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Fourmis venant lécher le nectar des NEF situés sur les stipules à la base des feuilles de cette vesce des haies

Parmi les nombreux mutualismes avec un échange de services « nourriture contre protection », certains sont basés sur la présence chez des plantes de nectaires extra-floraux ou NEF (organes sécréteurs de nectar en dehors des fleurs) qui attirent des insectes susceptibles d’écarter les herbivores pouvant les endommager. La chronique « Nectar contre gardes du corps » présente ce type de mutualisme très répandu chez les plantes à fleurs en association le plus souvent avec des fourmis et bien représentés dans notre flore. Leur relative fréquence chez des espèces non apparentées pose évidemment la question de l’histoire évolutive de ces organes au sein de l’immense groupe des plantes à fleurs. Une analyse des parentés entre les groupes qui contiennent des espèces porteuses de NEF (1) apporte de précieuses informations sur l’évolution de ces organes et corrélativement sur celle des mutualismes associés à leur présence.

Un recensement inachevé

Les nectaires floraux sont connus depuis l’Antiquité avec par exemple le poète latin Virgile qui dans les Géorgiques parle de ces organes qui sécrètent du liquide sucré dans les fleurs. Par contre, la première mention historique des nectaires extra-floraux remonte à seulement 1762. A partir des années 1870, ils vont devenir un sujet d’étude de la part de nombreux naturalistes dont C. Darwin. En 1886, F. Delpino (1833-1903), botaniste italien, grand précurseur de la science de la pollinisation, cite une liste de 2900 espèces porteuses de NEF ; il parle à leur propos de nectaires extra-nuptiaux et en donne une définition qui prévaut toujours : ce sont des nectaires non impliqués dans la pollinisation. On voit que les NEF sont définis par leur fonction écologique et non par leur origine ou leur structure.

Depuis cette époque, la liste des espèces à NEF n’a cessé de s’allonger avec un site internet entièrement dédié à ce recensement. A la date de parution de l’étude (1), on comptait 3941 espèces de plantes à fleurs réparties dans 745 genres et 108 familles auxquelles il faut ajouter 39 espèces de fougères dans 4 familles, porteuses de nectaires foliaires. Il y a donc entre 1 et 1,8% des espèces de plantes à fleurs qui portent des NEF (la fourchette correspond à la variation de nombre total d’espèces pris comme référence).

A partir de modèles statistiques, on peut estimer leur nombre réel doit se situer autour de 8000 espèces ; il y aurait donc en réalité entre 2 et 3,6% d’espèces de plantes à fleurs à NEF. Il reste donc encore à découvrir plus d’espèces à NEF que ce qui est déjà connu ! Cet exemple souligne un fait intéressant : non seulement nous ne connaissons qu’une petite partie de la biodiversité réelle (les espèces) mais en plus sur celles qui sont répertoriées, nous ne connaissons qu’une partie de leur morphologie ou anatomie !

Une répartition inégale

Hors des plantes à fleurs, les NEF sont donc présents chez les Fougères où il faut d’ailleurs les nommer autrement puisque ce sont des plantes « sans fleurs » ; ils sont par contre absents a priori (dans l’état actuel du recensement !) chez les Gymnospermes et chez les Bryophytes (mousses). Donc 99,7% des espèces à NEF sont des plantes à fleurs. En pointant les familles qui renferment des espèces à NEF sur l’arbre de parentés de celles-ci, on peut ainsi apprécier la répartition phylogénétique de ce trait.

En « remontant » l’arbre de parentés depuis sa racine, on constate que les NEF semblent absents chez les groupes situés vers la base de l’arbre, donc les plus anciens jusqu’aux Magnoliides (Laurales, Magnoliales, Pipérales, …) ; cette configuration se retrouve d’ailleurs chez les Fougères où les NEF n’apparaissent que dans les groupes les plus récents. Il faut sans doute mettre ce fait en parallèle avec l’évolution des insectes et l’apparition et le développement des fourmis au cours du Crétacé : les groupes de plantes les plus anciens ont probablement évolué dans un contexte sans ou avec encore peu de fourmis.

