Drosera sp.

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Droséra à feuilles rondes

Les droséras sont des plantes carnivores dont le piège fonctionne sur le mode « papier tue-mouches » : les feuilles portent des « tentacules » collants sur lesquels peuvent s’engluer de petits insectes. Nous avons déjà consacré une chronique à ce piège et à la question de son attractivité supposée du fait de sa couleur souvent rouge (voir la chronique).

Ici, nous allons nous focaliser sur l’étape de la capture proprement dite : dès que l’insecte est bien englué, les tentacules, puis le bord de la feuille entreprennent un mouvement de courbure vers l’intérieur qui enveloppe plus ou moins la proie. La feuille repliée fonctionne alors comme un estomac à ciel ouvert qui déverse des enzymes sur la proie ; celle-ci est digérée et les éléments nutritifs se trouvent ainsi récupérés par la plante qui trouve là un complément alimentaire important pour sa survie. Une équipe allemande a travaillé (1) sur cet aspect en essayant de déterminer les déclencheurs de ce mouvement si particulier.

Une courbure en deux temps

Dès que la proie s’est complètement engluée, après s’être débattue (elle peut d’ailleurs réussir à s’échapper tant qu’elle n’est pas trop empêtrée), un premier mouvement rapide affecte les tentacules touchés par la proie : ils se tordent vers elle et la poussent vers le centre de la feuille (là où sont produites les enzymes digestives). Des études ont montré que les mouvements de la proie induisent des potentiels d’action électriques qui se propagent depuis les glandes terminales des tentacules vers la base le long des pédoncules qui les portent jusque dans l’épiderme basal de la feuille.

Ensuite s’enclenche un second mouvement plus lent qui touche le bord de la feuille ou toute la feuille (selon les espèces de droséras), une courbure au point de contact avec la proie ; la feuille s’enroule sur elle-même et ferme ainsi partiellement « l’estomac à ciel ouvert » qui va entrer en action. Ce second mouvement prend au moins 24 heures chez la droséra à feuilles rondes comma l’avait constaté C. Darwin qui a longuement étudié ces plantes carnivores.

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Droséra du Cap (photo sous serre)

Les chercheurs de cette étude ont choisi comme cobaye une autre espèce originaire d’Afrique du sud, la droséra du Cap (D. capensis), bien connue des horticulteurs, à cause de ses longues feuilles étroites qui se replient fortement lors d’une capture, dans les trois heures qui suivent, au point de s’enrouler parfois complètement sur elles mêmes. C’est donc sur cette étape clé de la courbure de la feuille entière qu’ils se sont concentrés en proposant à leurs cobayes végétaux des petites mouches, des drosophiles, comme gourmandises.

Un coupable désigné : l’auxine

Tous les « anciens » comme moi, devant un tel mouvement affectant la feuille d’une plante, pensent aussitôt à l’auxine ou AIA en langage codé (Acide 3-Indole Acétique), une molécule qui a hanté nos études scientifiques : cette hormone végétale (phytohormone) joue un rôle essentiel dans la croissance et le développement des plantes, dans leur ramification, dans leurs réactions face à certains stimuli comme la lumière, … bref, pendant des décennies, on ne jurait que par l’auxine dès qu’on parlait mouvement des plantes. Elle se vend d’ailleurs sous forme de poudre blanche de perlimpinpin en jardinerie sous l’appellation d’hormones de bouturage (il s’agit souvent d’hormones de synthèse dérivées de l’AIA comme l’AIB acide b-indole butyrique).

On avait donc depuis longtemps invoqué un flux d’auxine qui partirait du sommet de la feuille touchée et se propagerait vers le point de capture. Mais si on place de l’auxine marquée radioactivement sur la pointe de la feuille, on n’observe pas de déplacement de celle-ci vers la base et cette application n’induit qu’une faible courbure.

Dans cette étude, les chercheurs ont donc « donné à manger » à des feuilles, attendu qu’elles se replient et à ce stade, et découper la feuille en trois parties égales dont la centrale qui s’est courbée. L’analyse du taux d’auxine dans ces trois segments montre qu’il n’augmente que très peu. Une autre expérience consiste à appliquer de l’auxine au milieu de la feuille : quelque soit la dose appliquée, elle n’induit qu’une faible courbure.

Conclusion : las ! L’auxine n’est pas la réponse miracle ; elle doit bien intervenir un peu mais le vrai responsable doit être une autre phytohormone. Et là, tous les «jeunes » in et up-to-date pensent à des hormones qui occupent désormais le devant de la scène : les jasmonates. A connaître absolument pour ne pas passer pour un has-been !

Les jasmonates, of course !

De quoi s’agit-il ? Les jasmonates ou dérivés de l’acide jasmonique (AJ pour la suite ; JA pour les anglo-saxons !) sont des phytohormones de nature lipidique (d’où leur autre nom d’oxylipine) qui interviennent aussi dans la croissance et la photosynthèse des végétaux verts mais surtout dans tout un ensemble de mécanismes de défense envers les attaques des insectes herbivores ou d’organismes pathogènes (champignons, bactéries, …) ou des situations de stress environnementaux ; certaines sont même libérées sous forme de substances volatiles qui permettent des formes de communication entre plantes pour alerter sur un danger. Leur nom vient du fait que la molécule de base a été extraite du jasmin des parfumeurs (Jasminum). Leur mise en action se fait par le biais d’une série de réactions en cascade avec des dégradations enzymatiques et des activations de gènes ; nous parlerons donc de la chaîne des jasmonates.

Les chercheurs allemands ont évidemment pensé à cette molécule et plus particulièrement à sa forme conjuguée avec l’acide aminé isoleucine (isol-AJ pour la suite) ; les analyses montrent que sa concentration augmente de plus de cent fois dans la partie courbée de la feuille et uniquement là. Une application externe d’isol-AJ induit une courbure à cet endroit et la courbure dépend de la concentration. On obtient des résultats identiques avec le précurseur de l’isol-AJ ce qui indique que c’est bien la synthèse de cette substance qui est déclenchée. Par contre, que l’on applique l’isol-AJ sur le dessus ou le dessous de la feuille, seul le dessus réagit à celle-ci en se courbant. C’est donc la structure de la feuille qui détermine la réaction ; ceci confirme qu’il s’agit d’un mouvement de type nastie, non orienté par rapport au stimulus. Dit autrement, si un insecte se frotte sur le dos de la feuille, elle ne s’enroulera pas.

Quel déclencheur ?

D’accord, le responsable de la courbure est identifié : c’est l’isol-AJ associé sans doute en partie à l’auxine qui interviendrait sous la forme d’un gradient entretenu entre le dessus et le dessous de la feuille. Mais qu’est-ce qui déclenche la synthèse des jasmonates et la mise en marche de leur chaîne en cascade ?

D’abord, les mouches même en se débattant ne provoquent aucune blessure sur la feuille ; ceci aurait pu être le signal compte tenu de la fonction des jasmonates (voir ci-dessus). Si on titille les tentacules ou la feuille avec un pinceau pour simuler les mouvements d’une mouche engluée, il n’y a pas de courbure ; ce n’est donc un déclenchement mécanique (comme chez les vrilles de la bryone : voir la chronique sur celle-ci). Si on place une mouche morte ou un petit objet de la taille d’une mouche : aucune courbure ; par contre, si on met sur la feuille une mouche morte écrasée, cela induit une forte courbure. Donc, on peut penser que la proie qui se débat d’abord, puis la proie qui commence à être digérée libèrent des substances chimiques reconnues par la feuille et qui enclenchent la machine de guerre jasmonates. Il s’agirait donc en langage hermétique d’une chémonastie, un mouvement déclenché par un signal chimique ! Le signal pourrait être des substances libérées par les insectes en contact comme des dérivés lipidiques de l’acide glutamique déjà identifiés lors des attaques d’insectes herbivores.

Devenir Droséra

Cette « découverte » apporte un éclairage passionnant sur le processus évolutif qui a pu conduire à l’apparition des droséras. Dans l’ordre des Caryophyllales, les Droséracées, avec les Népenthacées, partageraient un ancêtre commun avec un groupe comprenant les tamaris (Tamaricacées), les armérias et lavandes de mer (Plumbaginacées) et les renouées ou oseilles (Polygonacées). C’est donc dans cette lignée que se sont différenciées les Droséras.

On connaît des plantes non carnivores qui possèdent des tiges florales collantes sur lesquelles s’engluent des insectes ce qui protège ainsi les inflorescences de leurs attaques. Un des exemples frappants que l’on peut observer chez nous est le silène gluant (Viscaria vulgaris), connu en langage populaire sous les surnoms évocateurs d’attrape-mouches ou gobe-mouches ! Or, il appartient à la famille des caryophyllacée incluse dans le même groupe que les droséras, les Caryophyllales !

On peut donc imaginer un scénario évolutif où des plantes ayant acquis une telle protection collante sur leurs feuilles ont connu ensuite des mutations qui auraient affecté la chaîne des jasmonates mise en jeu face à une attaque d’insecte herbivore ou de pathogène ; cette chaîne aurait donc été détournée de sa fonction première  de ligne de défense vers un mouvement de repli d’attaque en quelque sorte, peut-être uniquement protecteur au début avant de devenir ce magique « estomac » et un avantage adaptatif au moins dans certains milieux déficitaires en éléments nutritifs.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Jasmonates trigger prey-induced formation of ‘outer stomach’ in carnivorous sundew plants. Proc R Soc B 280: 20130228. Nakamura Y, Reichelt M, Mayer VE, Mithöfer A. 2013