Nepticulidae

05/03/2021 Nous avons du mal à appréhender l’étendue de la biodiversité dans notre environnement ordinaire en se limitant aux seules espèces facilement observables. Mais ce n’est rien à côté de pans entiers de la biodiversité représentés par des centaines ou des milliers d’espèces que nous côtoyons au quotidien sans jamais les « voir » du fait de leur taille ou de leurs mœurs particulières. Ainsi les micro-papillons de nuit comptent chez nous près de deux milliers d’espèces dont beaucoup sont très communes et pourtant inconnues même de la plupart des naturalistes aguerris. Sous ce nom informel, on regroupe des dizaines de familles de papillons de nuit (Lépidoptères Hétérocères), caractérisées par leur petite à très petite taille. Néanmoins, parmi eux, certains peuvent être perçus via les traces alimentaires laissées par leurs chenilles qualifiées de mineuses car elles creusent des galeries dans l’épaisseur des feuilles. Pour découvrir ce sous-groupe très diversifié lui aussi, nous avons choisi l’exemple des mineuses des ronces. 

Galerie de mineuse sur une feuille de ronce en hiver

Mineuses ? 

Ce terme, un peu énigmatique de premier abord, désigne les larves d’insectes qui vivent et se nourrissent dans des galeries creusées le plus souvent dans l’épaisseur des feuilles entre les deux épidermes (face supérieure et face inférieure) dans le tissu vert de la feuille formé au plus de quelques couches de cellules superposées ; autrement dit ce sont des larves-sandwich ! Elles rongent donc les cellules vivantes du cœur de la feuille en avançant, sans entamer les deux épidermes hyper minces de part et d’autre. Ce faisant, elles laissent derrière elles, au fur et à mesure de leur progression, tout en grandissant et en effectuant les mues successives, des tunnels ou des taches ou des cloques presque transparentes et assez faciles à repérer sur le fond coloré des feuilles : ce sont des mines. Le plus souvent, la mine s’élargit avec la croissance de la larve jusqu’à ce que celle-ci atteigne le stade final avant la nymphose en pupe ou chrysalide. Elles laissent aussi derrière elles des trainées d’excréments soit en taches ou en lignes de mini pelotes foncées, traces de la digestion des tissus consommés. Les larves des mineuses sont donc considérées comme des herbivores au même titre que les larves « classiques » qui rongent les feuilles depuis l’extérieur. 

Quatre grandes lignées indépendantes d’insectes ont évolué vers ce mode de vie très spécialisé : des mouches de la famille des Agromyzidés (plus de 2500 espèces) ; des micro-papillons de nuit dans dix familles différentes ; de manière plus anecdotique, des tenthrèdes (hyménoptères) et quelques coléoptères. Dans cette chronique, nous n’allons évoquer que le second groupe et plus particulièrement la famille la plus diversifiée, les Nepticulidés ou Mineuses pygmées (pygmy leafminer moth des anglais). 

On perçoit intuitivement les deux gros avantages de ce mode de vie : il fournit un gîte sûr, très abrité des intempéries et de la plupart des prédateurs et en même temps le couvert sous forme de cellules fraîches chargées de réserves nutritives issues de la photosynthèse. Néanmoins, les larves mineuses ne sont pas en sécurité totale : de « grands » herbivores (comme les chevreuils chez nous par exemple) peuvent consommer les feuilles et les larves en même temps.

Mais surtout, des mini- guêpes parasites très spécialisées (Braconidés, Chalcidoidés) savent les repérer à travers les feuilles (assez facile !) et piquent avec leur ovipositeur à travers l’épiderme pour déposer un ou des œufs sur ou dans la larve mineuse ; ces œufs éclosent et donnent des larves qui rongent la mineuse de l’intérieur jusqu’à sa mort avant de se nymphoser. 

Ronces taguées  

Nous avons donc choisi comme exemple type les mineuses des ronces dues à des Nepticulidés du genre Stigmella. Les ronces apportent un avantage pratique pour le naturaliste : les mines, alors vides de leurs occupants, persistent en hiver vu que la plante conserve la majorité de ses feuilles, même si elles virent plus ou moins au rougeâtre ou se nécrosent un peu par taches. 

