Lucanus cervus

Le lucane cerf-volant a fait et continue de faire l’objet d’un grand nombre de recherches scientifiques dans deux grandes directions. D’une part, à propos de son mode de vie, de son habitat et de son écologie en tant qu’espèce en fort déclin et classé sur Liste rouge à l’échelle européenne : il est devenu le porte-étendard de la conservation de l’entomofaune saproxylique, tous ces insectes dont les larves se nourrissent de bois mort et qui sont des indicateurs de la bonne santé des écosystèmes forestiers ; nous avons consacré une chronique au cycle de vie de cette espèce. D’autre part, et ce depuis au moins l’époque de C. Darwin et de l’avènement de la théorie de l’évolution, les scientifiques l’ont souvent choisi comme espèce modèle pour étudier la sélection sexuelle à cause des mandibules hypertrophiées des mâles ; plus récemment, on a élargi ce champ d’investigation au niveau des populations en milieu naturel en s’intéressant aux variations de ce trait singulier, extravagant disent les évolutionnistes, de la morphologie des mâles du lucane. Il en résulte un foisonnement de données ce qui explique la longueur un peu inhabituelle de cette chronique … mais le sujet en vaut la peine jusqu’au bout !  

Fascination 

Les mandibules puissantes et impressionnantes des lucanes fascinent en fait les hommes depuis très longtemps : un livre italien a même été consacré entièrement à la place du lucane dans l’art et la mythologie (1).  Dès l’antiquité grecque, on en trouve des mentions chez Sophocle qui compare la tête du lucane à la forme d’une lyre ou dans une comédie d’Aristophane qui décrit le jeu des enfants consistant à attacher un long fil à une patte et de laisser l’insecte s’envoler en le retenant ainsi en l’air ; c’est sans doute de là que vient l’appellation de cerf-volant par analogie avec l’objet volant : notons que les anglo-saxons l’appellent simplement « scarabée cerf » (stag beetle) sans faire référence au vol. Personnellement, dans mon enfance (bien lointaine maintenant !), j’ai joué à ce jeu du lucane-volant ! 

Le lucane a sa place aussi dans la mythologie grecque : le berger Cerambos, chanteur très apprécié des nymphes fut transformé, suite à une dispute avec elles, en un gros scarabée doté de longues cornes ; néanmoins, cette histoire a été retenue pour nommer le grand capricorne Cerambyx alors qu’il n’a pas de « cornes » ! Chez les Romains, on le célébrait pour ses pouvoirs magiques : en attachant une tête de lucane au cou d’un enfant, on le protégeait des maladies ; en Europe du Nord, on retrouve dans le folklore des usages du même ordre  comme amulette sexuelle ou pour prévenir les crampes. Mais, on craignait aussi le lucane pour ses pouvoirs supposés maléfiques sous les surnoms de « qui répand la foudre » pour signifier qu’il attirait la foudre et transportait des charbons ardents dans ses mandibules, provoquant des incendies de maisons avec des toits de chaume. 

Dans le domaine des Arts, on trouve aussi toute une foule de représentations de cet insecte : on constate qu’au cours des siècles, il s’est progressivement débarrassé de ses symboles et légendes associées pour devenir un sujet décoratif intéressant jusque dans les illustrations satiriques et des bandes dessinées. A noter que le mot lucane est relativement récent (18èmesiècle) et dériverait, via le nom scientifique lucanus, du latin lucavus qui désignait un « scarabée » (terme vague) chez Pline. 

Catch 

On associe étroitement ces mandibules avec la sélection sexuelle (voir les autres chroniques sur ce processus qui est une variante de la sélection naturelle s’appliquant au choix du partenaire sexuel lors des accouplements) car, effectivement, elles servent d’armes de combat, d’armements (weaponry) comme disent les scientifiques, lors des joutes d’affrontement entre mâles pour accéder à une femelle et s’accoupler. Nous avons vu (voir la chronique sur le cycle de vie des lucanes) que mâles et femelles ne se nourrissent que de liquides sucrés et se retrouvent souvent sur des sites propices comme de vieux arbres avec des écoulements ou des suintements de sève fermentée. Là, on assiste à des combats entre mâles pour s’accaparer la ressource d’une part et éloigner les autres mâles pour accéder aux femelles présentes : les mandibules deviennent alors les « bras des sumos » qui s’affrontent en combats ritualisés (2). Il ne s’agit pas de tuer l’adversaire ; d’ailleurs les mandibules même dentées auraient du mal à percer la dure carapace du corps ! Il s’agit de saisir à « pleines mandibules » l’opposant pour le soulever du support ; mais chacun s’agrippe fermement par les griffes des tarses qui aident aussi le vainqueur à garder son équilibre quand il soulève en l’air son rival vaincu avant de le jeter à terre. Ces griffes très courbées et hautes apportent donc une aide précieuse dans l’issue du combat. Les longues mandibules un peu courbées et dentées à l’intérieur permettent de saisir les pattes de l’adversaire et de le déséquilibrer tout en restant à distance, ce qui réduit en fait les risques de blessures. Le lucane pince avec toute la longueur de ses mandibules même si, mécaniquement du fait de la courbure, la moitié terminale est plus vulnérable (risque de casse !) et procure moins de force. Ces combats prennent souvent beaucoup de temps et d’énergie : les mâles vainqueurs sont a priori les plus forts et les mieux équipés en mandibules ; ceci fait de ces combats préalables à l’accouplement des signaux honnêtes de la bonne qualité reproductrice des mâles, un signe de « porteur de bons gènes » comme on dit dans le cadre de la théorie de la sélection sexuelle. 

