Equus

Dans la chronique sur « la question à ne pas poser », nous avons découvert les parentés des zèbres avec ânes et chevaux, les trois espèces actuelles et la réponse à la fameuse question de savoir si les zèbres sont rayés de noir sur fond blanc ou vice versa. Il reste à explorer la question centrale : à quoi servent les zébrures des zèbres dans leur vie et leur environnement et quels avantages leur procurent-elles ? Si vous posez cette question autour de vous (évitez de choisir des abonnés à zoom-nature !), presque immanquablement on vous répondra : çà les rend moins visibles aux yeux des lions ! Ne demandez pas trop comment cela est possible vu leur motif hyper contrasté, car vous risquez d’avoir comme réponse un … euh gêné ! Longtemps, on a effectivement cru à cette fonction d’évitement des attaques des grands prédateurs mais sans apporter de preuves réelles. Historiquement, cette question de la fonction de camouflage des zébrures a même suscité des débats vifs.

Zèbres à l’abreuvoir. Photo D. Bermudez (Kenya)

Wallace et … Darwin

Cette vieille question s’est donc invitée très tôt entre les deux grands monstres sacrés de la théorie de l’évolution à la fin du 19ème : C. Darwin et A.R. Wallace. C. Darwin en 1891 dans son ouvrage The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex déclare :

« Le zèbre est rayé d’une manière qui le rend très visible, et ces rayures ne lui apportent aucune protection dans les plaines ouvertes de l’Afrique du Sud ».

Donc, de son point de vue, exit l’hypothèse du camouflage anti-lions ! Dix ans plus tard, A.R. Wallace dans Natural Selection and Tropical Nature, lui répond un peu sèchement : « Il est quelque peu hâtif de déclarer que les rayures ne fournissent aucune protection » ; il ajoute que ces rayures pourraient être «protectrices quand l’animal est au repos dans l’herbe».

Pour une fois, il semble bien que C. Darwin ait manqué d’un peu de sagesse et de prudence, lui qui avait plus que nul d’autre l’art de tout vérifier et de pondérer ses propos et hypothèses. Voyons ce qu’en disent des études récentes qui ont exploré cette hypothèse.

Des hypothèses dans l’hypothèse

On peut au préalable chercher à lister de quelle manière cette robe zébrée pourrait avoir un effet négatif sur les attaques des grands prédateurs ce qui permet d’orienter les recherches et de choisir des dispositifs expérimentaux ad hoc. L’idée la plus répandue serait que ces rayures imitent des silhouettes d’arbres donc un fond boisé avec un jeu d’ombres et de lumières verticales.

On peut aussi penser que ces lignes perturbent la perception globale de la silhouette qu’elles rendraient plus floue. Elles pourraient aussi augmenter la taille apparente et décourager le prédateur d’attaquer, rendre les individus difficiles à discerner au sein de la masse d’un troupeau : donc, tout repose sur le principe de confusion créée par ces rayures et qui perturberait de diverses façons les prédateurs. Peut-être aussi que ces motifs colorés seraient des signaux pour communiquer son état de santé et sa capacité à fuir : pas la peine de m’attaquer, tu ne pourras pas m’attraper !

Les contre

D’emblée, on peut avancer des arguments allant à l’encontre de ces hypothèses. La camouflage imitant un fond boisé semble dur à tenir vu que les zèbres vivent surtout en milieux très ouverts loin des arbres ; les jeunes rayés suivent leurs mères dès la naissance et ils rejoignent les troupeaux à découvert. La présence de rayures ventrales chez certains zèbres n’apporterait rien dans une telle perspective. Enfin, parmi leurs plus proches parents, les ânes sauvages qui vivent eux aussi dans des milieux très ouverts (semi-désertiques) n’ont aucune rayure.

Deux études qui ont cherché (1 et 2) à corréler la répartition des grands prédateurs (lions et hyènes tachetées) avec celle des zèbres aboutissent à la conclusion d’une absence de relation entre les deux.