Les Monocotylédones comptent 260 espèces à NEF avec notamment 77 espèces d’Orchidées dans 45 genres. La diversification a donc bien commencé dès la divergence de cette branche assez précoce. Mais, c’est bien dans les Eudicotylédones que le caractère Nef explose avec 93% des espèces porteuses.

Des groupes à NEF

Si on zoome sur ces 93% restants, on constate de nouveau que la répartition est très inégale d’une lignée à l’autre. 33 ordres sur les 65 de la classification en sont entièrement dépourvus tels que par exemple les Apiales (Ombellifères, Araliacées, Pittosporacées,…). Par contre plus de la moitié des espèces (59%) à NEF se retrouvent concentrées dans la même grande lignée dite des Rosides I et dans celle-ci il y a des familles franchement cumulardes ! Ainsi trois familles réparties dans des ordres différents se taillent la part du lion : les Fabacées ou Papilionacées (Fabales) comptent 1069 espèces à NEF (sur un total de 19500 espèces quand même !), les Passifloracées (Malpighiales) 438 espèces à NEF sur 935 et les Malvacées (Malvales) 301 espèces à NEF sur 4225. Il existe même deux familles dont toutes les espèces en sont pourvues comme celle des Ebénacées qui renferme les plaqueminiers ou kakis.

La dissymétrie se poursuit quand on explore à l’intérieur des familles. Dans les Fabacées, certains genres comptent un grand nombre de leurs espèces porteuses de NEF comme les cassiers ou casses (Senna, autrefois Cassia), les « pois doux » (Inga) ou les mimosas-acacias (Acacia); dans les Malvacées, c’est le genre « coton » (Gossypium) et dans les passifloracées, le genre Passiflore (Passiflora avec 322 espèces à NEF).

Un éternel recommencement

De toutes ces données, il ressort clairement deux tendances évolutives majeures. Le caractère NEF est apparu de nombreuses fois de manière indépendante dans des familles non apparentées mais seulement à partir de la branche des Monocotylédones. On dénombre ainsi 457 apparitions indépendantes de ce caractère et 41 pertes dans l’arbre évolutif ! Si on extrapole avec les estimations, cela donnerait environ 700 acquisitions du caractère et 320 pertes. On a donc affaire à un modèle d’apparitions/pertes réitérées, preuve indirecte que ce trait doit être soumis à un fort avantage sélectif par la protection qu’il procure aux plantes porteuses. Et pourtant, quand on observe les nectaires extra-floraux dans leur diversité, on note qu’ils sont quand même assez peu diversifiés et souvent placés aux mêmes endroits par exemple : il y a donc eu une forte convergence évolutive sur ce trait qui ne pourra s’expliquer sans doute que par le biais de l’étude des gènes du développement qui contrôlent la formation de ces organes.

L’autre tendance forte c’est « l’explosion » au sein de certains petits groupes comme par exemple les passiflores, les cassiers ou les viornes. Pour mieux éclairer ce point, nous allons détailler ces deux derniers exemples.

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En rédigeant cette chronique et en consultant la base de données, j’ai découvert que de nombreuses plantes courantes portaient des NEF mais pas faciles à détecter ; ainsi, en zoomant sur cette photo de feuille de lilas vulgaire, on voit qu’il y a effectivement des nectaires le long du pétiole ! Le printemps prochain, j’aurai un nouveau regard sur les manèges des fourmis et les feuilles des plantes !!!

Une innovation-clé

Les viornes (genre Viburnum) regroupent environ 170 espèces d’arbustes et d’arbres dont une bonne dizaine au moins nous sont familières comme ornementales. Parmi elles, un certain nombre présente des NEF soit sous forme de glandes sur les bords des feuilles, soit enfoncées dans le limbe vers sa base, soit sur le pétiole. Ce qui renforce leur intérêt c’est ce que nombre d’entre elles possèdent en plus des domaties à acariens prédateurs, i.e. des touffes de poils ramifiés à l’aisselle des nervures sous les feuilles et qui servent elles aussi de base à un mutualisme de protection. L’étude de la répartition de ces deux caractères au sein des espèces du genre (2) montre deux points importants : les espèces porteuses de NEF forment des lignées au sein du genre et l’apparition de ce trait semble liée au caractère décidu ou sempervirent des espèces et au climat ; les deux types de traits (NEF et domaties) semblent liés et fonctionnent de concert pour attirer et retenir des mutualistes. Ceci confirme donc l’importance de ces mutualismes de protection dans l’évolution des plantes à fleurs.

