Tout le monde le sait et le vit au quotidien : nous sommes bien plus « attirés » par le monde animal que par le monde végétal ; cela tient sans doute en grande partie à nos propres racines animales et, de ce fait, à l’étrangeté des plantes pour nous. Pour autant, les plantes représentent l’écrasante majorité de la biomasse vivante terrestre (98% !) et la base des réseaux trophiques ; en termes de biodiversité, il y a quand même au moins de 400 000 espèces de « plantes » sur notre planète. Donc, sur le plan éducatif, il nous appartient de faire appréhender le plus possible aux enfants cette part essentielle de la biodiversité et d’atténuer ce biais structurel envers les animaux. Il faudrait donc s’assurer que cette discrimination inconsciente n’entre pas en action dans les curricula ou dans les supports éducatifs. Une étude américaine (1) basée sur l’analyse du contenu iconographique de manuels scolaires pour jeunes enfants démontre justement que ce biais est non seulement présent mais amplifié dans les supports pédagogiques !

Une histoire de désamour

Combien d’êtres vivants sur cette photo ? …. 2 : Une corneille noire et un pin maritime

On dispose déjà de nombreuses études à propos de cette représentation collective des animaux et des plantes. On sait ainsi que les noms d’animaux forment une bonne part du premier vocabulaire acquis par les jeunes enfants et qu’ils ont une connaissance très limitée des plantes ; la majorité d’entre eux ne sont même pas sûrs que ce soient des êtres vivants, état de fait qui perdure assez longtemps comme j’ai pu moi-même l’éprouver en tant qu’ancien enseignant en collège. Une étude sur de jeunes australiens de 12 ans a recensé les vingt sujets de sciences biologiques les plus prisés par ce public : un seul thème sur les « plantes à fleurs sauvages communes » y figure (et uniquement chez les filles) alors que plusieurs thèmes sur les animaux y sont bien présents et pour les deux sexes. Plus tard, chez des étudiants, ce désintérêt général persiste et une écrasante majorité d’entre eux se montre incapable d’identifier et même simplement de nommer quelques plantes autrement que par des catégories très larges et générales (arbres, fleurs, …). Ils disent qu’ils préfèrent étudier les animaux car, eux, ils bougent ! Nombre d’entre vous doivent se reconnaître tout ou partie dans ce portrait général et cette tendance ne s’améliore pas avec la raréfaction des contacts directs avec le monde vivant chez les citadins.

Combien y a t’il d’escargots : au moins 6 ou au moins 8 ? Tout le monde a juste. Combien y a t’il d’espèces d’êtres vivants ? 3 : l’escargot des jardins, la bryone et le gaillet gratteron. Moins de bonnes réponses, a priori !

Catégoriser

Les noms des êtres vivants sont des étiquettes posées sur des objets vivants à partir desquels on peut progressivement, au cours du développement psychologique, construire des catégories de plus en plus affinées avec des propriétés communes ce qui nous permet de donner du sens à ce qui nous entoure. Ces noms constituent des portes d’entrée qui nous conduisent vers ces catégories permettant d’appréhender le monde dans son immense diversité ; apparemment, la construction se fait surtout dans ce sens montant et pas des catégories vers les noms individuels. Ainsi, un enfant qui a déjà engrangé des noms différents d’oiseaux parce qu’on les lui a donnés (un merle, un pigeon, une poule) peut appréhender ce que représente la catégorie oiseaux et s’il en rencontre un nouveau lui-même il saura le rattacher à cette catégorie (il a des plumes ; il vole ; …). Ah, zut, j’ai pris un exemple animal !

Pour les végétaux, nous tendons à faire des regroupements basiques selon des « formes de vie » : les arbres, les plantes grimpantes, les buissons, les herbes, … Pour autant, dans le langage populaire, on préfère utiliser les noms communs au moins au niveau du genre (les chênes, les pins, …) ; ces noms parlent plus car ils permettent de différencier.

Manuels scolaires

Ces chercheurs en sciences de l’éducation (1) ont donc analysé deux séries (deux éditeurs différents) de manuels scolaires destinés à des enfants de 6 à 12 ans en explorant les chapitres consacrés aux sciences biologiques. On sait que les manuels scolaires constituent un outil pédagogique fondamental sur lequel une majorité d’enseignants s’appuie : leur contenu est donc capital mais peut véhiculer des valeurs ou idéologies sociétales fortes via ses auteurs qui sont le plus souvent eux-mêmes des enseignants. On l’a montré par exemple pour la représentation des genres masculin/féminin ! Cela vaut-il aussi pour la « paire » végétal/animal ?

Chenille mangeant un végétal … ou … chenille de Machaon (papillon) mangeant un végétal …. ou .. Chenille de Machaon (Papillon de jour) mangeant le feuillage d’un fenouil cultivé ?

