Anatidae

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Chez la majorité des canards dits de surface (ceux qui se nourrissent en barbotant ou simplement en basculant la tête dans l’eau), les ailes portent sur le dessus, au niveau des rémiges secondaires, une tache colorée aux reflets irisés, appelé miroir alaire (specula en anglais). La coloration de ce miroir (souvent bordé de barres sombres ou claires) varie d’une espèce à l’autre et sert même de critère d’identification très fiable pour identifier un canard en vol ; par contre, la coloration est identique chez les deux sexes par ailleurs souvent fort différents au niveau du reste du plumage. L’aspect irisé de ce miroir n’a pas manqué d’attirer l’attention des ornithologues qui ont cherché à comprendre l’origine de telles nuances métalliques.

Une étude récente (1) a identifié le mécanisme de cette coloration irisée, très sophistiqué et inconnu jusqu’alors chez les oiseaux ; nous allons tenter de restituer ces résultats le plus simplement possible au vu de leur complexité.

Une couleur structurale

Les colorations irisées (que l’on retrouve chez divers autres oiseaux tels que les colibris, les pies, les étourneaux, ….) relèvent des couleurs dites structurales : ce sont des couleurs physiques (non dues directement à la présence de tel ou tel pigment coloré chimique) qui résultent de la dispersion cohérente de la lumière incidente sur les barbules des plumes (les plus petites ramifications) quand elle entre en contact avec des nanostructures à base de granules microscopiques, les mélanosomes, contenant un pigment noir, la mélanine. Ces granules, selon leur disposition, leur densité, leur environnement périphérique, fournissent toute une gamme de couleurs allant du noir, gris ou blanc selon leur densité aux bruns à jaune rougeâtre, avec des nuances irisées selon l’angle d’observation et d’éclairage. L’effet filtreur de ces couches de granules varie selon les longueurs d’ondes des radiations lumineuses incidentes : si les couches renvoient toutes les ondes, on obtient la couleur physique blanche comme chez le lagopède alpin en plumage hivernal ; sinon, selon les ondes réfléchies, la teinte produite et ses nuances irisées seront différentes.

Depuis longtemps, on pensait à propos des miroirs alaires des canards que les couleurs irisées provenaient d’interférences avec des rangées organisées de mélanosomes et de couches de kératine ; or, l’observation de barbules de plumes en coupe au microscope électronique dévoile une structure en deux dimensions avec des motifs hexagonaux, incompatible avec cette hypothèse. L’étude mentionnée ci-dessus a donc exploré au microscope électronique à transmission ces barbules et effectué des mesures physiques sur les plumes de six espèces de canards de surface dont le canard colvert.

Des C. P. en 2D !

Le résultat de ces recherches fait appel à un « jargon » optique très pointu un peu déroutant pour le novice. Les observations microscopiques et les expériences réalisées démontrent que la couleur irisée des miroirs alaires des canards étudiés relève d’une structure photonique inédite : des cristaux photoniques en 2D ! Ce néologisme remonte à 1987 et désigne des nanostructures périodiques qui affectent la propagation des radiations lumineuses ; ils peuvent être en couches (hypothèse ancienne) ou bidimensionnels comme c’est le cas en fait ici ou tridimensionnels. Des mélanosomes en forme de bâtonnets forment des couches disposées selon des motifs hexagonaux sous une fine couche externe de kératine ou cortex (le constituant corné de base des plumes). Selon les espèces, ces granules disposés en 4 à 6 couches ont une taille variant entre 60 et 85nm (nanomètres), sont espacés en moyenne de 140 à 200nm et sous un cortex d’une épaisseur de 90 à 370nm.

On connaissait déjà de telles structures bidimensionnelles chez les pies (notamment sur la queue aux reflets très changeants) et les paons, mais la structure est différente avec des motifs carrés, un cortex plus épais et de l’air entre les mélanosomes. Ici, le fin cortex joue un rôle prépondérant dans la production d’interférences par résonnance et donne de la luminosité et des couleurs saturées.

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Les plumes du paon ont aussi des couleurs structurales irisées mais à partir de nanostructures différentes.

