A nul autre pareil avec ses tiges dichotomiques aux allures animales (Lycopode à massue)

07/11/2021 Peu de gens connaissent les lycopodes ; d’une part, de par leur aspect général, on les confond facilement avec des mousses ; d’autre part, les huit espèces que compte notre flore sont rares à très rares et cantonnées presque toutes en montagne. Quand on sait qu’ils sont les représentants actuels de la plus ancienne lignée de plantes terrestres vasculaires (dotées de vaisseaux conducteurs de sève), on éprouve devant eux la sensation d’être hors du temps, projeté près de 400 millions d’années dans le passé avec en toile de fond les luxuriantes forêts du Carbonifère qui ont donné naissance aux strates de charbon fossile. Nous consacrerons d’ailleurs une autre chronique dédiée entièrement à l’histoire des lycopodes et des plantes alliées (sélaginelles et isoètes) qui forment le groupe des Lycophytes.

Epis sporifères ou strobiles (Lycopode en massue)

Ce sentiment d’étrangeté est d’autant plus fort qu’ils vivent tous dans des lieux très particuliers et qu’ils supportent très mal les perturbations humaines : autrement dit, les observer c’est prendre un bain de naturalité profonde. Alors, partons à leur rencontre pour mieux les apprécier car, en plus de leurs origines, ils ont des particularités biologiques très surprenantes. Nous nous appuyons pour cela uniquement sur les espèces de notre flore.

Colonie de lycopode en massue dans une lande rocheuse dans les monts d’Aubrac (Auvergne) au milieu des genêts purgatifs

Incertae sedis 

Dans les textes anciens, les lycopodes avaient déjà attiré l’attention par leur anatomie très particulière qui conduisait à les considérer comme des mousses sous l’appellation de muscus terrestris. Cette « confusion » a été reprise par les anglo-saxons avec le nom populaire de club moss ou mousse en massue, massue faisant allusion aux organes reproducteurs de certains d’entre eux (voir ci-dessous). Sur internet, on trouve sur plusieurs sites, une traduction de ce nom en « mousse de club » … autrement dit n’importe quoi ou les joies de la traduction automatique sans doute ! 

Certaines espèces ont suscité un rapprochement avec les conifères. Ainsi, le lycopode sélagine (Spinulum selago) a été ainsi nommé à partir du latin selago : ce nom utilisé par Pline désignait sans doute un petit conifère prostré des hautes montagnes, le genévrier sabine, espèce très connue par ailleurs pour ses propriétés médicinales. Ce nom fut attribué à cette espèce de lycopode au milieu du 18ème par le botaniste anglais (d’origine allemande) J. J. Dillenius : en considérant le « feuillage » faisant penser à des aiguilles, il le rapprochait ainsi des conifères tout en continuant de la classer parmi les mousses.

Il est vrai que par son aspect, il fait penser fortement aux mousses du genre Polytric qui sont du même vert foncé. D’ailleurs, au moins une espèce de ces mousses porte le nom de « à feuilles de genévrier » (juniperinum). 

Tige et feuilles de polytric (Mousse)

On voit donc que déjà historiquement, les lycopodes ont posé des problèmes de classification aux botanistes qui ont louvoyé entre les mousses et les conifères sur la base de simples ressemblances morphologiques. Il faut dire à leur décharge que, effectivement, les lycopodes présentent des caractères morphologiques … déroutants. 

Dichotomique 

Tiges rampantes ramifiées du lycopode en massue qui se faufilent entre les végétaux de cette lande

Voici la description du lycopode en massue (sous le nom de Muscus terrestris clavatus) dans un texte du 18ème siècle qui reprend les écrits plus anciens :

Elle jette de longs sarments faits comme des cordes, garnis de petites feuilles, qui ont sept ou huit aunes de long, d’où naissent d’autres petites branches garnies de même ; toute la plante est rude au toucher ; elle se traîne par terre, jetant de petites racines capilleuses, comme fait le Lierre.

Lycopode des Alpes étalé sur un affleurement rocheux dans une lande tourbeuse (Les Saisies, Alpes)

Ce texte traduit bien le port étalé sur le sol (végétaux dits terricoles), avec des tiges rampantes plus ou moins enracinées, propre à la majorité d’entre eux. Ces tiges donnent par ailleurs des tiges dressées plus ou moins ramifiées ; chez le lycopode sélagine cité ci-dessus, toutes les tiges sont dressées ce qui lui donne un port plutôt en touffe. Ceci repose sur une intense multiplication végétative qui engendre des colonies pouvant couvrir plusieurs mètres carrés avec des tiges qui s’insinuent entre la végétation ambiante au sol. 