Les mines sont assez dispersées et rarement nombreuses sur une même tige

La minuscule chenille brune, très aplatie, de ces espèces dessine dans la feuille un corridor plus ou moins tortueux et sinueux qui va en s’élargissant, témoignant ainsi de sa progression. Vue de dessus, la mine apparaît comme une ligne blanche à cause de l’épiderme supérieur transparent ; dessous, elle est nettement moins visible avec un halo rougeâtre tout autour. Parfois, la ligne se recoupe elle-même mais elle reste en général confinée d’un même côté de la nervure centrale qu’elle longe si elle vient à buter dessus, finissant néanmoins par la recouper ; souvent aussi, au contraire, elle longe scrupuleusement le bord externe, suivant les indentations. Les excréments forment une ligne centrale étroite mais qui disparaît en fin de saison. Généralement, il n’y a qu’une mine par foliole (feuille composée) et rarement plus de quelques unes par grande tige feuillée. Les mines « fraîches » (avec les excréments) s’observent soit au printemps pour les larves ayant hiberné, soit en été jusqu’en septembre pour la nouvelle génération. En hiver, elles persistent donc et, avec la lumière qui pénètre dans les sous-bois, ces mines « blanches » deviennent autant de hiéroglyphes énigmatiques, avec chacune sa spécificité et ses « accidents de parcours » : une leçon de choses intéressante à découvrir avec des enfants ! 

Après un virage en bout de piste, cette mineuse a suivi la nervure principale après l’avoir recoupé dans sa partie terminale plus mince

A l’origine, la femelle du papillon dépose un œuf, remarquablement « gros » (visible à l’œil nu) compte tenu du caractère minuscule des adultes, généralement sur la face supérieure, pas très près d’une grosse nervure, ce qui laisse du champ libre à la jeune larve qui éclot et entame tout de suite le creusement de sa galerie d’abord hyper étroite. Après avoir effectué ses mues successives, la chenille arrivée au stade ultime perce l’extrémité de sa galerie par en dessous et sort pour se nymphoser en chrysalide à l’intérieur d’un mini-cocon soyeux de couleur claire. 

Cette mineuse a d’abord longé les différentes nervures secondaires d’un côté avant de passer en « face » pour revenir en parallèle ! Difficile de comprendre les raisons d’autant de trajectoires différentes ! Noter la chambre terminale d’où elle est sortie

Casse-tête ! 

Le genre Stigmella qui inclut les mineuses des ronces présente pour le naturaliste soucieux d’identifier les espèces rencontrées un inconvénient majeur : une extrême diversité avec des espèces quasiment indifférenciables d’après leur aspect extérieur (aussi bien les papillons que les chenilles). On recense pas moins de 428 espèces dans le monde dont plus d’une centaine en Europe. La situation est rendue encore plus complexe par le fait que la plupart ne sont pas strictement liées à une espèce végétale donnée mais à un groupe d’espèces assez proches relevant de la même famille ! Ainsi, notre appellation de « mineuses de la ronce » est plus qu’une approximation scientifique : au moins dix espèces de Stigmella, très proches d’aspect, peuvent exploiter des ronces de plusieurs espèces (ronce commune, ronce bleuâtre, ronce des rochers, framboisier) mai aussi d’autres espèces de la famille des ronces (rosacées) dont des potentilles, des fraisiers, des benoîtes, la reine des prés,  les aigremoines, … On parle d’oligophagie pour traduire cette relative spécialisation. On les réunit sous une même appellation : « le groupe de Stigmella aurella », celle-ci étant une des plus communes de ce groupe. 

Stigmella aurella

Mais alors comment sait-on qu’il s’agit d’espèces distinctes ? On dispose pour cela de deux outils réservés à des hyper-spécialistes : soit l’analyse de l’ADN, soit l’examen au microscope des pièces génitales au bout de l’abdomen des papillons adultes, servant au moment de l’accouplement ; ces dernières ont en effet une forme ultra spécifique permettant un appariement étroit entre sexes de la même espèce. Et encore, même ce caractère s’avère ardu car ces pièces génitales diffèrent certes entre espèces mais de manière très subtile ! Extérieurement, les papillons sont indiscernables comme le montre la planche de spécimens présentée avec les dix espèces du groupe S. aurella ! De la même manière, il existe par exemple un groupe de mineuses des saules avec au moins cinq espèces et bien d’autres, souvent incomplètement connus. 

Planche de 9 spécimens appartenant à 9 espèces différentes du groupe S. aurella (extrait de 1) Bibliographie)

Micro-papillon

Les Stigmella des ronces (ou plutôt des Rosacées) sont de minuscules papillons au corps long de 3mm pour une envergure de 6 à 7mm ! On peut les observer (avec beaucoup de concentration !) au printemps (avril-mai) et ensuite en août (seconde génération). Au repos, ils se tiennent les ailes repliées en toit selon un angle surbaissé. De longues écailles frangées prolongent les ailes antérieures qui arborent des reflets métalliques dorés ; une bande transversale claire barre l’aile en son milieu. Les ailes postérieures gris sombre, plus étroites, portent elles aussi des écailles frangées plumeuses. Le sommet de la tête est orné d’écailles en pointe tandis qu’une sorte de « chapeau » d’écailles rousses cache la base des antennes assez courtes. Ces papillons ne possèdent pas de langue et ont des palpes réduits.

La famille de rattachement, les Nepticulidés (de nepticula, « petite fille chérie » !), ne renferme que de telles espèces dont certaines encore plus petites avec des ailes ne dépassant pas … 1,5mm ! La majorité des espèces ont des chenilles mineuses de feuilles comme les Stigmella mais on y trouve aussi des espèces qui minent les bourgeons ou les fruits verts ailés des érables sycomores ou encore la jeune écorce des tiges de genêts à balais. 

Par contre, ceci est une autre mine en plaque sur une ronce, provient d’une autre espèce de mineuse non identifiée et pas sûr que ce soit un Nepticulidé !

En pratique, on peut quand même approcher un certain niveau d’identification, au moins celui des groupes d’espèce, en s’appuyant sur les seules mines laissées par les larves. Il faut noter un certain nombre de critères : l’espèce végétale minée, critère majeur qui suppose une bonne connaissance botanique ; la position initiale de l’œuf et du trou de départ de la jeune chenille : dessus ou dessous ; l’époque d’apparition (mines en activité) ; la couleur et la forme des traînées d’excréments. On peut s’aider de bases de données en ligne richement illustrées comme celle basée aux Pays-Bas  : ce site d’identification des mineuses inclut aussi les galles ; on peut y « entrer » par nom scientifique des plantes ; par exemple, pour les ronces Rubus, une clé est proposée (mines et galles) et dix espèces de micro-papillons mineuses sont présentés à propos de la ronce commune (Rubus fruticosus)

Les spécialistes (peu nombreux !) recueillent des rameaux minés et élèvent les chenilles jusqu’à l’éclosion du papillon qu’ils conservent et examinent de très près au microscope. 

Histoire ancienne 

Les Nepticulidés, qui sont donc parmi les plus petits papillons de nuit actuels, comptent au moins 850 espèces connues dans le monde et on estime le nombre réel sans doute entre 2000 et 2500 ! Les nombreuses espèces mineuses vivent essentiellement sur des plantes à fleurs (angiospermes) ligneuses très variées mais sont absentes des Monococtylédones dont les graminées pourtant hyper présentes dans les environnements. L’histoire évolutive de la famille des Nepticulidés remonte à l’ère secondaire vers le milieu du Crétacé. Ainsi, par exemple, on a trouvé un fossile très bien conservé (- 97Ma) d’une feuille d’érable de la lignée du sycomore actuel avec une mine très typique et proche de celle des espèces actuelles du genre Ectoedemia. Les divers fossiles de cette époque (- 120 à – 90Ma) présentent déjà une certaine diversité suggérant que le groupe avait déjà connu une diversification avancée. Avec une autre famille plus réduite (Opostégidés), ils forment une lignée de parenté qui se situe très près de la base de l’arbre global de tous les papillons ; autrement dit, il s’agit d’une lignée très ancienne. 

Leur association alimentaire avec les plantes à fleurs soulève la question d’une éventuelle coévolution en parallèle de celles-ci. En effet, les premières lignées d’angiospermes se différencient entre – 110 et – 90 Ma ; mais les reconstitutions suggèrent que la lignée des Nepticulidés a émergé nettement en amont et s’est donc adaptée à cette nouvelle source de nourriture considérable qui offrait des tissus végétaux plus tendres et plus appétents que ceux des conifères ou des cycas qui prédominaient auparavant. Certes, il y a du y avoir une certaine coévolution mais pas très étroite compte tenu du caractère oligophage (voir ci-dessus) de la plupart des espèces. On ne connaît que six genres inféodés à une seule famille de plantes comme par exemple Trifurcula sur les Légumineuses. Même les espèces du groupe Stigmella aurella débordent ponctuellement sur d’autres familles que les rosacées comme certains Géraniums sauvages ou Rhododendrons ! Le genre Stigmella, qui réunit à lui seul près de la moitié des espèces de la famille sur tous les continents, a divergé très tôt dans l’histoire évolutive de la famille ; il semble que l’essentiel de la diversification extrême de ce genre ait eu lieu au cours du Miocène (- 53 à – 23 Ma) avec la diversification croissante des végétaux ligneux. 

Bibliographie 

Site anglais sur les mineuses 

Field Guide to the Mico-moths of Great Britain and Ireland. PL Sterling ; M. Parsons ; 2012 ; British Wildlife Publishing. Plus de 1000 espèces décrites ; très richement illustré avec des planches de haute qualité. 

Phylogeny, classification and divergence times of pygmy leaf-mining moths (Lepidoptera: Nepticulidae): the earliest lepidopteran radiation on Angiosperms? CAMIEL DOORENWEERD et al. Systematic Entomology (2017), 42, 267–287 

1)DNA barcoding resolves species complexes in Stigmella salicis and S. aurella species groups and shows additional cryptic speciation in S. salicis (Lepidoptera: Nepticulidae).  ERIK J. VAN NIEUKERKEN et al. Entomologisk Tidskrift 132 (4): 235-255. Uppsala, Sweden 2012