Talpa europaea/aquitania

Dès que vous prononcez le mot taupe, vous déclenchez en général une avalanche de remarques négatives et agressives à souhait : nuisible, envahissante, destructrice, … Et derechef, on évoque tout l’arsenal de moyens tous plus horribles les uns que les autres pour s’en débarrasser : vers empoisonnés à la strychnine (méthode bannie maintenant) ; fumigènes ; fusées souterraines ; pièges à pinces ; … Comme si cet animal n’existait que pour « embêter » l’Homme et nuire à l’environnement. Mais qui a réfléchi à l’importance de ce petit mammifère si spécialisé et étonnant, répandu dans les écosystèmes naturels et semi-naturels dont les cultures, et aux conséquences de son activité terrassière avec la fabrication de monticules de terre, les taupinières. Par hasard, n’aurait elle pas un ou des rôles majeurs dans le bon fonctionnement des écosystèmes et dans la conservation de la biodiversité, suffisamment convaincants pour passer outre les désagréments qu’elle peut occasionner au moins dans les jardins où la production à tout prix ne constitue pas un enjeu majeur en soi ? 

Depuis quelques décennies, la taupe intéresse bigrement les chercheurs en écologie terrestre comme créatrice de perturbations à une échelle réduite (ses taupinières) dans des milieux par ailleurs souvent très uniformes tels que des prairies ou des pelouses. Quel est l’impact de ce sol remué et entassé à l’air libre en monticules sur la végétation spontanée des prairies et pelouses ? 

ATTENTION : Plusieurs de mes photographies concernent peut être des « taupinières » de rat-taupier (campagnol terrestre), très proches d’aspect de celles des taupes. L’impact sur la végétation et notamment la colonisation est le même (sauf que le rat-taupier ronge en plus les racines des plantes)

Bulldozer écologique 

Quand on voit un pré constellé de taupinières, on pressent l’intensité du travail de terrassement fourni par les taupes. Des géologues spécialisés en sédimentologie disent que dans de nombreuses régions de l’hémisphère nord, au cours des deux derniers millénaires, les taupes sont le principal agent de déplacement des sédiments sur les zones pentues couvertes de végétation dense et de ce fait peu soumises à l’érosion par le ruissellement. En effet, une taupe peut déblayer en peu de temps de grosses quantités de terre meuble extraite du sol : jusqu’à six kilogrammes en vingt minutes ! La masse moyenne des taupinières é été évaluée à 1,4 kg de terre ; les seuls capables de rivaliser avec les taupes, outre les rats taupiers (qui sont des rongeurs), sont les vers de terre (voir la chronique) : cependant, les taupes restent une fois et demi plus efficaces que ces derniers en matière de volume déplacé vers la surface. 

A petite échelle, le bouleversement induit reste considérable

Ces monticules modifient le paysage des prairies et pelouses semi-naturelles mais changent aussi la nature du sol en surface. En effet, les analyses chimiques montrent que le contenu en nitrates  de la terre déblayée est supérieur à celui du sol environnant, surtout dans les milieux peu productifs pauvres en nutriments (prairies ou pelouses sur sables par exemple). Cette différence peut s’expliquer par le fait que la taupe en creusant plus ou moins profondément mélange des couches différentes du sol et elle ajoute au sol des résidus tels que son urine ou ses excréments. Ainsi, d’emblée, on peut dire que les taupes, par leur activité de fouissage, transforment l’environnement des prairies et pelouses en créant à petite échelle autant de microsites perturbés que de taupinières ; elles engendrent ainsi une mosaïque de points hétérogènes dans le temps et dans l’espace : des points avec des propriétés physiques et chimiques différentes du contexte uniforme environnant. En ce sens, elles entrent donc à la catégorie des organismes ingénieurs des écosystèmes : elles modifient la disponibilité des ressources du milieu en transformant l’environnement par leur activité. 

Perturbateur écologique 

La taupe ne se nourrit en aucune façon des plantes puisqu’elle a un régime carnivore à base essentiellement de vers de terre (voir la chronique : Feu les insectivores) mais ceci ne l’empêche aps d’avoir de profondes répercussions sur les plantes de son environnement de diverses manières directes ou indirectes. Si elle ne consomme pas les racines, elle n’en est pas moins amenée à les couper pour creuser ses galeries ou à les déterrer entièrement au moment de l’excavation. En déblayant la terre creusée, elle peut enfouir les plantes sur place autour du trou de sortie sous une épaisse couche de terre. Nous avons vu ci-dessus qu’elle modifiait aussi la composition chimique du sol en l’enrichissant indirectement en nitrates, notamment dans des environnements aux sols pauvres. Un effet indirect auquel on ne pense pas de facto concerne son impact sur le comportement des grands herbivores dont le bétail dans les prairies pâturées : les animaux ont tendance à éviter les abords immédiats de la taupinière avec des fragments de terre ; de plus, comme souvent les taupinières se trouvent assez proches les unes des autres, se créent des espaces entiers défavorables au pâturage, ce qui change complètement la donne pour la végétation concernée. 