Colonie étalée de lycopode en massue en bordure d’une pessière subalpine avec l’airelle des marais

Il manque néanmoins un détail crucial à cette belle description : le mode de ramification des tiges. Elles se divisent systématiquement sur un mode dichotomique, i.e. par fourches de deux tiges de taille égale qui elles-mêmes se ramifient ainsi. Cette ramification dichotomique se retrouve systématiquement chez les toutes premières plantes terrestres vasculaires qui étaient dépourvues de feuilles par ailleurs ; la ramification latérale qui apporte la 3D et permet de mieux capter la lumière (une fois les feuilles acquises !) n’est apparue que plus tard. Chose curieuse, cette dichotomie peut être parfois inégale sur un même individu comme chez le lycopode en massue : une fourche terminale avec un axe court et l’autre long. Cette caractéristique a des conséquences architecturales en amont sur les tiges : comme la pousse terminale se scinde en deux (via un méristème à plusieurs cellules), cela induit une discontinuité qui se répercute en contrebas sur l’insertion des « feuilles ». A noter que les racines se ramifient sur le même mode. 

Lycopode en massue : les tiges font penser à des pattes aux longs doigts

Pseudo-feuilles 

La confusion évoquée avec mousses ou conifères tient avant tout au « feuillage » de ces plantes. Les tiges sont couvertes soit « d’aiguilles étroites », pouvant être prolongées par une longue soie blanche (caractère que l’on retrouve chez de nombreuses mousses), soit « d’écailles imbriquées » rappelant celles des thuyas comme chez le lycopode des Alpes. Pour les botanistes, ces appendices ne sont pas de vraies feuilles mais des microphylles, des ébauches « minuscules » de feuilles. Plusieurs indices vont dans ce sens : d’une part, la disposition de ces microphylles sur les tiges ne suit pas, le plus souvent, de règles strictes comme les vraies feuilles (phyllotaxie) : elles s’insèrent soit selon des spirales, soit en étages (verticilles) mais cette insertion peut changer sur une tige donnée ; d’autre part, la connexion des vaisseaux conducteurs de sève de ces microphylles avec la « colonne centrale » de vaisseaux conducteurs de la tige se fait de manière indépendante, non coordonnée. Tout ceci conduit à opposer ces pseudo-feuilles ou microphylles aux vraies feuilles (appelées mégaphylles) que l’on rencontre au cours de l’histoire évolutive à partir des fougères et des prêles. Néanmoins, par souci de ne pas dérouter le lecteur, nous utiliserons dans la suite le terme de feuille. 

Cette description des tiges et des « feuilles » ne doit pas laisser croire que les lycopodes actuels seraient des fossiles vivants « restés dans leur jus d’origine » ; loin s’en faut : ils ont évolué et leur système vasculaire a considérablement évolué en fait par rapport aux plantes ancestrales de leur lignée telles que Cooksonia du début du Dévonien (- 390Ma) : des axes dressés, ramifiés de manière égale et dépourvus de tous appendices. 

Le nom de lycopode, soit pied-de-loup (de lycos, loup et podion, pied) renvoie à l’aspect des jeunes rameaux du lycopode en massue faisant penser à l’extrémité d’une patte ; mais le nom populaire allemand (bärlapp) le compare à une patte d’ours ! On trouve aussi le surnom de griffe de loup qui renvoie peut-être à la forme légèrement recourbée des jeunes pousses dressées ? 

Pieds de loups ?

Sporanges 

Forêt de strobiles de lycopodes en massue !

Les lycopodes, tout comme les fougères et les prêles, alternent dans leur cycle de vie deux formes différentes : la plante verte qui produit des sporanges, organes dans lesquels se forment des spores, cellules microscopiques qui assurent la dispersion ; ces spores germent et donnent naissance à un nouvel organisme indépendant, très réduit, le prothalle qui porte les organes sexuels producteurs des cellules sexuelles : des anthérozoïdes nageurs (équivalents des spermatozoïdes) qui se déplacent dans la fine pellicule d’eau qui enveloppe les prothalles et vont féconder les cellules sexuelles femelles pour donner des cellules œuf ; chacune d’elles, en se développant, donnera une nouvelle plante verte. 

Chez les lycopodes, les sporanges se trouvent à l’aisselle de feuilles fertiles (sporophylles) plus ou moins différenciées selon les espèces. Chez le lycopode sélagine, les feuilles fertiles sont identiques aux autres et se trouvent dans la moitié supérieure des tiges dressées. Chez les lycopodes à massue et des Alpes, les feuilles fertiles sont très différentes, plus larges et jaunâtres et regroupées en épis denses terminaux ou strobiles (de strobilos, pomme de pin). Ces strobiles très voyants ont donné son nom au lycopode en massue (épithète latin clavatum : en forme de massue) ; les anglo-saxons ont retenu l’image des bois de cerf : staghorn’s clubmoss. Chez le petit lycopode inondé, les feuilles fertiles diffèrent à peine des autres à part leur base légèrement dilatée : comme chez le lycopode sélagine, les sporanges occupent la moitié supérieure des tiges dressées. Chez toutes les espèces les sporanges sont identiques entre eux contrairement à ce qui se passe chez les sélaginelles et isoètes, les plantes alliées des lycopodes (voir la chronique sur l’histoire des lycophytes). A maturité, les sporanges en forme de rein s’ouvrent et libèrent de grandes quantités de spores groupées par quatre (tétrades) car elles résultent d’une double division d’une cellule mère. 

