Geranium robertianum

Le géranium herbe-à-Robert, l’herbe-à-Robert tout court pour les intimes, peut se vanter d’avoir inspiré un nombre incalculable de noms dans le folklore populaire, pas moins de cent onze, rien que pour la Grande-Bretagne. Il faut dire qu’il a un solide bagage de plante médicinale avérée, ce qui aide beaucoup pour accéder à la gloire populaire. Son nom à lui seul attire tout de suite l’attention : étrange et chargé de mystère mais aussi délicieux à prononcer. Pourquoi cette plante a t’elle suscité un tel engouement ? Pour y répondre, il faut se rendre à l’interface de l’humain et du végétal : on peut ainsi éclairer avec la botanique les cheminements souvent tortueux de la pensée humaine au fil du temps. Partons donc à la rencontre de cette plante souvent répandue auprès des hommes jusque sur les murs, une de ces plantes compagnes comme les a si bien nommées P. Lieutaghi.

Qui est ce Robert ?

Colonie rouge flamboyante installée sur un enrochement artificiel

Comme souvent en ethnobotanique, les interprétations contradictoires ne manquent pas dans la littérature. L’épithète latine retenue de robertianus renvoie bien à Robert et on trouve aussi les noms de herbe de Saint-Robert ou herbe du Roi robert (déjà deux pistes différentes !). Mais au Moyen-âge, on la nommait Herba ruperti, herbe-de-Rupert ; Rupert est la forme germanique de Robert et signifie « gloire et brillant ».

De ce fait, la version traditionnellement retenue renvoie à Saint Rupert de Salzbourg (660-710) en Autriche, censé être le découvreur des propriétés médicinales du dit géranium. Cet évêque canonisé appartenait à la famille des Robertiens, une famille franque dont beaucoup des membres se prénommaient ainsi. Il descendait de plus d’un comte palatin nommé … Robert ! Tout semble coller impeccablement sauf que les preuves du lien entre ce personnage et le géranium sont plus que furtives ; l’association aurait plutôt été faite a postériori, une fois l’étiquette Robert accolée à notre plante.

D’autres Robert ont été avancés comme « pères spirituels » de l’herbe-à-Robert, chaque pays revendiquant « son Robert ». En France, on l’associe ainsi à Saint Robert, abbé de Molesme (1029-1111), fondateur de la célèbre abbaye de Cîteaux (dans la forêt de Molesme) en Bourgogne et de l’ordre cistercien créé en 1098. Sa fête à l’origine le 17 avril (jour de sa mort) a été reportée au 29 avril au martyrologue romain. En Allemagne, on invoque Robert le Magnifique, duc de Normandie (1010-1035) qui serait l’inspirateur du personnage légendaire de Robert le Diable (qui sert à nommer un papillon de jour commun, la vanesse Robert-le-Diable, à cause du revers de ses ailes fortement découpé et orné de taches curieuses !) ; la plante aurait été utilisée contre une épidémie de l’époque surnommée Ruprechts-plage (plague signifie épidémie ou peste en anglo-saxon). Enfin, les Anglais, jamais en reste, avancent quant à eux un Saint Robert local fondateur en 1159 d’un monastère à Newminster (Northumbria) !

Robert-le-fake

Restons en Angleterre où l’on associe l’herbe-à-Robert à un personnage folklorique, Robin Goodfellow (Robin bon compère), bandit mythique des campagnes anglaises du 16ème et 17ème siècle et qui a inspiré le personnage de Puck, sorte de farfadet, dans la pièce de Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été. Or, Robin en anglais, c’est aussi le nom populaire du … rouge-gorge, ce qui amène mine de rien sur une toute autre piste, celle du rouge. Rouge en latin se dit ruber (d’où l’épithète latin du rouge-gorge Erithacus rubecula) Effectivement, au Moyen-âge, on trouve la trace d’autres noms de la plante sous la forme herba rubea ou herba ruberta traduit dans les noms populaires d’herbe rouge : d’où l’hypothèse jugée comme hautement probable par divers auteurs que soit née ainsi la confusion avec ruberti et l’association avec Robert ! L’attribution aux saints n’aurait été faite qu’a postériori avec le fort désir des auteurs anciens de rattacher les propriétés médicinales fortes de ce géranium à un cadeau divin, notamment dans le cadre de la théorie des signatures associée à la couleur rouge, celle du sang.

Au passage, notons qu’une autre plante bien moins connue de notre flore porte aussi Robert dans son nom. C’est l’orchis géant, espèce méditerranéenne actuellement en expansion vers le nord, qui a pour nom latin Himantoglossum robertianum. Oui, mais, dans son cas, Robert n’est pas usurpé car cet épithète robertianum lui a été attribué par le botaniste J.-L.-A. Loiseleur (des Longchamps) (1774-1849) en hommage à l’un de ses amis G.N. Robert ; enfin un Robert vraiment légitime !