Sumo 

Mais les seules mandibules ne suffisent pas pour l’issue des combats. Des chercheurs de la station biologique de la forêt de Chizé (3) ont observé des « combats organisés » en mettant en lice des mâles capturés et mesurés afin de définir les critères de réussite lors des affrontements. Ils ont ainsi mis en évidence l’importance du comportement agressif : un mâle prend l’initiative (l’agresseur) et se jette sur l’autre (l’agressé) ; il existe une taille-seuil du corps au delà de laquelle l’agressivité devient exacerbée : les mâles qui ont un thorax (la partie qui porte la tête avec les mandibules) dont la largeur dépasse 13,8mm se montrent très agressifs et initient les combats en s’attaquant aux autres mâles. Pour oser une image, on ne parlera donc pas de « gros bras » mais de « gros cous » ! Bien, mais il ne suffit de jouer les « sanguins », encore faut-il gagner ! Là encore la taille du corps s’avère décisive : si l’agresseur présente un thorax qui dépasse seulement de 1mm celui de l’agressé, alors il gagne presque à coup sûr ; si par contre, il est plus petit à ce niveau, l’issue reste incertaine : il peut gagner ou pas. En observant la large gamme des tailles des individus mâles de la population étudiée, les chercheurs arrivent à une conclusion intéressante : la taille-seuil pour devenir dominant et agressif est suffisamment haute que les « gros cous » aient de fortes chances (plus de 75%) de rencontrer un animal plus petit qu’eux et donc d’être vainqueurs. 

Héritage 

Depuis longtemps, on avait noté les variations considérables de taille du corps et des mandibules des mâles de lucane au sein d’une population donnée ou entre populations ; ainsi, on disitngue deux grandes formes une « grande » dite major ou cervus de grande taille (se rapprochant des 8cm) avec de grandes mandibules nettement courbées et dentées fortement à l’intérieur et une forme « petite » dite minor ou capreolus (chevreuil !) de petite taille (se rapprochant des 5cm ou moins) avec des mandibules courtes, presque droites et sans dents. La transition se ferait autour d’un poids moyen d’un peu plus de 2 grammes. Mais il existe de nombreuses formes intermédiaires et on ne peut en aucun cas parler de sous-espèces ou mêmes de races distinctes. 

Classiquement, on constate à l’échelle européenne (4), une tendance générale à l’accroissement de la taille du corps vers les latitudes nordiques, processus bien connu par rapport à la thermorégulation : la taille augmentant, le corps perd moins de chaleur aux altitudes plus froides à cause du rapport surface/volume ; même à l’échelle de la moitié nord de l’Italie, on constate ce changement entre le nord et le sud. Mais pourquoi de telles variations au sein d’une population donnée et pourquoi les lucanes anglais sont-ils pratiquement tous des « petits » ?  Pour comprendre, il faut se référer au développement larvaire évoqué en détail dans la chronique sur le cycle de vie. Les larves se développent sur une longue période (3 à 8 ans) en ne se nourrissant que de bois mort de faible qualité nutritive ; à la fin de leur développement, elles se transforment en nymphe dans le sol et y restent presque un an encore le temps de fabriquer les futurs organes des adultes dont les grandes mandibules pour les mâles. Donc la taille finale de la larve en fin de développement va déterminer la taille du futur adulte à venir. 