Pour y répondre, les chercheurs ont retenu un seul élément : les photographies illustrant ces manuels. On constate qu’elles occupent une place croissante dans ceux-ci et les éditeurs accordent une grande importance à leur choix et leur qualité en termes de marketing ! Pour autant, les photos ne servent pas qu’à être « belles » : on a montré qu’elles participent fortement à la consolidation des apprentissages. Les enfants utilisent leurs connaissances antérieures et leurs capacités cognitives et intègrent facilement les informations qu’elles portent et celles figurant dans les légendes. Souvent, les enfants ne « lisent » que les images et leurs légendes et délaissent le reste du texte qui demande plus d’efforts et d’attention. De plus, point très important, pour eux (et pour les adultes aussi !), la photo prend valeur de preuve absolue : elle reflète forcément le réel  (ce qui laisse perplexe nombre de photographes !) et sera d’autant plus facilement intégrée et acceptée.

On sait depuis longtemps que d’une manière générale, dans les manuels scolaires, on trouve plus d’images d’animaux que de végétaux mais, ici, les chercheurs sont allés plus loin en cherchant en plus à comparer le traitement des informations afférant à ces photos au niveau des légendes.

Le poids des légendes

Pour comparer les informations véhiculées, on a défini des catégories de photos selon le type de légendes qui les accompagne. Quatre grands types de photos ont été distinguées d’après leur sujet principal : un ou des animaux ; un ou des végétaux ; un paysage ; des sujets duels (avec animal et végétal réunis). Pour celles qui fournissent des « noms », on peut définir trois niveaux de spécificité : un niveau très général où le nom est très large (plante ; animal !) ; un niveau intermédiaire où le nom donné concerne celui d’un phylum, d’une classe ou d’un ordre (mammifère ; gymnosperme par exemple) ; un niveau spécifique où le nom se situe au niveau du genre (un chêne ; une mésange) ou de l’espèce (un chêne vert ; une mésange bleue). Pour celles qui ne comportent pas de noms dans leurs légendes, on peut distinguer : les photos de paysages (avec par exemple en légende seulement un nom de saison ou de milieu) et, un cas particulier très intéressant, les photos qui ne montrent qu’une partie d’un organisme (un gros plan sur une partie seulement). Armés de cette typologie, les chercheurs ont donc analysé 1288 photos ce qui représente un échantillon significatif pour dégager des tendances.

Avantage : animal

Comme on s’y attendait, on trouve une prédominance de photos d’animaux (60%) par rapport aux plantes (26%) et 7% de paysages et le reste en photos duelles. Selon les niveaux de classe échelonnés donc de 6 à 12 ans, cette suprématie animale varie de 1,7 à 3,5 fois plus que les végétaux ; dans aucun des manuels, les végétaux ne passent devant les animaux alors que, pourtant, pour certains niveaux, les programmes prévoient des focus importants sur les plantes !

Mais c’est dans l’analyse comparative des légendes que l’on découvre des disparités inattendues qui vont bien au-delà de ce constat primaire. Au niveau de la spécificité des légendes (le degré de précision du nom donné), on constate que 77% des photos avec des légendes spécifiques (nom de genre ou d’espèce) concernent des animaux et donc 23% pour les plantes !! Autrement dit, une plante a peu de chances d’être nommée par son nom spécifique : un chêne aura beaucoup de chances d’être nommé arbre. Mais, çà ne s’arrête pas là : 22% des photos de plantes qui ne montrent qu’une partie du végétal sont légendées uniquement avec le nom de cette partie sans citer celui de l’espèce alors que ceci n’a lieu que pour …. 1% des animaux !

Et ce n’est pas fini : dans les photos duelles (un animal et un végétal), pour 75% d’entre elles, l’animal présent est légendé à un niveau plus spécifique que le végétal à côté ; l’inverse n’est vrai que pour 6% des photos et encore s’agissait-il de plantes .. carnivores (donc un « peu animales » !).

Enfin, pour les photos de paysages dans lesquels figurent des végétaux, dans 84% des cas, on ne trouve que des informations sur le milieu, les conditions de vie ou la saison.

Diversité et répétition

Si on se centre sur les seules photos à légendes spécifiques (avec des noms assez précis), là encore apparaît une forte disparité : la diversité animale se trouve bien plus représentée que la diversité végétale (qui, pour un scientifique, est aussi étendue !). On a ainsi 59 espèces « d’invertébrés » (dont 29 insectes) et 189 vertébrés dont 20 « poissons », 9 amphibiens, 45 oiseaux et 90 mammifères ; bref, un large panel même si (mais ceci est une autre histoire !) il y a un fort biais en faveur des mammifères (au fait, nous faisons partie des … mammifères ; quelle coïncidence !). Pour les plantes, le spectre se rétrécit considérablement : une seule photo légendée au niveau spécifique de plante non vasculaire, deux photos légendées « mousse » (ce qui reste vague : les hépatiques sont aussi différentes des mousses et sphaignes que les oiseaux des squamates !) et 76 plantes à fleurs et 10 gymnospermes. Si on met ces chiffres en parallèle des nombres d’espèces de ces groupes respectifs, la distorsion devient … insupportable !