Une « éruption volcanique » au milieu de l’herbe que le bétail va contourner

Chaque taupinière représente une zone de sol nu, un espace « vide » propice à la colonisation, à l’installation d’espèces pionnières. Les possibilités de germination des graines qui arrivent là vont être radicalement différentes : pleine lumière ; plus de chaleur (pente, sol sombre qui absorbe la chaleur, effet de masse) ; humidité du sol moindre du fait de l’insolation et de la pente ; terre meuble ; absence de litière de feuilles et tiges mortes ; absence de compétition au début… Rien à voir avec l’environnement juste à côté où l’herbe dense domine et intercepte la lumière avec son épaisse couche de litière sur un sol tassé et une compétition exacerbée avec toutes les vivaces déjà installées. 

La taupinière de droite a été piétinée et tassée ce qui modifie encore l’environnement immédiat.

Certes, tous ces effets se jouent à une échelle très réduite mais multipliée autant de fois qu’il y a de taupinières si bien qu’à l’échelle d’un pré, l’effet global peut être important et générer une hétérogénéité non négligeable, facteur favorable à la biodiversité. 

Effet diversité 

Dans une prairie humide, une taupinière colonisée : Cirse des marais, Angélique, Renoncule rampante, Alchémille vert-jaunâtre, …

Certes les taupinières hébergent souvent une végétation sensiblement différente de celle de la prairie ou pelouse d’où elles émergent ; les graines que l’on trouve dans leur sol remué n’appartiennent pas aux mêmes espèces que celles trouvées dans le sol sous la végétation non perturbée. Pour autant, il n’existe pas d’espèces  de plantes « taupinicoles » qui seraient spécifiquement liées aux taupinières : toutes les espèces qui s’y installent se retrouvent dans la végétation environnante mais aps forcément avec la même fréquence ni le même développement. 

Une analyse fine montre que les plantes des taupinières forment une communauté distincte composée d’une partie des espèces de la végétation environnante. La diversité en espèces y est d’ailleurs nettement inférieure globalement mais les espèces présentes possèdent des traits de vie particuliers « triés » par les contraintes écologiques imposées par le microhabitat de la taupinière : il s’agit essentiellement d’espèces de taille moindre et demandant une forte lumière pour se développer. Ces espèces avec une capacité de compétition faible par rapport aux grandes espèces dominantes qui interceptent la lumière trouvent sur les taupinières des sites favorables à leur maintien ; en dehors des taupinières, ces espèces ne peuvent survivre qu’à la faveur d’autres espaces « vides de végétation », temporaires ou permanents, très aléatoires : la mort d’une touffe de vivace dominante ; les traces de piétinement du bétail avec les marques des sabots ; les bouses de vaches ou amas de crottin ; les sites de repos du bétail ; des mini affleurements rocheux ; des écorchures locales ; …

Ainsi, globalement, les taupinières n’apportent pas une diversité spécifique mais permettent le maintien d’une diversité élevée via le maintien de ces espèces défavorisées par la fermeture et l’homogénéisation du milieu. 

Colonisation 

La renoncule rampante colonise très facilement ces monticules surgis dans la végétation grâce à ses longs stolons

Les taupinières fraîches, à leur échelle, représentent des mini terrils complètement nus et dépourvus de végétation : donc un terrain à conquérir pour les végétaux. Des études ont été conduites au Canada dans des prairies artificielles mais avec une autre espèce de taupe, la taupe du Pacifique qui, au moins morphologiquement, ressemble beaucoup aux taupes européennes. Les observations montrent que l’espace vide libéré par la construction de la taupinière se trouve généralement rempli par l’expansion de plantes individuelles présentes à proximité, notamment celles dotées de fortes capacités de multiplication végétative : ainsi les espèces à rhizome dont diverses graminées colonisent rapidement ces espaces ; d’autres espèces dont les tiges couchées tendent à s’enraciner (comme les agrostides, des graminées) ou avec des stolons investissent aussi ces monticules. Ainsi, en moins d’un an, les buttons se trouvent investis par ces graminées qui les oblitèrent et limitent ainsi sérieusement toute opportunité d’installation d’autres espèces via des graines. Mais ces observations ne valent que pour des prairies artificielles au peuplement floristique très réduit en espèces et justement dominé par des graminées. 