Cette taille finale dépend étroitement des conditions environnementales à deux niveaux. Côté nourriture : tout va dépendre de l’essence qui fournit le bois mort, le chêne étant clairement la plus favorable ; ainsi les larves des lucanes anglais qui sont essentiellement urbains se nourrissent du bois toutes sortes d’essences et rarement des chênes ce qui expliquerait peut-être leur petite taille ; le degré de décomposition mais surtout l’humidité du bois jouent aussi un rôle majeur, le bois mort sec étant très défavorable : l’humidité va dépendre à son tour du microclimat ambiant selon celle du sous-bois (forêt avec une canopée plus ou moins dense par exemple). Côté climat, les développements larvaire et nymphal demandent une certaine chaleur même si larves et nymphes sont dans le bois mort ou le sol. Donc, autant de conditions réunies très variables, autant de tailles finales de larves différentes et donc d’adultes plus ou moins grands. 

Allométrie et investissement 

Cependant, la taille du corps et celle des mandibules montrent des relations complexes du type allométrique, i.e . qu’ils croissent à des vitesses différentes. En effet, chez les grands mâles, on constate que la longueur des mandibules augmente plus vite que le poids : si tous les mâles avaient le même poids, alors les plus grands auraient les plus grandes mandibules. Ceci explique que les formes « grandes » (voir ci-dessus) ont des mandibules bien plus longues et bien plus complexes que celles des mâles de la forme « petite ». Il y a donc un processus de renforcement qui augmente les chances de succès de ces mâles de s’accoupler : ils délogent plus facilement leurs adversaires et y passent moins de temps. Ainsi s’exprime la pression de la sélection sexuelle qui fait que les mâles qui s’accouplent le plus (ici les grands) ont plus de chances de transmettre leurs gènes à la descendance via les femelles. 

Par ailleurs, la taille des femelles (globalement plus petites que les mâles) importe aussi vu qu’elles doivent produire les œufs. On a démontré que pour que les accouplements réussissent en pratique, le rapport de taille mâle/femelle devait être de 1,4 ; en dessous de 0,9 (donc des mâles plus petits que les femelles), les accouplements échouent ce qui renforce encore plus la pression de sélection en faveur des grands mâles.  

Femelle ou biche en langage populaire

Mais fabriquer de tels armements extravagants mobilise des ressources nutritives au moment de leur élaboration d’autant qu’il faut y ajouter l’agrandissement de la tête qui porte les mandibules et qui contient les importants muscles chargés d’actionner ces mandibules. L’ensemble tête/mandibules peut donc être considéré comme un tout fonctionnel (5) qui subit les pressions de sélection et suppose un investissement important aux dépens d’autres parties du corps comme les ailes (voir ci-dessous). Cependant, la sélection pourrait agir au delà des combats. Les mandibules des grands mâles sont longues mais plus fines ce qui réduirait la portance en vol et donc les coûts énergétiques de déplacements, sachant qu’ils volent beaucoup pour chercher les femelles. Comme ces mandibules ont en plus des dents développées, cela permet aux grands mâles de mieux saisir les femelles pour s’accoupler : autre avantage donc ! La présence de trois dents majeures sur ces longues mandibules augmente leur résistance en répartissant les forces de pression sur ces trois points (dont deux vers la pointe plus fragile) : donc moins de risques de casse et plus de force ! 

Le thorax soutient la tête et subit les mêmes contraintes de développement

Petits malins 

Est-ce à dire que pour les petits mâles c’est « fichu d’avance et qu’ils n’ont aucune chance de s’accoupler » ? Pas si simple … car les grands mâles n’ont pas que des avantages. En effet, une étude (6) sur une autre espèce du sud-est asiatique aux grandes « cornes », met en lumière les conséquences mécaniques de ces encombrants armements : la marche au sol devient instable et requiert 40% plus d’énergie ; donc, ils doivent surtout chercher les femelles en vol mais cela leur impose un surcoût énergétique de 26% à cause du surpoids de la musculature associée. Il y a donc là de très fortes contraintes qui génèrent chez les grands mâles un certain handicap, autre forme de signal honnête quant à leur bonne qualité génétique. 

Une étude belge (7) a comparé la taille, la forme et les performances aérodynamiques des élytres (les ailes dures du dessus) des petits et des grands mâles. Il apparaît clairement que si les grands mâles possèdent bien dans l’absolu des ailes plus grandes, il n’empêche que proportionnellement à la taille de leur corps et de leurs mandibules, ils investissent moins de ressources dans l’élaboration des ailes à l’inverse des petits mâles. Si on prend en compte la charge des ailes (rapport poids/surface) on découvre que la charge des ailes des petits mâles s’avère bien moindre ce qui leur procure de meilleures capacités voilières notamment compte tenu de leur faible masse corporelle et de la moindre taille des mandibules. Ils peuvent donc voler plus loin, plus vite et ont plus de stabilité quand ils se déplacent au sol ce qui leur permettrait de rechercher plus activement les femelles au niveau du sol y compris quand celles-ci sont en recherche de sites de ponte dans des fissures de bois mort. Autrement dit, les petits mâles auraient quand même de fortes chances aussi de pouvoir s’accoupler en occupant l’espace d’où sont exclus les grands mâles ; par contre, pour s’accoupler ils restent limités par la nécessité pratique d’être au moins aussi grands que les femelles. 

