forestier.

La crise

Renoncules à feuilles d’aconit à 2200m dans les Alpes

Tout le monde sait, et nous l’avons déjà rappelé en introduction, qu’un événement majeur, une extinction de masse sans équivalent dans l’histoire de la vie sur Terre, va survenir ; il sert de marqueur temporel et signe la fin du Crétacé et de l’ère secondaire. On considère qu’à partir de cet événement la vie a tellement changé sur Terre qu’on entre dans une nouvelle ère, l’ère Tertiaire avec la première période du Paléogène. Des pans entiers de la biodiversité animale ou végétale vont disparaître dont les Ammonites en milieu marin ou une grande partie des Dinosaures sur terre (sauf la lignée avienne déjà en train de se différencier vers les premiers oiseaux).

Mais tout le vivant n’a pas connu le même sort lors de cette grande crise K/Pg (K pour crétacé et Pg pour Paléogène) et notamment chez les végétaux à fleurs. Ainsi, on a étudié de la même manière ce qui se passe dans une autre famille composée actuellement de centaines d’espèces de lianes des forêts tropicales, les ménispermacées. Le calibrage temporel de l’arbre de parentés de cette famille indique que pendant une courte fenêtre temporelle entre -70 et – 60Ma, donc en plein dans la grande crise, elle a connu une très forte diversification et de manière indépendante dans trois grandes régions tropicales. Or, ces lianes prospèrent dans les milieux forestiers tropicaux très perturbés par des accidents climatiques par exemple (tempêtes). Il y a donc bien eu un certain chamboulement dans la flore terrestre au moment de cette crise mais surtout au niveau des arbres des forêts.

Le sort des Renonculacées illustre bien l’avantage dont ont bénéficié les herbacées à l’occasion de cette « ouverture » temporaire des milieux forestiers : quatorze lignées qui sont des branches originelles conduisant à des tribus ou sous-familles actuelles vont persister et même prospérer dans l’Hémisphère nord surtout aux hautes latitudes. C’est ainsi que des communautés riches en renonculacées se développent tout autour de l’Himalaya qui va se soulever au cours du Tertiaire. Ceci contredit au passage l’image d’Epinal de la destruction massive et généralisée associée à cette crise K/Pg.

Nb : Vous pouvez découvrir certaines Renonculacées citées dans le texte et d’autres en vous rendant dans la rubrique Renonculacées du site : https://www.zoom-nature.fr/articles/chroniques/r/renonculacees/

Les trolles : des Renonculacées prospères en montagne

BIBLIOGRAPHIE

  1. Impacts of the Cretaceous Terrestrial Revolution and K/Pg Extinction on Mammal Diversification
. Robert W. Meredith, et al.
Science 334, 521 (2011)
  2. The rise of angiosperm-dominated herbaceous floras: Insights from Ranunculaceae. Wang, W. et al. Sci. Rep. 6, 27259; doi: 10.1038/srep27259 (2016).
  3. Menispermaceae and the diversification of tropical rainforests near the Cretaceous–Paleogene boundary. Wei Wang et al. New Phytologist (2012) 195: 470–478
  4. Application « La Frise du vivant » ; Laetoli Productions ; https://www.laetoli-production.fr/fr

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