Les zèbres vivent souvent en troupeaux mixtes avec diverses antilopes dont les gnous ; les rayures pourraient servir de signal de contact ente eux en cas de danger ou de fuite.Photo D. Bermudez (Kenya)

Une étude (3) a comparé les rayures du zèbre et celles du tigre en soumettant des images de ces animaux à une analyse dite de Fourier avec l’idée que pour qu’il y ait camouflage il faut que la fréquence spatiale des rayures soit proche de celle présente dans le paysage. Comme l’espacement des rayures du zèbre est régulier, leur bande de fréquence les rend en fait bien différents du fond ce qui accentue leur visibilité ; à l’inverse, le tigre avec ses rayures plus irrégulières offre une bande de fréquence plus étroite proche de celle du fond de grandes herbes dans lequel il se déplace souvent. Les auteurs de l’étude émettent au final une proposition : comme les zèbres vivent souvent en troupeaux avec d’autres ongulés dont des damalisques ou des gnous, lors d’une dispersion du troupeau sous l’effet d’une attaque, les rayures leur permettraient de garder plus facilement le contact entre eux et de mieux se défendre ? Une hypothèse de plus !

Twilight

Ce terme anglais, devenu célèbre pour d’autres raisons, désigne la lumière basse du crépuscule et de l’aube ; or, la plupart des grands prédateurs des zèbres, i.e. les lions et les hyènes tachetées, entrent en chasse à ce moment de la journée avec sa lumière si particulière : il faut donc peut-être se placer prioritairement dans ces conditions pour comprendre.

D’ailleurs, Wallace en 1896 dans un ouvrage pourtant à la gloire du darwinisme (Darwinism: an exposition of the theory of natural selection with some of its applications) était revenu à la charge avec ce témoignage :

« F. Galton qui a étudié ces animaux dans leurs milieux naturels, m’assure que au crépuscule et à l’aube ils ne sont pas du tout aussi voyants, les rayures blanches et noires se mélangeant en une teinte grise si bien qu’il devient difficile de les voir à faible distance. ».

Wallace introduisait ainsi l’idée que le camouflage supposé des zèbres reposait sur un principe de confusion visuelle crée dans les conditions du twilight par son motif zébré.

Godfrey (3 et voir ci-dessus) écrivait : en 1987 :

«  Les zèbres ont toujours posé un problème à ceux qui s’intéressent aux couleurs de camouflage, car dans la plupart des types de paysages ouverts en plein soleil ils sont excessivement faciles à voir même si s’il existe une effet perturbant des rayures sur la silhouette du corps. Ce n’est qu’à la lumière basse du crépuscule ou de l’aube quand le pouvoir de résolution de l’œil diminue et que les rayures se mélangent en un gris uniforme, que les zèbres deviennent camouflés.»

C’est donc peut-être sur cette piste de basse lumière qu’il faut s’orienter.

Les zèbres vus par …

Un bon moyen pour tester cette hypothèse c’est de simuler (4) comment voient les dits grands prédateurs car une bonne part des assertions reposent sur des observations humaines, i.e. d’Homo sapiens regardant des zèbres. Or, d’une part si vous avez un chat (un félin), vous savez bien qu’il ne voit pas du tout comme nous et surtout, d’autre part, nous ne réalisons pas que notre système de vision (hérité de nos lointains ancêtres primates arboricoles) permet de résoudre des détails que des non-primates sont incapables de percevoir ! Les chercheurs ont donc passé sur des images de zèbres des filtres permettant de simuler comment ils sont perçus par le système visuel des hommes, des lions, des hyènes et des zèbres eux-mêmes ; ils ont de plus estimé les distances maximales à partir desquelles tel ou tel pouvait distinguer les rayures entre elles (résolution). Les résultats sont fort intéressants et surprenants, notamment pour nous mêmes !