Si on compare les espèces illustrées selon les niveaux et leur degré de répétition, on voit que 85 animaux reviennent au moins deux fois pour une série de manuels contre seulement 22 espèces de plantes.

Enfin, dernier biais surprenant, si on s’attache aux légendes fournissant une information intermédiaire mais permettant de situer l’être vivant dans la classification, on découvre que celles-ci apparaissent dans tous les manuels d’une série pour les animaux alors que pour les végétaux, on ne commence à fournir ces informations qu’à partir de 8-9 ans !

Le merle noir se nourrit en hiver de fruits charnus … ou … les fruits de ce pommier d’ornement peuvent être consommés par le merle noir ?

Et alors ?

La biodiversité en montagne : un chamois .. ou Tapis fleuris et chamois près d’un névé en haute montagne ?

On comprend donc que la discrimination envers les végétaux va beaucoup plus loin que l’on n’imaginait et que ce biais insidieux est plus qu’ancré dans la tête des adultes qui ont rédigé ces manuels (donc d’une écrasante majorité d’entre nous potentiellement). Ce faisant, les manuels scolaires contribuent à entretenir ce désintérêt envers le monde végétal et l’incapacité à identifier un minimum de plantes de son environnement proche. On ne cherche pas (toujours inconsciemment il s’entend !) à faire connaître leurs noms puisque quand on ne montre qu’une partie on ne juge pas opportun de citer l’espèce. Le végétal se réduit soit à des formes de vie (arbre, buisson, herbe, ..) soit à des parties (feuille, fleur, fruit, ..) ; à l’inverse, la spécificité plus grande accordée aux animaux (en plus de leur surreprésentation) leur attribue de fait une importance plus grande et une valeur intrinsèque supérieure. Même dans les paysages qu’ils dominent pourtant, les végétaux ne « servent que de décor ».

Ces dérives ont deux conséquences majeures. L’une touche à la construction des catégories dont on a dit qu’elles permettaient de donner du sens à ce qui nous entoure : ainsi traitées les plantes ont très peu de chances d’accéder à un rang de catégorie « fine » autre que celle, assez peu informative, des formes de vie ou des parties. L’autre concerne la perception de la biodiversité et la mobilisation des citoyens pour sa conservation ; comment s’intéresser à ces êtres dont on n’a qu’une image de « tas informe » d’où ne se dégage presque aucun nom ?

Remèdes

On peut préconiser au niveau des manuels scolaires des recommandations peu contraignantes :

– prendre conscience du poids des photos comme outil pédagogique véhiculant aussi des valeurs sociétales inconscientes

– veiller à mieux équilibrer la part des animaux et des végétaux (mais il faudrait aussi qu’elle soit aussi équilibrée dans les programmes … ce qui est loin d’être le cas !) en terme d’illustrations

– ne pas oublier les végétaux comme êtres vivants notamment dans les paysages

– donner les noms systématiquement, que l’on voit l’organisme en partie ou pas, qu’il soit seul ou pas, …

– élargir la palette des groupes de végétaux illustrés (fougères, prêles, hépatiques, mousses, conifères, …).

Les auteurs de cette étude passionnante concluent par une belle métaphore que je reprends ici : « certainement qu’un chêne est plus que la somme de ses feuilles ! »

J’ajouterais qu’au delà des manuels, il est de la responsabilité de chacun d’entre nous d’attirer l’attention des enfants (et des autres adultes) sur les végétaux et leur diversité et complexité étonnantes et de nous débarrasser de ce fardeau qui, quelque part, s’ancre aussi dans les représentations dominantes de la « création de l’homme » et donc de la préséance du monde animal. Sans le végétal, nous ne serions … rien !

Remarque : pour ne froisser personne, je n’ai pas été chercher des exemples flagrants dans des manuels (d’autant que j’en ai moi-même commis !) mais j’ai légendé mes illustrations sur le mode caricatural  !

Deux espèces de papillons de jour butinant des fleurs de Cirse des champs

BIBLIOGRAPHIE

  1. What’s in a Name: Differential labelling of plant and animal photographs in two nationally syndicated elementary science textbook series. Melanie A. Link-Pérez, Vanessa H. Dollo, Kirk M. Weber and Elisabeth E. Schussler. International Journal of Science Education Vol. 32, No. 9, 1 June 2010, pp. 1227–1242