Les casses ou cassiers (Senna, ex-Cassia)) comptent pas moins de 350 espèces toutes tropicales dans la famille des Fabacées. 80% d’entre elles portent des NEF (3) sous des formes très variables et selon plusieurs lignées différentes mais à partir d’une seule apparition du trait. Une reconstitution de l’histoire de ce genre situe leur origine à environ 50Ma au début de l’Eocène, donc très tôt dans l’histoire de la famille. La forte diversité atteinte assez rapidement dans ce genre indique que l’acquisition de NEF a joué comme une innovation-clé qui a boosté la diversification évolutive en favorisant sans doute la colonisation de nouveaux milieux grâce aux mutualismes avec les fourmis protectrices ; en effet, cette évolution a perduré sur plus de 40 Ma. On peut noter que cet exemple invalide une hypothèse à propos de l’origine des NEF selon laquelle ils seraient un moyen de détourner les fourmis du nectar des fleurs : en effet, les fleurs des cassiers ne produisent pas de nectar et n’offrent que du pollen sur des étamines très saillantes que les pollinisateurs doivent faire vibrer (pollinisation par sonication).

Des questions à élucider

Les auteurs de l’étude phylogénétique (1) élargissent au final la vision du problème en pointant deux pistes.

D’une part, pour chercher de nouvelles espèces à NEF, il y aurait des familles à explorer en priorité car potentiellement riches : Euphorbiacées, Bignoniacées et Malvacées par exemple. Il existe probablement aussi des formes de NEF difficiles à observer (enfoncées dans les tissus du limbe par exemple) à découvrir. Il faut par ailleurs se méfier des fausses pistes comme les hydathodes, ces glandes ouvertes aux bouts des nervures servant à excréter de l’eau et un certain nombre de cas recensés sont sans doute des « faux ». Cela signifie que même des observateurs amateurs peuvent apporter des informations intéressantes sur ce sujet, y compris dans notre flore !

D’autre part, il reste toute une série de questions à élucider à propos des NEF :

– pourquoi la vitesse d’évolution est-elle plus forte dans certains groupes ?

– s’agit-il d’un trait associé avant tout aux milieux tropicaux ?

– quel est le poids de l’abondance et de l’agressivité des mutualistes dans la pression sélective ?

– est-ce une réponse à un problème de disponibilité de ressources ?

– les NEF ont-ils évolué comme un mécanisme de défense à un autre mutualisme gênant pour les plantes, les associations fourmis/pucerons ou pucerons/membracides ?

– le port lianescent est-il un trait favorable à l’acquisition de NEF ?

– NEF et nectaires floraux seraient-ils homologues ?

– les hydathodes pourraient-ils être les précurseurs des NEF ?

… etc.

Bref, il y a du pain sur la planche pour des générations de chercheurs motivés !!

BIBLIOGRAPHIE

  1. HIGHLIGHT ON ECOLOGY AND EVOLUTION OF EXTRAFLORAL NECTARIES. The phylogenetic distribution of extrafloral nectaries in plants. Marjorie G. Weber and Kathleen H. Keeler. Annals of Botany 111: 1251–1261, 2013
  2. Phylogenetic and Experimental Tests of Interactions among Mutualistic Plant Defense Traits in Viburnum (Adoxaceae).Marjorie G. Weber,Wendy L. Clement, Michael J. Donoghue, and Anurag A. Agrawal vol. 180, no. 4. The American Naturalist ; 2012
  3. LARGE-SCALE PATTERNS OF DIVERSIFICATION IN THE WIDESPREAD LEGUME GENUS SENNA AND THE EVOLUTIONARY ROLE 
OF EXTRAFLORAL NECTARIES. Brigitte Marazzi and Michael J. Sanderson. Evolution. 2010
  4. Site internet sur les plantes à NEF : http://www.extrafloralnectaries.org