Lions au Kenya. Photo D. Bermudez

De jour, nous distinguons les rayures de 2 à 3 fois plus loin que les zèbres eux-mêmes et de 4,5 à 7,5 fois plus loin que les lions et les hyènes : trop forts ! Par contre par une nuit avec pour seul éclairage la lune, les visions deviennent identiques pour les quatre et les rayures ne se distinguent qu’à partir de 9 mètres de distance. Les larges rayures des zèbres des montagnes sont résolues par les lions à partir de 100m de distance ! Au crépuscule, « l’heure des prédateurs », les hommes gardent encore une supériorité de 3 fois sur les lions et deux fois sur les zèbres. Dans cette lumière basse, les lions discernent les rayures dès qu’ils sont au moins à 25 et 35m pour les hyènes ; au-delà, les zèbres deviennent gris. Bilan : les rayures ne peuvent induire une confusion avec les silhouettes des arbres que de relativement près en basse lumière, alors que par ailleurs l’odeur et le bruit sont largement perceptibles. Seul un zèbre immobile, silencieux, seul, proche d’un bois pourrait bénéficier de ce camouflage : situation éminemment rare !

Enfin, coup de grâce : les zèbres sont proportionnellement bien plus chassés par les lions que ne laisse penser leur abondance ; s’ils étaient si camouflés, ils ne seraient pas la proie la plus fréquente !

Le mouvement !

Oui mais cette étude portait sur des images fixes ; or, dans la vraie vie, les zèbres vivent en troupeaux denses où tout le monde bouge tout le temps en tous sens. D’où une nouvelle étude (5) où on a reconstitué les effets visuels créés par les rayures de zèbres en mouvement sur les rétines d’observateurs fixes aux aguets. Ils ont ainsi mis en avant deux effets visuels particuliers que l’on retrouve avec les « motifs dazzle » ou camouflage disruptif, technique utilisée un temps pendant la Première Guerre Mondiale : on a peint la coque de bateaux avec des motifs noir et blanc de type zèbre très contrastés, censés perturber l’ennemi au moment d’ajuster ses tirs d’artillerie ou de torpille !

Ces deux effets induits par ce motif sont bien connus : l’effet stroboscopique (dans les westerns, les roues des diligences qui tournent à l’envers !) et l’effet dit de l’enseigne de barbier où des bandes diagonales tournant autour d’un axe vertical semblent se déplacer à l’horizontale. Pour que ces effets affectent l’observateur, il faut que celui-ci effectue des mouvements saccadés des yeux qui amplifient l’effet ; quiconque a vu un chat derrière la fenêtre mimant une attaque d’oiseau a vu ce processus en action ! Au sein d’un troupeau où les animaux bougent en tous sens, les effets se superposent et brouilleraient encore plus les images ; quand les animaux sentent un danger, ils se resserrent ce qui accentue l’effet.

Donc, l’hypothèse d’une certaine forme de confusion induite (plutôt que de camouflage direct) serait bien à l’œuvre envers les grands prédateurs en chasse. Mais pour autant, ce n’est pas la preuve que ce caractère ait évolué sous cette pression de sélection: peut-être s’agit-il d’un effet secondaire (collatéral) indirect lié à une autre pression de sélection ? Or, on a mis en évidence des effets significatifs et bien documentés de ces motifs colorés sur d’autres « prédateurs » tout petits et très néfastes : pour tout savoir, rendez-vous dans la troisième chronique sur les zèbres !

Zèbres en groupe : des rayures dans tous les sens et en mouvement

BIBLIOGRAPHIE

  1. The function of zebra stripes. 
Tim Caro et al. NATURE COMMUNICATIONS. 5:3535 .2014
  2. How the zebra got its stripes: a problem with too many solutions. Larison B, Harrigan RJ, Thomassen HA, Rubenstein DI, Chan-Golston AM, Li E, Smith TB. 2015 R. Soc. open sci. 2: 140452.
  3. Zebra stripes and tiger stripes: the spatial frequency distribution of the pattern compared to that of the background is significant in display and crypsis. D. GODFREY, J . N. LYTHGOETS AND D. A. RUMBALL. Biological Journal of the Linnean Society. (1987), 32: 427-433.
  4. Zebra Stripes through the Eyes of Their Predators, Zebras, and Humans. Melin AD, Kline DW, Hiramatsu C, Caro T (2016) PLoS ONE 11(1): e0145679.
  5. Motion camouflage induced by zebra stripes. M.J. How et J. M. Zanker. Zoology. 2014