Dans nos prairies semi-naturelles, pâturées ou fauchées, où la diversité floristique est bien plus importante, on observe effectivement la progression rapide de certaines plantes rhizomateuses dont l’achillée millefeuille depuis la périphérie immédiate. La fréquence des pissenlits qui émergent jusqu’au centre des monticules est trompeuse car la majorité d’entre eux ne sont pas des colonisateurs : il s’agit souvent d’individus recouverts de terre et qui réussissent à percer la couche depuis leur puissant appareil souterrain.

D’ailleurs, à la campagne, au printemps, on cherchait ces pissenlits de taupinières, intéressants par leurs tiges blanchies à la base, un peu comme des endives. Sinon, des germinations ont bien lieu à partir de la banque de graines déterrée avec le sol mais aussi avec les arrivées de graines notamment par voie aérienne ; ainsi, les séneçons jacobées, les centaurées des prés et bien d’autres réussissent à s’installer sur ces promontoires qui ont un peu plus de chances d’intercepter les graines volantes que la végétation environnante au moins tant qu’elle est rase en automne. Outre le transport par le bétail (sous les sabots et sur les pattes ou dans les excréments), il faut ajouter celui par les fourmis qui sélectionnent les espèces aux graines dotées d’appendice nutritif (myrmécochorie : voir la chronique). Ainsi, diverses annuelles réussissent à s’installer alors qu’elles sont radicalement exclues du reste de la prairie par la densité de la végétation : la drave printanière,  la capselle bourse-à-pasteur, l’arabette des dames, des petits myosotis, ou la véronique des champs….

Succession 

Comme dans tout espace dénudé offert à la colonisation, on observe au fil du temps une évolution de la végétation avec des disparitions d’espèces et l’apparition d’autres par les jeux de compétition entre espèces : on parle de succession secondaire. Une étude allemande a suivi pendant trois ans ce processus sur des taupinières repérées individuellement dans des prairies ; cinq classes d’âge ont été définies selon leur ancienneté depuis leur élaboration. Au bout de cinq mois, on ne constate pas de différenciation réelle entre la végétation de la taupinière et celle environnante, dans la prairie non perturbée. A partir du huitième mois, sur les taupinières les plus sèches, l’achillée millefeuille et le plantain lancéolé tendent à dominer. A l’âge de un an et deux mois, selon la végétation environnante, des espèces différentes dominent : sur certaines taupinières, la houlque laineuse (aux tiges qui se couchent et s’enracinent) et la potentille rampante (stolonifère) dominent ; sur d’autres, ce sont la véronique à feuilles de serpolet (vivace rampante) ou le myosotis discolore. Le facteur discriminant semble être l’humidité relative du sol de la taupinière ; ainsi sur celles les plus humides et les plus âgées, le lychnis fleur-de-coucou peut s’installer. En deux ans, la taupinière disparaît peu ou prou du paysage végétal et s’est aplatie au passage surtout avec le passage du bétail.

Des expériences montrent que le sol excavé contient déjà de nombreuses graines de plantes de l’environnement immédiat : petite-oseille, trèfle rampant, cirse des champs, … Même sur des taupinières éloignées entre elles dans une même prairie, on trouve une composition assez homogène de la banque de graines ce qui tend à uniformiser la recolonisation. Les petites annuelles citées dans le paragraphe ci-dessus ne persistent que la première année et se trouvent rapidement éliminées par la succession des vivaces ; néanmoins, elles auront eu le temps de disperser leurs graines, désormais disponibles dans le sol pour la prochaine micro-perturbation : une nouvelle taupinière ? 

Au terme de ce panorama des effets des taupes sur la végétation, on se dit que forcément cela doit avoir aussi des effets indirects sur la faune associée aux prairies et pelouses : c’est le cas effectivement au moins pour un groupe très sensible, les papillons de jour ou rhopalocères. Nous consacrons une autre chronique sur ce sujet : Taupinières et papillons. 

Bibliographie 

1- The influence of dung pats and molehills on pasture composition.PARISH R, et TURKINGTORN. ,1990. Can. J. Bot. 68 : 1698-1705. 

2- Contribution of molehill disturbances to grassland community composition along a productivity gradient. Merav Seifan, Katja Tielbörger, Daniela Schloz-Murer, Tal Seifan
 Acta Oecologica 36 (2010) 569e577 

3- The colonization of dung pats and molehills in permanent pastures.PARISH R. and TURKINGTOR.N,1990. Can. J. Bot. 68: 1706-171 1. 

4- Changing importance of environmental factors driving secondary succession on molehills.Katja Schiffers, Katja Tielbörger & Florian Jeltsch Journal of Vegetation Science 21: 500–506, 2010