Un système sophistiqué modulable

L’avantage d’une telle structure, en dépit de son apparente complexité, c’est sa capacité à pouvoir évoluer très facilement et ainsi donner accès à toute la gamme possible de couleurs irisées : il suffit de jouer soit sur la taille des granules, soit leur espacement ou l’épaisseur du cortex de kératine, autant de caractères potentiellement évolutifs par le biais de mutations. Et pourtant, on constate que les canards de surface, en dépit de leur diversité en espèces, ne présentent pas beaucoup de couleurs différentes pour leurs miroirs. Ils ont certes produit toute une gamme allant du violet au rouge en restant au-dessus de 400nm de longueur d’ondes. Pour les six espèces étudiées, les couleurs obtenues se tiennent dans une gamme très limitée avec des couleurs peu lumineuses mais nettement saturées.

L’explication possible tient aux diverses contraintes. Le diamètre des granules ne peut qu’augmenter un peu pour un espacement donné (sinon les granules vont se chevaucher). Or, l’assemblage hexagonal, selon un système d’auto-assemblage énergétiquement très stable, suppose des granules rapprochés : l’espacement ne peut donc pas être augmenté. D’autre part, la taille des granules de mélanine chez les oiseaux ne peut pas dépasser 100nm. On comprend donc que finalement, les possibilités supposées infinies restent en fait limitées par le jeu des contraintes.

Quelle pression sélective ?

Tout ceci renvoie aux fonctions biologiques de ces miroirs. Comme ils sont exhibés au cours des parades nuptiales, on peut penser que la sélection sexuelle, très puissante, ait agi en faveur par exemple de couleurs saturées (il faudrait tester cette hypothèse sur un échantillon plus large d’espèces). Mais le miroir est présent chez les deux sexes et avec la même intensité de couleurs.

L’exemple du canard colvert apporte quelques éclairages : la coloration du miroir fondamentalement bleue connaît quelques variations vers le bleu vert. Or, si on masque le miroir d’un mâle, cela n’a pas d’effet sur sa capacité à se trouver une compagne : l’hypothèse de la sélection sexuelle se trouve un peu bousculée !  On a par ailleurs mis en évidence une relation positive entre l’intensité de la coloration du miroir et la condition physique (fait assez courant chez les oiseaux) mais uniquement chez …. les femelles !

Le miroir alaire aurait donc plusieurs fonctions ; peut être favorise t’il l’isolement reproducteur en limitant la formation de couples hybrides. Beaucoup de ces espèces (au moins dans les pays tempérés ou nordiques) forment leurs couples sur les terrains d’hivernage alors qu’ils sont en troupes souvent très nombreuses et formées de plusieurs espèces : ces panneaux visuels seraient alors un bon moyen de « se retrouver » entre congénères. Mais alors pourquoi ce caractère est-il apparu plutôt chez les canards de surface que chez les canards plongeurs (qui ont plutôt des bandes alaires claires non irisées) ?

Je terminerais par une réflexion purement personnelle ; nulle part dans cet article je n’ai vu évoqué le rôle possible de la pression de prédation : or, un miroir alaire qui scintille en vol n’est-il pas une cible idéale pour un chasseur aérien comme le faucon pèlerin, prédateur régulier sur les sites d’hivernage ; les irisations seraient-elles alors un moyen de perturber sa vision ? Si l’un ou l’une des lecteurs a eu connaissance de publications sur ce thème, je serais volontiers preneur. En tout cas, forcément que la prédation a du aussi agir en tant que force sélective sur la coloration de ce miroir.

Gérard GUILLOT. Zoom-nature.fr

BIBLIOGRAPHIE

  1. A photonic heterostructure produces diverse iridescent colours in duck wing patches. Chad M. Eliason and Matthew D. Shawkey. J. R. Soc. Interface (2012) 9, 2279–2289
  2. Bird coloration. G.E. Hill. National Geographic. 2010
  3. Ornithology. Third Edition. F. B. Gill. W.H. Freeman and company. 2007

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le canard colvert
Page(s) : 80 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les canards de surface
Page(s) : 79-86 Le Guide Des Oiseaux De France