On pense que ces spores voyagent à grande distance vue leur petite taille mais leur durée de vie est relativement brève et la plante n’est pas haute ; en sous-bois notamment, les probabilités de dispersion restent relativement limitées. 

Strobiles de lycopode des Alpes

Spores magiques 

Ces spores ont fait (et continuent) de faire l’objet de divers usages très surprenants notamment dans les pays nordiques où les lycopodes sont les plus représentés (espèces boréales la plupart) ; on récoltait surtout celles du lycopode en massue, faciles à récupérer vu la taille et la prééminence des strobiles.

Les artificiers utilisaient la poudre de spores dans les feux d’artifice : projetées dans une flamme, la poudre crépite et émet une lueur vive à cause de la présence d’une huile essentielle. On l’a utilisée dans les théâtres pour simuler des éclairs. On continue de la proposer à la vente en sachets de 100 grammes sous le nom de « poudre de crachat de feu » ; même si ce doit être impressionnant, nous déconseillons vivement ce produit car la récolte endommage les populations de lycopodes bien menacées par de nombreuses autres perturbations humaines ! 

Mais ces spores ont une autre propriété connue depuis au moins le 17ème siècle : celle « d’écarter l’humidité » de par leur membrane hydrophobe. En 1931, l’herboriste anglaise Mrs Grive écrivait à leur propos : « les spores ont un pouvoir de répulsion élevé, tel que si on se poudre la main avec, on peut la plonger dans l’eau sans qu’elle ne se mouille » ! Effectivement, cette poudre jaune pâle flotte sur l’eau sans se mouiller. On les utilisait donc pour enrober les comprimés et pilules afin d’éviter leur agglutination et les garder séparées pour l’administration. En faisant des recherches bibliographiques, je suis tombé sur un article médical relatant des cas d’asthme provoqué par l’utilisation de poudre de lycopode comme agent de dépoussiérage dans une usine de … préservatifs ! 

Leur finesse en a fait aussi un outil d’expérimentation : comme la limaille de fer ou du sable très fin, elles permettent de visualiser des ondes sonores en se disposant selon la trajectoire de celles-ci.

Bref, la poudre de spores de lycopode est une vraie poudre de perlimpinpin ! 

Mycrorhize 

Lycopodes à rameaux annuels côtoyant de vraies mousses (hylocomies) etc des myrtilles (elles aussi mycorhizées)

Les spores ne sont que la première grande étape du cycle. Une fois arrivées au sol, elles doivent impérativement enfouies car leur évolution ultérieure ne peut se faire qu’à l’obscurité. Là, la spore « germe », un terme mal adapté car elle n’a rien à voir avec une graine ne serait-ce que parce qu’elle est unicellulaire. Elle se développe donc par divisions cellulaires qui engendrent un minuscule organisme souterrain en forme de tubercule : un prothalle porteur des organes sexuels et sur lequel va pouvoir avoir lieu la fécondation à l’origine d’un nouveau pied (voir ci-dessus).

Mais pour en arriver là, le prothalle doit d’abord se former et ceci va demander beaucoup de temps et surtout la mise en place d’une interaction étroite avec un partenaire extérieur. Depuis la fin du 19ème siècle, on sait que le prothalle, dès le stade de quelques cellules, doit être colonisé par les filaments (mycélium) d’un champignon microscopique du sol qui pénètre dans les cellules et y forme des pelotons et des vésicules. En l’absence de cette colonisation, l’ébauche de prothalle dégénère. Cette association de type mycorhize (entre une plante et un champignon), bien connue chez une majorité de plantes à fleurs au niveau de leurs racines s’avère être d’un type très particulier différent de ceux classiquement rencontrés chez les autres végétaux terrestres. Ceci confirme, si besoin en était, l’originalité de la lignée des lycopodes, des plantes vraiment à part. 

Lycopode sélagine dans une lande à loiseleurie : des conditions de vie très difficiles

Cette relation va ensuite perdurer chez la plante feuillée après sa formation et s’installer au niveau des racines. Elle permet aux lycopodes d’assurer leur nutrition minérale (éléments minéraux prélevés dans le sol) dans les milieux extrêmement pauvres et acides qu’ils peuplent. Grâce à cette interaction, ils arrivent ainsi à survivre dans des milieux difficiles où ils se trouvent ainsi soumis à une moindre compétition de la part des autres végétaux dont les plantes à fleurs. On sait maintenant que les tous premiers végétaux terrestres (dont les Rhynies) avaient contracté déjà cette association de type mycorhize et on peut penser que sans elle, les végétaux verts n’auraient pas pu conquérir le milieu terrestre qui, au début, était pratiquement dépourvu de sol organique. 

Menacés 

Lande à callune fausse-bruyère sur une ancienne carrière de kaolin (Bourbonnais, 03).

Actuellement, on dénombre environ 400 espèces de lycopodes dans le monde. En fait, la majorité d’entre elles sont des espèces tropicales vivant en épiphytes, perchées sur les arbres, à la manière des orchidées tropicales. Par contre, les espèces des milieux tempérés ou boréaux se confinent, nous l’avons vu, dans des environnements froids, montagnards et sur des sols très pauvres ou saturés en certains éléments minéraux qui éloignent une bonne part de la flore. Ces exigences en font des espèces très sensibles aux perturbations engendrées par les activités humaines dont le réchauffement climatique.

Lycopode sélaginelle dans une très vieille hêtraie de la Réserve Naturelle de Chastreix (Sancy, Auvergne)

Parmi les perturbations directes, la récolte (illégale) des plantes pour les vendre comme plantes horticoles (come curiosités pour des jardins alpins) semble répandue dans les pays de l’Est et en Russie. Mais il y a surtout, à une très grande échelle, l’exploitation forestière dans les zones de montagne ou boréales via les coupes d’éclaircie ou à blanc qui constituent une menace sérieuse.

Lycopode à rameaux annuels dans une pessaire moussue à myrtille (Vanoise, alpes)

En Pologne, on a ainsi suivi des colonies de lycopode à rameaux annuels (Spinulum annotinum) qui se développent dans des sites ombragés au sein de vastes forêts de conifères. Lors des travaux d’exploitation, des colonies entières peuvent être directement détruites par le passage des engins forestiers. On préconise donc de laisser des bouquets d’arbres autour des colonies connues pour les sauvegarder. Mais le suivi de celles-ci montre qu’elles subissent quand même de manière collatérale les conséquences de la création de clairières : l’augmentation de l’insolation directe et la baisse de l’humidité ambiante provoquent le déclin des colonies. Ainsi une colonie conservée dans un bosquet au sein d’une coupe est passée d’une couverture du sol de 70m2 à 35m2 en 5 ans. Il faudrait conserver des bouquets d’arbres bien plus étendus pour assurer la survie de ces colonies. 

Même dans les clairières, le lycopode à rameaux annuels tend à se protéger du soleil direct sous la végétation arbustive (Vanoise, Alpes)

Une espèce particulière, le petit lycopode inondé, qui descend jusqu’en plaine, connaît d’ores et déjà une très forte régression dans son environnement ultraspécialisé : cette espèce vit au cœur des tourbières à sphaignes ou des landes tourbeuses très humides au bord de trous d’eau en train de se combler (« gouilles ») sur le sol nu. Le réchauffement climatique risque d’impacter violemment toutes ces espèces tributaires d’environnements très particuliers. 

NB Je profite de cette chronique pour signaler la parution récente d’un remarquable ouvrage sur les Fougères et plantes alliées (dont les lycopodes) aux éditions Biotope avec toutes les espèces de la flore d’Europe superbement illustrées. A consommer sans modération ! 

Bibliographie 

Molecular phylogenetics and the morphology of the Lycopodiaceae subfamily Huperzioideae supports three genera: HuperziaPhlegmariurus and PhylloglossumAshley R. Field et al. Molecular Phylogenetics and Evolution (2015) 

Vascular architecture in shoots of early divergent vascular plants, Lycopodium clavatum and Lycopodium annotinum Edyta M. Gola et al. New Phytologist (2007) 174: 774–786

Biology and evoltion of ferns and lycophytes. T.A. Ranker ; C. H. Haufler. Cambridge UP 2008

Ethnopharmacology of the club moss subfamily Huperzioideae (Lycopodiaceae, Lycopodiophyta): A phylogenetic and chemosystematic perspective Maonian Xu Journal of Ethnopharmacology · July 2019 

Selected aspects of Lycopodium annotinum L. sporulation Anna Śliwińska–Wyrzychowska, Monika Bogdanowicz Ecological Questions 16/2012: 51 – 58 

The dynamics of stiff clubmoss Lycopodium annotinum L. patches in clumps of trees left on the clear-cutting in pine forest Leucobryo-Pinetum Monika Bogdanowicz et al. Folia Forestalia Polonica, series A, 2015, Vol. 57 (1), 11–17