Solanum dulcamara

Quand un herbivore attaque une plante pour s’en nourrir, il peut déclencher chez celle-ci la mise en place de défenses via des voies métaboliques sous forme de substances répulsives fabriquées ou de changement de la composition de la plante qui la rendent moins attractive. Il s’agit de réponses plastiques déclenchées par l’attaque de l’agresseur et qui ne se manifestent donc qu’en sa présence ou parfois même dès qu’il est détecté non loin de là. On a ainsi mis à jour des mécanismes très sophistiqués de défenses anti-herbivores ; on aussi vite découvert que, comme d’habitude, la réalité était encore plus complexe dès lors que l’on sortait du cadre une plante/un agresseur donné et que l’on prenait en compte les multiples agresseurs qui peuvent potentiellement attaquer une plante d’une espèce donnée. Souvent, en début de saison, on a une première vague d’agresseurs suivie d’une autre, différente, plus tard en saison quand la plante s’est développée. Que se passe t’il donc pour les seconds quand les premiers ont déjà frappé : cela change t’il la donne pour les seconds ? C’est ce qui a été étudié sur une plante modèle, la morelle douce-amère, avec des découvertes inattendues (1 et 2).

Touffe de morelle douce-amère fleurie

La morelle et les chrysomèles

L’équipe de chercheurs américains à l’origine de ces publications a choisi comme modèle d’étude le système morelle douce-amère/insectes consommateurs de son feuillage (folivores).

La douce-amère colonise de nombreux types de milieux dont les milieux urbains comme les vieux murs

La morelle douce-amère a été introduite aux U.S.A. où elle s’est largement naturalisée et sa proximité génétique avec la pomme de terre en fait une plante modèle très étudiée. Chez nous, c’est une plante assez commune qui fréquente surtout des milieux plutôt humides où elle déploie ses tiges un peu lianes (plante sarmenteuse), ses belles fleurs violettes ornées du cône jaune vif formé par les anthères réunies et ses baies rouge vif en forme de mini-poires enchâssées dans le calice persistant. Elle fait partie du genre Solanum (les morelles) qui renferme des plantes cultivées très familières telles que la tomate, l’aubergine, le poivron ou la pomme de terre. Elles partagent toutes la présence dans leur feuillage, leurs tiges et leurs fruits d’un arsenal chimique défensif toxique à base, entre autres, d’alcaloïdes et qui éloigne nombre d’herbivores.

Mais, comme toujours, évolution oblige, un certain nombre d’espèces d’insectes notamment se sont spécialisées sur l’exploitation de ces plantes toxiques en contournant ces défenses chimiques. Il s’agit soit d’insectes piqueurs suceurs tels que les pucerons ou de grignoteurs de feuilles telles que les chrysomèles, un groupe de coléoptères (les « scarabées ») spécialisé dans la consommation des végétaux (phytophages), aussi bien aux stades adultes que de larves. Dans les deux études citées, on a retenu donc trois membres de cette guilde des mangeurs de feuilles spécialisés sur les morelles dont la douce-amère. L’altise de la pomme de terre ( Psylliodes affinis) est une petite chrysomèle allongée originaire d’Eurasie et devenue un ravageur des champs de pomme de terre. La casside oursonne (Plagiometriona clavata) fait partie des « scarabée-tortues » (tortoise beetle) avec leur carapace arrondie et aplatie en forme de bouclier. Le criocère de la pomme de terre (Lema daturaphila) porte trois lignes sombres sur ses élytres. Ces deux dernières espèces sont quant à elles originaires d’Amérique du nord.

Le premier qui …..

Les chercheurs ont reconstitué expérimentalement divers scénarios d’attaque en faisant varier sur des douces-amères cultivées en serre l’ordre des attaquants et en observant ensuite les conséquences sur les suivants. Si un pied de douce-amère est d’abord attaqué par des altises ou par des criocères, l’arrivée ultérieure des cassides s’accompagne d’une nette baisse de leurs pontes sur la plante (par rapport à ce qui se passe quand elles arrivent en premier). Tout se passe comme si l’attaque subie par la morelle induisait chez elle une résistance interne qui modifie sa « qualité d’accueil » envers les cassides. Cette influence négative se poursuit d’ailleurs sur la suite du cycle de vie puisque la seconde génération des cassides sera elle aussi diminuée en nombre.

A l’inverse, si une morelle est d’abord attaquée par des cassides, cela ne modifie en rien la colonisation ultérieure par des altises ou des criocères ; de la même manière, une attaque initiale par des cicadelles (insectes piqueurs suceurs comme les pucerons) ou par des petites limaces ne perturbe pas l’installation des altises et des criocères. Enfin, si le premier attaquant est le criocère seul, l’installation ultérieure des altises n’est pas impactée non plus !

On met ainsi à jour un jeu d’interactions entre herbivores via la morelle consommée. C’est donc bien elle le chef d’orchestre de ce système complexe.

