Salicaceae

Saules blancs et peupliers noirs sur une île de l’Allier

Dans une première chronique consacrée aux arbres de la famille des salicacées vivant au bord des rivières (ripisylves), des saules et des peupliers, nous avons vu comment ils réussissaient à s’installer sur les bancs et îles de sédiments frais découverts et déposés par les rivières dans leur lit majeur, en ne disposant que d’une très courte et hypothétique fenêtre temporelle au printemps. A cette occasion, nous avons déjà souligné le grand nombre de traits originaux d’histoire de vie qui leur permettent justement d’avoir quelques chances de réussir cet exploit improbable.

Ripisylve mature à base de saules et de peupliers

Réussir à germer sur un milieu vierge de toute compétition ou presque et riche en nutriments déposés par la rivière, c’est bien mais se maintenir, se développer, grandir et atteindre l’âge de maturité sexuelle quand on est un arbre c’est une toute autre histoire compte tenu des conditions extrêmes régnant dans le lit de la rivière. Le premier écueil sera les crues, les mêmes qui ont permis leur débarquement ; l’instabilité indispensable à leur installation va devenir désormais une ennemie impitoyable. Découvrons donc ce second opus de la saga des saules et peupliers ripariaux pour le replacer au final dans un contexte évolutif. 

Colonie peupliers noirs de deux ans installée sur une grève

Hécatombe 

Quand une escouade de graines réussit à germer sur un ilot de sédiments frais par exemple, on peut avoir des milliers de plantules dès la fin du printemps, en rangs serrés. On pressent que tout le monde ne va pas survivre ! Effectivement, la première année de la germination, les pertes dans ces milieux instables se chiffrent entre 77% et … 100% ! 

La fourchette haute de mortalité totale reste assez fréquente pour deux raisons principales. Ces plantules ont un besoin impérieux d’eau pour se développer très rapidement (voir ci-dessous les raisons), bien plus que la majorité de celles d’autres essences ligneuses. Or, les bancs de sédiments frais fraîchement découverts au printemps vont vite se dessécher en surface surtout s’il s’agit de sédiments grossiers ; d’autre part, le niveau moyen de la rivière s’abaissant, la nappe souterraine qui l’accompagne dans le lit va suivre le mouvement et les jeunes racines qui avaient peut être réussi à l’atteindre se retrouvent au sec. Face à cet aléa, la subtile position des plantules par rapport au niveau de la rivière sera déterminant à quelques centimètres près : les plus en « hauteur » relative seront les premières éliminées. La résistance à la dessiccation varie aussi selon les espèces de saules ou de peupliers. 

Ce cordon de peupliers noirs a réussi à s’installer sur la subtile crête (relative) de cette grève

La seconde cause de forte mortalité concerne l’action destructrice des crues tardives de fin de printemps à l’occasion d’épisodes orageux violents ; même si elles restent modestes et limitées au lit mineur, ces crues n’en constituent pas moins pour ces plantules fragiles très près du niveau supérieur un danger redoutable : celui d’être arrachés ou au contraire complètement enfouis par le dépôt de sédiment.

Ainsi, la première année, les plantules des saules et peupliers se trouvent à la merci à la fois des flux d’eau trop importants ou au contraire trop bas et dépendent donc du régime de la rivière et de la nature des sédiments sur lesquels ils se sont installés. 

Grandir vite, vite …

Les plantules émergentes frappent par leur petite taille : normal vu la taille réduite des graines (voir la première chronique) pratiquement dépourvues de toutes réserves. Face à ce handicap initial, la seule réponse possible, c’est « l’attaque » : grandir vite, très vite pour d’une part profiter de la quasi absence de compétiteurs sur ces milieux dénudés  et d’autre part installer un système racinaire permettant de résoudre le double problème de l’accès à l’eau et de l’ancrage (voir ci-dessus). Effectivement, les plantules des saules et peupliers ripariaux se démarquent par leur croissance initiale très rapide : elles peuvent atteindre 0,50 à 1m dès leur première saison. Et encore, l’essentiel se passe sous terre : les racines peuvent grandir de 4 à 13mm par jour et atteignent 40 à 60cm de long en fin de saison : ainsi, elles atteignent la nappe et peuvent la suivre au fur et à mesure qu’elle baisse ensuite, s’assurant un approvisionnement continu en eau indispensable pour grandir à une telle vitesse. 

