Canis lupus

Une fois n’est pas coutume sur zoom-nature, je vais vous demander, avant de lire le reste de cette chronique, d’aller voir une vidéo sur YouTube : elle dure à peine 5 min et s’intitule « How wolves have changed rivers » (taper ce titre dans Recherche) ; vous n’aurez aucun mal à la trouver : elle a déjà été visionnée et « likée » (grrr !) quarante millions de fois : eh oui ! Que les anglophobes se rassurent, elle est sous-titrée ! Cette vidéo hyper médiatisée et fort belle au demeurant en terme d’images raconte les conséquences de la réintroduction des loups dans le Parc National de Yellowstone aux U.S.A. à partir de 1995, soixante dix ans après leur éradication. Elle s’appuie et glorifie les recherches menées dans ce parc par une équipe de deux chercheurs américains, W. Ripple et R. Beschta, et leurs collaborateurs, qui ont publié depuis 2001 pas moins de vingt-cinq articles scientifiques sur ce retour des loups et leur impact. Ils défendent la théorie dite de la cascade trophique (i.e. alimentaire) et de « l’écologie de la peur » induites par le retour des loups sur les grands herbivores (wapitis essentiellement) : au final, les loups auraient ni plus ni moins indirectement transformé le paysage du Parc et notamment le cours des rivières ! … Sauf que toute la communauté scientifique locale n’approuve pas, loin s’en faut, ce modèle, le nuance a minima très fortement  et le fait savoir depuis la parution du premier article mais sans que jamais ces points de vue divergents n’aient été pris en compte par les médias (7). Il n’empêche que nombre de scientifiques reprennent cette histoire comme complètement avérée En ces temps troublés dominés par les infox, voici un bel exemple véhiculé cette fois au sein du monde scientifique lui-même ou comment un dogme s’installe et devient vérité !

Loup gris du Canada en zoo (photo J. Lombardy)

Cascade magique

Feuillage du peuplier tremble européen très proche du tremble américain

En quoi consiste donc cette fameuse cascade trophique vantée dans la vidéo (1, 2 et 3) ? Nous la rapportons sans conditionnel pour l’instant sur le même mode que la vidéo allégorique ! A peine introduits, les loups, par leur présence, ont profondément modifié le comportement des wapitis devenus très nombreux dans le Parc et exerçant une pression excessive de pâturage : ces derniers se sont mis à éviter certains secteurs du Parc où les loups étaient actifs tels que gorges et vallées dénudées par des décennies de surpâturage. Dès 1999, selon l’équipe de chercheurs citée en introduction, soit à peine quatre ans après le retour des loups, les peupliers trembles américains (Populus tremuloides) (que nous appellerons dans la suite « trembles » ; voir la chronique sur le tremble européen) réapparaissent et prospèrent dans ces zones tout comme des saules ou des peupliers deltoïdes (cottonwood). Ce retour des arbres le long des rivières s’est aussitôt accompagné du retour des passereaux et autres oiseaux et des castors grands amateurs de bois blancs (saules et peupliers : voir la chronique sur le castor). La présence des loups agit donc en descendant la chaîne alimentaire selon une cascade trophique.

Wapiti mâle en période brame (zoo)

Mais l’impact des loups va bien au delà : les carcasses produites par les loups ont favorisé la population de grizzly qui a augmenté ; avec le retour d’arbustes à baies tels que les amélanchiers, les ours se mettent à exploiter activement ces baies. L’évolution de la végétation arborée a transformé le bassin versant et atténuant l’érosion des pentes : les rivières ont modifié leur cours avec moins de méandres et un régime hydrologique différent. Ainsi, les loups ont non seulement transformé l’écosystème mais aussi la géographie physique.

Génial ! Superbe exemple d’écologie de la restauration ! La magie des équilibres retrouvés ! … etc. Difficile de ne pas adhérer à cette vidéo réalisée par une association spécialisée dans la création de documents de communication sur l’environnement durable (Sustainable Human). Passons donc maintenant à la face B : celle des faits !

Arbres et loups ?

En 2010 (4), une étude menée par d’autres scientifiques se concentre sur les fameux trembles, censés être en première ligne comme bénéficiaires du retour des loups ; ils les étudient à l’échelle de divers peuplements en analysant les cernes de croissance et en expérimentant pendant trois ans avec des parcelles encloses inaccessibles aux wapitis dans des secteurs plus ou moins fréquentés par les loups. Ils démontrent que l’absence de régénération des trembles depuis une longue période (celle sans les loups et avec surpâturage des wapitis) varie beaucoup d’un peuplement à l’autre : la dernière année de recrutement naturel de nouveaux arbres varie de 1896 à … 1956 ! Les données compilées n’indiquent nullement un brusque arrêt du recrutement par le passé : ceci corrobore plutôt une augmentation graduelle des wapitis qu’un brusque changement de comportement suite à la disparition des loups. Plus troublant : les estimations de la survie relative des jeunes trembles indiquent qu’ils ne tendent pas nettement à raugmenter actuellement, en dépit de la forte population de loups désormais installée ! Enfin, un test expérimental de l’hypothèse de la cascade trophique montre que les impacts du broutage des wapitis sur les trembles ne diminuent pas sur les sites où le risque de prédation par les loups est maximal ! Les auteurs de cette étude concluent qu’il faut réévaluer l’hypothèse de la cascade.