Médiateurs chimiques

On sait que qualité nutritive des feuilles des plantes peut être modifiée en fonction de l’activité de certaines protéines répulsives vis-à-vis des herbivores comme la polyphénol oxydase (PPO), la peroxydase (POD) et des protéinases inhibitrices (PI) ; elle dépend aussi de la quantité totale de protéines disponible, apport nutritif potentiel essentiel pour les insectes. Ici, les chercheurs ont montré que l’attaque initiale des altises induisait l’activité de la protéine PPO (qui diminue donc la qualité nutritive des feuilles) et celle des Cassides la protéine POD. Mais l’activité de la PPO (altise) n’est pas aussi forte si son attaque a lieu après celle des cassides qui a induit l’activité de POD : l’induction d’une réponse chimique atténue donc la capacité de l’autre réponse possible à être induite. On a pu relier l’induction de l’activité de ces deux protéines à deux voies métaboliques différentes présentes dans la plante : la voie de l’acide jasmonique pour la POP (altises) et la voie de l’acide salicylique pour la POD (cassides).

Il y a par ailleurs des différences sur d’autres facettes de l’effet induit par les attaques respectives : avec les altises, il y a une augmentation des PI (voir ci-dessus) qui ne se produit pas avec les cassides et le niveau du contenu total en protéines baisse (plante moins nutritive de facto) alors qu’avec les cassides ce contenu ne change pas. Altises et cassides induisent donc chez la morelle des effets bien différenciés et spécifiques. Le second herbivore qui intervient ne modifie pas les conséquences enclenchées par le premier que ce soit une résistance induite (altises en premier) ou l’absence de résistance (cassides en premier).

Toutes ces réactions s’inscrivent dans le cadre de la plasticité phénotypique de la morelle douce-amère, i.e. sa capacité à exprimer des facettes différentes de son génotype (qui dirige la synthèse ou l’activité de telle ou telle substance) selon le contexte environnemental à l’échelle d’un individu et de manière variée en fonction des changements de contexte.

Des histoires différentes

Une fois passé l’étonnement devant le constat de l’existence ces réponses spécifiques de la part de la morelle douce-amère, on en vient à se demander pourquoi réagit-elle différemment selon les attaquants testés. On ne peut pas invoquer une différence quant au mode d’intervention des consommateurs : criocères, altises et cassides sont tous les trois des mâcheurs de feuilles induisant donc a priori d’induire le même signal initial d’attaque. Ils appartiennent en plus à la même famille des chrysomélidés.

On pourrait aussi imaginer que les altises et les criocères véhiculent avec eux des agents pathogènes (champignons microscopiques par exemple) aux effets négatifs sur la plante et que ces pathogènes seraient les inducteurs des réponses observées (ce qui est connu dans d’autres exemples) ; mais on n’a aucun indice allant dans ce sens.

On sait que les altises peuvent aussi pondre sur les racines des plantes attaquées ce qui laisserait à penser que l’attaque des racines par les larves écloses pourrait être à l’origine de la mise en place de cette induction de la voie de l’acide jasmonique. Or, d’une part l’effet de résistance chimique induit par la consommation des feuilles par les adultes est détectable très vite dans la semaine qui suit et d’autre part les criocères qui ne pondent pas sur les racines produisent quand même le même type d’induction. Donc, cette hypothèse semble à écarter.

Les altises utilisées dans ces études sont originaires d’Eurasie et se nourrissent depuis longtemps sur la morelle douce-amère dans son aire originelle ; secondairement, elles ont colonisé les pommes de terre. Les cassides par contre sont originaires d’Amérique du nord et ne connaissent la morelle douce-amère que depuis son introduction lors de la colonisation. Autrement dit, l’altise partage avec la morelle une histoire évolutive bien plus ancienne et une course aux armements évolutive a du se mettre en place entre le « prédateur » et la proie ; peut être que l’altise est mieux équipée pour consommer la morelle en dépit de sa répulsivité croissante et que la forte réaction de la morelle à son égard lui permet de maintenir son propre succès reproducteur.

Feuillage de morelle douce-amère avec des traces d’attaques d’insectes phytophages

En pratique

Au final, si on revient à ce qui se passe dans l’environnement réel, ces études montrent la complexité des interactions plantes/herbivores et les limites des capacités de défense des plantes en cas d’attaques multiples de consommateurs. Notamment, la nature des premiers attaquants va déterminer la suite du devenir de la plante, capable ou non de lutter contre les suivants. Ceci pose le problème des introductions d’espèces exotiques qui adoptent une plante indigène comme plante nourricière ; si le nouvel arrivant est une espèce à émergence précoce, il peut modifier la chaîne de réactions et la qualité de sa résistance ultérieure aux attaques ordinaires.

Ces études montrent aussi que la plasticité phénotypique n’est pas illimitée : une plante ne peut pas « tout faire » dans toutes les circonstances comme le montre ici le fait que l’attaque du second herbivore ne modifie pas la réponse initiale à l’attaque du premier (même si c’est une absence de résistance comme avec les cassides !). La résistance est donc canalisée ce qui impose des contraintes sur l’étendue des réponses possibles.

BIBLIOGRAPHIE

  1. SPECIFICITY IN INDUCED PLANT RESPONSES SHAPES PATTERNS OF HERBIVORE OCCURRENCE ON SOLANUM DULCAMARA. Danush V. Viswanathan,
 et al. Ecology, 86(4), 2005, pp. 886–896
  2. Consequences of sequential attack for resistance to herbivores when plants have specific induced responses. D. V. Viswanathan,
O. A. Lifchits,
 J. S. Thaler Oikos 116: 1389-1399, 2007

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la morelle douce-amère
Page(s) : 506 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages