Heteroptera

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Punaise arlequin (Graphosoma lineatum)

La punaise arlequin à laquelle nous avons consacré une chronique (Elle annonce la couleur) est un modèle d’espèce aposématique, i.e. d’une espèce qui arbore des signaux visuels très voyants (des rayures et points noirs sur un fond rouge vif), un comportement très exposé (sur les ombelles blanches en haut des plantes) mais qui, en cas de danger, peut se défendre en émettant ou projetant un liquide irritant et qui la rend peu appétissante. Ainsi, les prédateurs, au premier rang desquels les oiseaux, apprennent-ils rapidement à éviter de consommer cette bête colorée en se remémorant sa livrée. Mais, dans la réalité du terrain, la situation semble plus nuancée.

D’autre part, on observe que parmi les parents plus ou moins proches de la punaise arlequin (dans le vaste groupe des Hétéroptères) et même au-delà, on retrouve cette livrée noire et rouge associée souvent à cette capacité de défense chimique. Une équipe de chercheurs tchèques a exploré cette question avec des expérimentations et des résultats très intéressants.

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Gendarmes (Pyrrhocoris apterus) accouplés

Des punaises en rouge et noir

Quand on parcourt la biodiversité des « vraies » punaises, les Hétéroptères (voir chronique sur la punaise arlequin), on découvre effectivement çà et là au sein des nombreuses familles qui composent ce vaste groupe (plus de 40 000 espèces !) des espèces avec un dessin contrasté rouge et noir selon des motifs variés. Le fait le plus marquant est que ce caractère apparaît dans des familles certes apparentées puisque toutes incluses dans les Hétéroptères mais plus ou moins éloignées au sein de cet ensemble.

On peut illustrer (voir les photos ci-dessous) cette récurrence en se limitant à quelques exemples pris dans la faune « ordinaire » de France et piochés dans différentes familles. Toutes ces espèces partagent par ailleurs la capacité d’émettre un cocktail de substances répulsives via des glandes thoraciques qui sont justement une des signatures évolutives des Hétéroptères.

Même hors du groupe des Hétéroptères, on trouve d’autres exemples de ce motif avec des espèces non consommables ou au goût répulsif comme les coccinelles , les zygènes ou le criocère du lis ou d’autres comme les cercopes capables de s’échapper par des sauts très rapides en cas d’attaque.

La question qui émerge de manière logique est donc la suivante : toutes ces espèces au « même » motif aposématique (puisque associé à une défense chimique) forment-elles un complexe d’espèces non apparentées mais qui profitent toutes de ce caractère comme moyen d’échapper à la prédation des oiseaux : ce qu’on appelle un complexe mimétique. Profitent-elles toutes de la même immunité avec ce signal commun et cette immunité est-elle la même avec tous les prédateurs ?

Des tests semi-naturels

Il est évidemment quasi impossible de suivre dans la nature le comportement des oiseaux face à de telles punaises. Tout ce que l’on sait c’est que les punaises en général constituent une part importante du régime alimentaire de nombreux jeunes passereaux au nid mais que les espèces aposématiques rouge et noir sont très peu représentées ou absentes.

Côté punaises, quatre espèces ont été sélectionnées :

– deux connues pour accumuler les poisons absorbés sur les plantes hôtes très toxiques : la punaise écuyère (Lygaeus equestris) confinée sur le dompte-venin officinal et la punaise à damier (Spilostethus saxatilis) (dont nous ne disposons pas de cliché ; elle ressemble un peu à la punaise du laurier-rose présentée ci-dessus) inféodée au colchique ; elles sont très localisées du fait de la rareté de leurs plantes hôtes

– deux autres très communes : la punaise arlequin (voir la chronique consacrée à cette espèce) et le célèbre gendarme (Pyrrhocoris apterus) qui se démarque par une moindre capacité de répulsion.

Les chercheurs ont mis en place un dispositif astucieux sur plusieurs années pour tester quatre espèces de passereaux de taille différente et connues (par des études antérieures) pour avoir des réactions différentes quand on leur propose par exemple des gendarmes classiques et d’autres teintés en brun uni. Quatre espèces de passereaux ont ainsi été retenues : la mésange charbonnière ; le bruant jaune ; le rouge-gorge et le merle noir. 80 oiseaux de chacune de ces espèces ont été capturés au filet, gardés 2 à 5 jours pour une acclimatation partielle puis soumis à des tests et libérés aussitôt après.

L’inconvénient de cette méthodologie, c’est que l’on ne connaît pas le vécu de chaque oiseau : a t’il déjà été en contact avec l’une des punaises et a t’il déjà appris à l’éviter ?

Non merci !

Le résultat global le plus intéressant c’est la disparité des comportements d’une espèce de passereau à l’autre et aussi d’un individu d’une même espèce à l’autre en fonction des espèces de punaises concernées! On peut ainsi classer ces quatre espèces de passereaux en trois groupes selon leurs réactions et nous allons les découvrir successivement.