Système racinaire d’un peuplier noir

Le système racinaire se développe selon deux grands axes : un pivot central qui s’enfonce verticalement à la recherche de la nappe (mais il ne plonge pas dedans car il serait asphyxié) et un tout un réseau de racines horizontales qui s’étalent tout autour en nappes capables d’intercepter la moindre pluie et d’exploiter de plus grandes surfaces pour y puise eau et nutriments ; en même temps, ce réseau renforce la stabilité et l’ancrage, les rendant moins susceptibles à l’arrachage par les crues et rendent les sédiments meubles plus cohérents.

Même adultes, ces arbres conservent une fragilité face aux crues et aux tempêtes compte tenu du caractère très meuble du substrat instable

Ces racines transforment donc l’environnement instable en un substrat plus stable et plus propice au développement des arbres matures : belle forme de rétro-contrôle positif de ces arbres sur leur environnement ! En général, le système racinaire de ces arbres résiste plutôt mieux à l’asphyxie temporaire (anaérobie) lors des submersions que la majorité des autres arbres pour qui de tels évènements sont rapidement mortels ; mais cette résistance varie fortement d’une espèce à l’autre ce qui contribue à répartir les espèces selon un gradient « latitudinal » par rapport au niveau de la rivière. 

L’autre avantage clé de cette croissance éclair concerne la compétition avec les autres pionniers qui ne manquent pas de s’installer : on n’est jamais seul sur un « bon coup » comme un banc de sable dénudé. Il y a notamment toute un ensemble de plantes herbacées spécialisées qui germent elles aussi rapidement et grandissent tout aussi vite. Or, les plantules de peupliers et de saules ne tolèrent que très peu l’ombrage : elles ont besoin de capter un maximum de lumière pour construire tous les tissus de croissance dont ceux des racines. On a montré par ailleurs que la majorité des saules et peupliers ripariaux affichent parmi les taux les plus élevés de capacité à prélever de l’azote dans le sol, l’élément clé pour fabriquer des protéines et grandir. Lors d’études comparatives avec d’autres arbres connus pour grandir assez rapidement, les saules et peupliers figurent toujours en tête, nettement devant des arbres tels que les bouleaux ou les érables sycomores. Ils maintiennent ce taux de croissance exceptionnel en produisant sur une saison plusieurs vagues de feuilles fraîches ce qui les maintient à un rythme optimal ; ce n’est pas par hasard si on cultive des saules comme plantes productrices de biomasse et de biocarburant en les taillant régulièrement. On notera aussi que cette capacité ne s’exprime que parce que le milieu colonisé regorge de ressources : de l’eau (pour peu qu’on y ait accès) et des nutriments issu de la matière organique charriée par la rivière dans ses sédiments. 

Peupliers de même âge sur un ilot stabilisé

En tout cas, une fois installés et passé le cap des deux premières années particulièrement critiques, ces jeunes arbres, du moins ceux qui ont surmonté l’épreuve, vont se développer, donnant un peuplement d’individus tous de même âge (équienne) puisque nés d’un même épisode improbable de recrutement. Il ne leur reste plus qu’à affronter les épisodes très violents mais plus rares : les grandes crues et les sécheresses prolongées. 

Les berges plus abruptes subissent une érosion permanente qui entraîne régulièrement de grands arbres dans le lit de la rivière

Régénération active 

Face aux aléas violents, la « souplesse adaptative » s’impose : chez les saules et peupliers, elle s’exprime au sens propre comme au figuré. Presque tous possèdent en effet des tiges très souples et flexibles ce qui leur permet de ne pas casser quand ils sont engloutis par les épisodes de crues. Ce trait résulte notamment de leur faible investissement dans les tissus de soutien riche en lignine, coûteux à produire et qui se retrouve dans leur « bois tendre » (voir la chronique sur les ripisylves à propos de cette notion). L’homme exploite aussi cette originalité via les osiers pour la vannerie qui sont en fait des formes domestiquées et surtout fortement taillées de saules sauvages. 