Grands puis petits  

Une étude (8) à partir de restes de lucanes prédatés (voir la chronique sur le cycle de vie) récoltés régulièrement au cours d’une saison de reproduction sur un même site montre que les spécimens en fin de saison sont plus petits que ceux qui émergent en début de saison. La taille moyenne atteint en fait un minimum dès la 7èmesemaine après le début des premières émergences qui se situe en général début juin pour ensuite rester à ce bas niveau, au point qu’en fin de saison on ne trouve plus que des petits mâles. Les quatre premières semaines d’émergences, le plus petit lucane récolté avait un thorax large de 1,7cm ; dès la septième semaine, 10 à 30% des individus récoltés ont un thorax en-dessous de cette norme. 

On explique cette évolution sur la durée de la saison de reproduction via le cycle larvaire ; certaines larves assez avancées seraient capables de se métamorphoser en nymphe puis en adulte avant la fin de l’été sans attendre l’année suivante ce qui donnerait des mâles plus petits (peut-être même en « sautant » des étapes). En plus, l’été progressant, la ressource bois mort devient de moins en moins favorable avec le dessèchement de celui-ci ce qui induit une taille finale moindre. On a là un bel exemple de plasticité phénotypique, des variations en fonction des conditions environnementales sans changement génétique sous-jacent. 

Restes de lucanes prédites en forêt : trois grands mâles et une femelle

Cependant, on pourrait aussi penser que cela provient d’une pression de prédation qui serait plus forte sur les grands mâles (plus avantageux comme proies) qui ont un comportement différent. Le principal prédateur forestier des lucanes est la corneille noire ; or, il a été démontré que cette espèce opportuniste s’attaque à tous les scarabées dès ors qu’ils dépassent … 3mm de long ; or, même les plus petits lucanes atteignent au moins 3 cm. De plus, les comptages de restes montrent que la prédation reste aussi intense sur les petits que les grands. 

Représentants de la famille des Lucanidés avec notre cerf-volant en haut à droite (Micropolis)

On voit donc la complexité de ces variations de taille très subtiles et leurs conséquences ; et encore, nous n’avons pas ici abordé les aspects liés à la phénologie, i.e. les variations sur les périodes d’émergence ! tout ceci explique l’extrême diversité des formes de mandibules observé au sein de la riche famille des lucanidés comme en témoigne cette galerie de photos prises à Micropolis. 

BIBLIOGRAPHIE

1) THE STAG BEETLE LUCANUS CERVUS (COLEOPTERA, LUCANIDAE) IN ART AND MYTHOLOGY.Eva SPRECHER-UEBERSAX. Rev. Écol. (Terre Vie), suppt. 10, 2008. 

2) Stag beetle battle behaviour and its associated anatomical adaptations. Goyens J. et al.  Journal of Insect Behavior 2015

3) POLYMORPHISME ET PERFORMANCES AU COMBAT CHEZ LES MÂLES DE LUCANE CERF-VOLANT (LUCANUS CERVUS).F. LAGARDE, J. CORBIN, C. GOUJON & M. POISBLEAU Rev. Écol. (Terre Vie), vol. 60, 2005. 

4) Latitudinal cline in weapon allometry and phenology of the European stag beetle.Romiti F, et al. (2017) In: Campanaro A, et al. (Eds) Monitoring of saproxylic beetles and other insects protected in the European Union. Nature Conservation 19: 57–80. 

5) Shape variation of mandible and head in Lucanus cervus (Coleoptera: Lucanidae): a comparison of morphometric approaches. F. ROMITI, et al.  Biological Journal of the Linnean Society, 2016, XX, 1–16. 

6) Cost of flight and the evolution of stag beetle weaponry.Goyens J, et al. 2015 J. R. Soc. Interface 12: 20150222. 

7) Is the major-minor male dimorphism of the stag beetle (Lucanus cervus) explained by a weaponry and wing investment trade off? Arno THOMAES& Philippe CAMPS Bulletin de la Société royale belge d’Entomologie, 152 (2016): 152-156 

8) Seasonal constraints on the mandible allometry of Lucanus cervus (Coleoptera: Lucanidae).S. HARDERSEN. et al. Eur. J. Entomol. 108: 461–468, 2011