Les mésanges charbonnières testées n’ont pratiquement jamais attaqué aucune des punaises présentées ! Et pourtant, il est fort probable qu’elles n’aient jamais été en contact avec la punaise écuyère ou la punaise à damier compte tenu de leur écologie. On sait que des mésanges prises au nid et élevées à la main, donc naïves envers ce type de proies, apprennent en quelques rencontres à éviter la punaise écuyère. Pour les gendarmes, on sait aussi que les mésanges charbonnières évitent les gendarmes « normaux » mais attaquent dans une moindre mesure des gendarmes peints en brun. Bien que peu malodorant, le gendarme provoque la nausée chez une mésange charbonnière qui le consomme.

Par rapport aux punaises arlequins évitées elles aussi, on pourrait penser que la carapace dure de cette espèce décourage toute attaque ; mais ces mésanges sont parfaitement capables de tuer et décortiquer des proies aussi dures mais cela leur demande un certain temps et la punaise arlequin ainsi manipulée a tout loisir de décharger son liquide malodorant.

Donc, la mésange charbonnière n’a pas de rejet inné du noir et rouge et apprend rapidement ce motif au contact d’une espèce de punaise pour le généraliser aux autres ; certains individus semblent encore plus récalcitrants que d’autres et montrent une forte néophobie (peur de ce qui est nouveau). Pour elle, le complexe mimétique des quatre espèces est donc de type müllérien où des espèces « nocives par leur goût » convergent par la possession d’une couleur d’avertissement (aposématique).

Ca dépend

Le bruant jaune et le rouge-gorge, passereaux moins généralistes, attaquent certaines espèces plus que d’autres et ne réagissent pas systématiquement aux signaux d’avertissement.

Ainsi la moitié des bruants jaunes testés attaquent et tuent des punaises écuyères et des gendarmes ; cependant après une première attaque, ils commencent éviter les punaises écuyères (qu’ils ont peu de chances d’avoir déjà rencontrés) ou alors les manipulent si doucement que l’insecte reste intact est relâché vivant. Ils évitent aussi les punaises arlequins pourtant communes et qu’ils pourraient consommer avec leur bec fort.

Les rouges-gorges attaquent plus souvent les gendarmes que les punaises écuyères ou à damier mais sans pour autant les tuer. Plusieurs fois, les chercheurs ont observé des rouges-gorges ayant capturé un gendarme le manipuler avec précautions (alors qu’il a très peu d’odeur) et finir parfois par le relâcher vivant. Ils emblerait que le rouge-gorge s’appuie sur deux signaux successifs : d’abord visuel puis gustatif ; il arrive peut-être ainsi à discriminer les individus gendarmes plus ou moins chargés en substances nocives ! On sait aussi que les rouges-gorges manipulent plus doucement les gendarmes aux couleurs normales que ceux peints en brun expérimentalement.

On entre donc un peu dans la nuance vis-à-vis de l’efficacité supposée de l’aposématisme partagé entre espèces différentes ; visiblement, ces deux passereaux sélectionnent un peu en fonction des espèces.

Ca marche de moins en moins !

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Couple de merles noirs

Avec le merle noir, le plus gros des quatre passereaux testés, la situation devient radicalement différente : les merles testés attaquent les quatre espèces ! Parmi ces merles, la moitié au moins ont attaqué plusieurs fois des punaises aposématiques ; les punaises arlequins sont les plus attaquées et en plus elles sont tuées et consommées (jusqu’à 4 ou 5 sur dix essais pour un même merle) ; par contre, seulement la moitié des gendarmes attaquées sont consommés et les punaises écuyères et à damier attaquées ne sont qu’exceptionnellement consommées.

Les chercheurs ont pu observer le comportement des merles vis-à-vis des punaises arlequins : soit le merle l’avale d’un coup ce qui ne laisse pas le temps à la punaise de décharger ses glandes odorantes et il peut le faire vu la taille de son gosier assez grand (une mésange ou un rouge-gorge ne pourraient pas le faire) ; ou bien, le merle saisit la punaise et la jette au sol puis recommence plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle ait déchargée tout son liquide. Ils procèdent de même avec des punaises vertes malodorantes ce qui indique qu’ils ont une vraie connaissance technique vis-à-vis de ces insectes aposématiques ou pas. Ils bénéficient peut-être d’une moindre sensibilité par rapport aux substances rejetées par les glandes malodorantes.

Pour expliquer pourquoi les merles s’en prennent aux punaises écuyères et à damier mais qu’ils les consomment très peu ou pas, on peut penser qu’il généralise son expérience avec les deux autres plus communes (gendarme et punaise arlequin) et, entrant en contact avec les défenses chimiques particulièrement « musclées » de ces deux espèces (voir plus haut) finit par les rejeter.

On voit donc au final que le complexe mimétique supposé des punaises rouges et noires fonctionne plus ou moins selon les espèces d’oiseaux prédateurs et même selon les individus et leurs personnalités. Les punaises qui possèdent en plus une défense chimique acquise en stockant des substances toxiques de plantes semblent bénéficier d’une protection plus efficace mais métaboliser des poisons a aussi un coût énergétique.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Predator dependent mimetic complexes: Do passerine birds avoid Central European red-and-black Heteroptera? KATEINA HOTOVÁ SVÁDOVÁ, ALICE EXNEROVÁ, MICHALA KOPEKOVÁ and PAVEL ŠTYS Eur. J. Entomol. 107: 349–355, 2010