Mais pourquoi des résultats aussi différents alors que l’équipe initiale avait elle aussi étudié les trembles comme indicateurs d’un effet des loups ? Il s’agirait d’un problème méthodologique : ces derniers avaient observé seulement les plus grands trembles (donc les plus anciens) et pas l’ensemble des peuplements comme dans cette nouvelle étude. Petit « détail » qui change tout dans l’appréciation finale !

Une autre étude parue en 2013 (5) enfonce le clou : une expérimentation sur dix ans démontre que le seul broutage modéré ne suffit pas à restaurer la végétation arbustive à base de saules notamment le long des petits cours d’eau ; en fait, la restauration des communautés de saules demande de supprimer le broutage et de restaurer les conditions hydrauliques qui prévalaient avant la disparition des loups il y a plus de 70 ans ! Cette longue période sans loups a profondément modifié le régime de perturbations des cours d’eau et le retour des loups n’en a rétabli qu’une petite part. En fait, auparavant, il y avait aussi eu la disparition des castors qui avait asséché les sols si bien que les saules ne pouvaient se réinstaller même si les wapitis ne les avaient pas brouté. Cette étude souligne le point faible majeur des études initiales : n’avoir pris en compte qu’un seul facteur possible, le retour des loups ; alors que bien d’autres facteurs ont varié dans la même période comme le climat ou la topographie du paysage.

Les autres

Une synthèse de diverses études parue en 2014 (6) explore justement toutes ces autres causes possibles pour expliquer le déclin des wapitis. Pendant la même période que le retour des loups, les grizzlys dont la protection a été renforcée ont augmenté et leur prédation a fortement augmenté sur les jeunes wapitis notamment du fait de la raréfaction de deux de leurs nourritures principales : la truite fardée (concurrence espèce invasive) et les graines du pin à écorce blanche (maladie, changement climatique). Les populations de puma ont aussi augmenté sur cette période. La gestion de chasse des wapitis a fortement évolué dans la zone périphérique du Parc : dans la décennie qui a suivi le retour des loups, les prélèvements sont passés de 6 à 9% par an et même 17% avant de baisser fortement suite au fort déclin des wapitis. Conjointement, la région a connu une longue période de sécheresse. Donc, dur d’affirmer que seuls les loups sont responsables du déclin des wapitis ! L’étude précédente (5) avait d’ailleurs montré qu’il n’y avait pas de lien entre présence du loup et absence des wapitis ! En fait, il s’avère extrêmement difficile de démontrer que l’écologie de la peur fonctionne réellement sur de tels grands animaux !

Les auteurs de cette synthèse (6) posent un verdict sévère : « une cascade trophique est une construction intellectuelle dans un monde imaginaire de chaînes alimentaires simples pilotées par dynamique d’équilibre. Par opposition, la plupart des écosystèmes sont non contrôlés et impliquent de multiples réseaux alimentaires complexes guidés par dynamique de non équilibre ».

Wapiti femelle (zoo)

Ours et baies ?

On se souvient que les loups seraient aussi responsables de la plus grande consommation de baies de la part des ours sur les arbustes favorisés par les loups dans la cascade trophique. On avance même l’idée que les loups ont « sauvé » les ours en leur fournissant ces baies vu que truites et graines de pins ont fortement régressé ! Ripple et R. Beschta argumentent ce changement de comportement des ours en comparant le contenu des excréments des ours avant l’introduction des loups et après … sauf que les prélèvements avant les loups ont été faits sur une zone bien au delà du Parc alors que ceux après le retour des loups sont confinés à la partie centrale ! Un peu gênant quand même ! D’autre part, ils s’appuient aussi sur les transformations des peuplements d’arbustes à baies comestibles, les amélanchiers : ils subissent moins de broutage de la part des wapitis et deviennent plus hauts et portent donc plus de fruits. …

Fruits de l’amélanchier de Lamarck, espèce américaine cultivée comme ornementale

Sauf que les spécialistes des ours disent qu’ils ne consomment justement pas ces baies d’amélanchiers : ils préfèrent les airelles et les baies des shépherdies (arbustes proches de nos argousiers) ! Ils ajoutent de plus que les ours se rabattent plutôt sur plus de viande dans leur régime que sur des baies ! Donc, il y a peut être eu un impact sur les arbustes à baies mais cela ne semble pas avoir eu d’influence sur les ours comme avancé dans la vidéo !