Certaines espèces ont même développé un système original de points de rupture plus fragiles à la base des rameaux ce qui permet un auto-élagage et réduit la résistance au courant lors des crues majeures. C’est le cas par exemple du saule fragile ou saule cassant : si on appuie sur les rameaux, ils cassent très facilement avec un bruit sec audible et laissent une cicatrice nette. 

Mais la « souplesse » la plus importante touche à la capacité à se régénérer en cas de casse ou même d’arrachage. En pratique, n’importe quel fragment de tige, replanté dans du sédiment, peut redonner un nouvel individu ; les piquets plantés par les pêcheurs au bord des rivières pour soutenir leurs cannes à pêche attestent souvent de ce surprenant pouvoir ! Comme ces branches ou rameaux ont de plus souvent été transportés par le courant et déposés plus loin, à la multiplication végétative s’ajoute donc une forme de dispersion le long du corridor fluvial dans le sens amont/aval. Les branches cassées nettes des saules fragiles entrent évidemment dans cette catégorie. 

Mais les racines ont aussi ce pouvoir de régénération végétative si bien que même un arbre entier déraciné de la berge et charrié lors d’une crue puis déposé dans le lit mineur peut repartir depuis ses racines et une partie de son tronc pour peu qu’ils soient recouverts d’un minimum de sédiment. S’il s’agit d’un gros arbre, il peut (voir la première chronique) contribuer à la formation d’un ilot de sédiments qui va ainsi se revégétaliser très vite ce qui va accélérer sa capacité à se stabiliser et s’agrandir, favorisant au passage l’installation ultérieure de … saules et de peupliers.  Les jeunes arbres déracinés et complètement enfouis peuvent ainsi renaître tels des phénix ! 

Enfin, sur les arbres en place, particulièrement chez les peupliers, les racines latérales ont une forte capacité à produire des rejets verticaux ou drageons, faisant pousser une véritable forêt de petits arbres, une armée de clones, dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres autour. 

Cette colonie de peupliers noirs, issue de germinations, doit comporter aussi une part de drageons et de rejets

Sexué/asexué 

Branche cassée de peuplier échouée et en train de « repartir »

Nous venons de voir que saules et peupliers pratiquent aussi facilement la reproduction sexuée via leurs fleurs et leurs graines, avec les aléas de recrutement évoqués, que la reproduction asexuée sous forme de multiplication végétative depuis les raines et/ou les fragments de tiges. Ainsi, chaque peuplement sur un ilot donné par exemple, pour une espèce donnée, comportera à la fois des individus différents issus chacun d’une graine différente, donc avec des génotypes a priori différents, et à la fois des rejets ou drageons ou repousses issus d’individus installés mais avec le même génotype (clonage naturel).  L’importance relative de ces deux formes varie beaucoup selon les espèces et surtout, pour une espèce donnée, selon les populations et les conditions environnementales imposées par la rivière. Ainsi les peupliers noirs des rivières Allier, Loire ou Durance sont majoritairement issus de plantules nées de germination de graines avec très peu d’individus clonaux ; on retrouve la même tendance pour des populations de saules blancs ou fragiles pourtant très aptes à la multiplication végétative. Ceci se traduit par une très forte diversité génétique de ces populations issues de reproduction sexuée, encore un trait favorable pour surmonter l’instabilité et l’imprévisibilité des milieux de vie. En fait, la quantité de rejets asexués semble dépendre de la sévérité des perturbations imposées par la rivière : sous un régime de faibles ou au contraire de très fortes perturbations, la reproduction par graines prédomine ; par contre, dans les régimes intermédiaires et de manière variable selon les espèces, la multiplication végétative clonale prendrait le dessus. Les crues dévastatrices créent de vastes espaces dénudés de sédiments propices à la germination des graines ; inversement, sur les rivières canalisées artificiellement, les saules et peupliers perdent vite leurs avantages et se trouvent éliminés des successions végétales assez rapidement, dénaturant ainsi les ripisylves. Beau paradoxe : ce qui les détruit et contre quoi ils luttent en permanence devient indispensable pour leur survie à long terme ! 

Adaptés ? 

Chaque nouvelle grève découverte devient un territoire à investir

Quand on fait le bilan des traits d’histoire de vie des saules et des peupliers (voir la première chronique et celle-ci) et des caractéristiques de leur environnement, on est évidemment tenté de dire « Qu’est ce qu’ils sont super bien adaptés ! ». Voilà un raisonnement automatique que les scientifiques qualifient de typiquement panglossien : « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Il reste à démontrer que ces traits sont effectivement adaptés aux caractéristiques de leur milieu et ce n’est pas du tout facile et évident. Le premier biais susceptible de briser cette belle image réside dans la phylogénie, i.e. de l’histoire évolutive des saules et peupliers dans le contexte de leur famille. Si on regarde les autres espèces de saules et peupliers qui ne vivent pas en milieu riverain, on découvre que la majorité des espèces présentent ces traits qu’elles vivent ou non au bord des rivières ! Il n’y a que quelques exceptions comme les saules nains arctiques d’Alaska qui dispersent leurs graines tardivement en automne (et non pas au printemps) et dont les graines sont dormantes. Si on interroge l’arbre de parentés, on se rend compte que les lignées ancestrales (les plus anciennes) devaient vivre au bord de l’eau : ceci signifie que les autres lignées non ripariales auraient évolué plus tard dans d’autres milieux de vie. Donc, la famille des Salicacées aurait développé dès les débuts de son histoire évolutive des traits devenus des avantages adaptatifs dans le contexte écologique des bords des rivières. 

Les rivières à méandres ont une forte dissymétrie des berges avec l’érosion active d’un côté et le dépôt prédominant de l’autre

Si on regarde maintenant hors de la famille dans d’autres familles comptant des espèces ripariales en milieu tempéré, on trouve deux exemples mais avec assez peu d’espèces permettant une comparaison fiable : les aulnes dont l’aulne blanc montagnard (famille des bétulacées) et le myricaire d’Allemagne des torrents alpins (famille des tamaricacées). Ils partagent effectivement des traits communs avec les salicacées : production de très nombreuses petites graines transportées par le vent ; taux de croissance très élevé ; forte capacité de faire des rejets. Par contre, les graines des aulnes sont dormantes à leur libération en automne-hiver : ceci expliquerait pourquoi ils sont plus représentés en milieu montagnard. 

Ripisylve mature à saules blancs

Il y aurait donc bien a minima une sorte de syndrome riparial pour les arbres des régions tempérées. Certains de ces traits sont très intéressants dans la mesure où ils interagissent directement avec le processus évolutif d’adaptation : la production d’une multitude de graines transportées par le vent favorise les flux de gènes entre populations et donc la diversité génétique ; inversement, la capacité de multiplication végétative permet le maintien dans le temps de clones de faible capacité reproductrice mais présentant des variantes de traits susceptibles de devenir favorables à un moment donné plus tard, à la faveur d’un événement majeur. Si on ajoute dans le cas des saules et peupliers, la forte propension à l’hybridation (voir la première chronique), on réunit un ensemble d’ingrédients très favorable à la diversification génétique indispensable pour affronter les changements permanents de cet environnement changeant, brutal et imprévisible en partie. Il s’agit donc d’un bel exemple d’interactions entre adaptation écologique et processus évolutifs combiné avec les effets du paysage. 

Bibliographie

The life history of Salicaceae living in the active zone of floodplains. S. KARRENBERG, P. J. EDWARDS and J. KOLLMANN. Freshwater Biology (2002) 47, 733–748