On voit donc que la théorie de la cascade trophique loup/wapiti/végétation riveraine/ rivières ne peut être a minima considérée comme avérée mais que le réalité est sans aucun doute bien plus complexe et surtout multi-causale avec un fort degré d’intrication entre les divers facteurs. La rigueur scientifique demande à ce que cette hypothèse soit sérieusement testée ; cela ne veut pas dire qu’elle est entièrement fausse mais probablement pas aussi directe et linéaire que ne l’affirment le duo de chercheurs à la base de cette théorie. Ainsi, sur une île américaine (Isle Royale) (6) avec un seul herbivore, le wapiti et un seul carnivore, le loup, on a pu, là, démontrer un processus de cascade trophique.

Hyper séduction

Comment se fait-il que cet exemple ait ainsi pris une dimension médiatique qui l’a conduit au statut de dogme erroné ? C’est que l’acteur principal, le loup, ne laisse pas grand monde indifférent : n’en déplaise à nombre de nos « protecteurs de la nature armés », le grand public aime les loups et ceux-ci fascinent par leur organisation sociale et leurs capacités physiques d’endurance notamment. Ainsi, l’idée que les loups soient bons pour l’écosystème a forcément plu d’emblée et séduit un large public avec une raison de plus de les protéger. En fait, les loups ne sont ni bons ni mauvais pour un écosystème : cela ne relève que d’une appréciation relative dans un système de valeurs donné ! Ils sont et méritent d’être comme toute autre espèce vivante.

Mais cet exemple apporte une autre facette qui fascine tout autant avec l’idée de régulation par le haut et du mythique équilibre de la nature ; on rejoint ici la vieille idée de climax pour la végétation dont on sait maintenant qu’elle n’a pas de réalité. En fait, les divers facteurs évoluent sans cesse dans diverses directions avec sans cesse de nouveaux intervenants et des perturbations imprévisibles : on se trouve dans un état dynamique de déséquilibre et çà sonne bien moins rassurant que le fameux équilibre ! Pourtant, nous pourrions tout au contraire trouver dans ces exemples un sujet de ravissement profond devant l’extraordinaire complexité des écosystèmes et la multiplicité des interactions : une toute autre approche de la nature que celle de la simplicité réductionniste !

Enfin, au moins au sein de la communauté scientifique, il existe peut-être une autre raison expliquant la méprise sur cet exemple : historiquement, le premier exemple de cascade trophique aurait été décrit par le célèbre naturaliste Aldo Léopold en 1949 … après avoir constaté une augmentation du broutage par les cerfs suite à l’extermination des loups par les humains !

Moralité

La communauté scientifique se doit, encore plus que toute autre, d’être exemplaire en matière de diffusion d’informations objectivement avérées : une seule équipe sur un seul cas ne peut suffire à fonder un nouvelle théorie et celle ci doit ensuite prendre en compte toutes les rectifications ou limitations mises en évidence ultérieurement. Ici, c’est cet aspect qui pêche surtout car tout n’est pas forcément faux dans ce qui a été avancé !

Il se trouve que cette chronique est née d’une incroyable coïncidence : j’étais en pleine rédaction de la chronique sur les élans et les trembles en Scandinavie (voir cette chronique) et je venais de voir dans un des articles supports l’exemple de Yellowstone que je m’apprêtais à inclure. Et là, arrive au courrier un ouvrage que j’avais commandé il y a presque un mois (7) sur les informations fausses ou mal étayées circulant dans le monde de la conservation de la nature. Je le feuillette et je tombe en arrêt sur un article traitant justement du cas des loups de Yellowstone et je découvre, stupéfait, que je m’apprêtais à diffuser cette info comme vraie.

Tout ceci doit nous conduire à plus de vigilance (mais encore faut-il être expert !) et plus de modestie dans nos propos et peut être à plus de méfiance envers les trop belles histoires naturelles : nature et simplicité ne font pas vraiment bon ménage a priori !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Trophic cascades in Yellowstone: The first 15 years after wolf reintroduction.William J. Ripple , Robert L. Beschta. 2011 Biological conservation.
  2. Trophic cascades from wolves to grizzly bears in Yellowstone.William J. Ripple et al. Journal of Animal Ecology 2014, 83, 223–233
  3. The role of large predators in maintaining riparian plant communities and river morphology. Robert L. Beschta ⁎, William J. Ripple. Geomorphology ; 2011
  4. Are wolves saving Yellowstone’s aspen? A landscape-level test of a behaviorally mediated trophic cascade.MATTHEW J. KAUFFMAN  et al. Ecology, 91(9), 2010, pp. 2742–2755
  5. Stream hydrology limits recovery of riparian ecosystems after wolf reintroduction.Marshall KN, Hobbs NT, Cooper DJ. 2013 Proc R Soc B 280: 20122977.
  6. Trophic cascades in a multicausal world : Isle Royale and Yellostone. Peterson et al. 2014 Annual Review of ecology, Evolution and systematics. Vol. 45 : 325-345
  7. A good story : media bias in trophic cascade research in Yellowstone National Park.P. 80-84 In : Effective Conservation Science : Data not dogma.Ed. by P. Kareiva, M. Marvier and B. Silliman. Oxford University Press (2018)