La couleur rouge

Le rouge semble être « une marque de fabrique » des géraniums, au moins chez les nos espèces indigènes : la majorité des espèces ont des tiges plus ou moins teintées de rouge.

Le summum est atteint chez le géranium sanguin qui, outre ses fleurs rouge sang, possède des tiges souterraines puissantes fortement teintées de rouge (voir ci-dessous). Notre herbe-à-Robert n’est pas en reste, loin s’en faut. Ses tiges, assez fragiles et cassantes, se teintent de rouge carmin notamment aux nœuds ; mais, surtout, les plantes exposées en plein soleil comme sur les murs ou les rosettes en fin d’automne, prennent une teinte générale rouge vif remarquable qui justifie pleinement le surnom d’herbe-rouge cité auparavant.

Cette couleur rouge prédominante provient essentiellement de la présence de substances chimiques colorées, les anthocyanes que l’on retrouve notamment dans les feuillages d’automne des arbres. On leur connaît des propriétés protectrices vis-à-vis des effets délétères d’une exposition excessive à la lumière (effet photo-protecteur) en bloquant les rayons ultra-violets néfastes. Effectivement, les géraniums herbe-à-Robert poussant sur les murs en plein soleil sont souvent nettement teintés alors que ceux poussant à l’ombre conservent un feuillage vert. Cependant, une étude sur les cousins de nos géraniums, les pélargoniums (les « géraniums des fleuristes ») montre que les parties des feuilles colorées en rouge ne sont pas plus protégées que les parties vertes ? Ces anthocyanes joueraient aussi un rôle de protection envers les herbivores soit par leur toxicité relative, soit par le fait qu’ils donnent au feuillage un aspect sénescent de feuille morte, indicateur de mauvaise qualité nutritive.La richesse en tanins de ces plantes pourrait aussi expliquer une part de cette teinte foncée par association des tanins avec d’autres substances colorées.

La signature du sang

Revenons au versant humain après ce détour en botanique pure. Cette forte couleur rouge a évidemment attiré l’attention de nos aïeux en vertu du principe des signatures, croyance selon laquelle le créateur divin aurait laissé des « signes » pour indiquer aux mortels quelles plantes utiliser à et à quelles fins. Et donc, ici, rouge vif signifie la signature du sang et donc une plante à utiliser pour tout ce qui touche de près ou de loin au sang. La richesse en tanins de ces plantes explique effectivement leur pouvoir hémostatique (très marqué pour les rhizomes de géranium sanguin connu sous le surnom de … sanguinaire), lié à l’action astringente (« qui resserrent les tissus ») de ces substances. Historiquement, on a donc du d’abord découvrir empiriquement ces propriétés et ultérieurement, avec la pression religieuse ambiante, on l’a associé à la signature divine du sang, ce qui facilitait aussi la mémorisation et la transmission orale des propriétés médicinales.

Rien de surprenant donc à ce que l’on retrouve divers noms associés à cette propriété hémostatique avérée : bloodwort en anglais (herbe du sang), pisse-sang, herbe de feu ou clôt-doigts (sous-entendu, qui referme une coupure) ; l’herbe-à-Robert faisait à ce titre partie des « herbes aux charpentiers », confrérie sujette aux blessures.

Mais par association indirecte, on a aussi étendu l’usage à de nombreuses autres situations où la couleur rouge intervient mais là avec une efficacité sans doute toute relative. Ainsi, en Irlande, elle était connue comme remède basique contre une maladie du bétail connue sous le nom évocateur de red-water fever (la babésiose, infection parasitaire des globules rouges transmise par les tiques) et dont un des symptômes est la coloration rouge des urines. De même, comme les feuilles présentent souvent du rouge sous forme de taches, on disait qu’elle devait guérir les taches rouges d’un œil enflammé par une ophtalmie ! En Ecosse, on l’utilisait contre l’érysipèle de la peau (appelé localement « rose ») ou même les cancers de la peau.

Une odeur diabolique

Le géranium herbe-à-Robert répand au froissement une forte odeur désagréable qualifiée par les uns d’odeur de souris ou d’encre de Chine ou de punaise par d’autres. Cela lui a valu des surnoms tels que stinking bob (Bob qui pue) Il s’agit sans doute là aussi d’un moyen de défense contre les herbivores : cette plante est réputée pour être évitée par les lapins mais les cervidés la consomme facilement en sous-bois. D’ailleurs, une étude en Angleterre a révélé une forte mortalité hivernale des rosettes les plus grandes (en hiver, la plante ne garde que les feuilles de la base) imputée à la consommation par les cerfs qui repèrent mieux les plus grandes plantes. Le feuillage subit aussi les attaques de larves mineuses (creusant des galeries dans l’épaisseur de la feuille) et d’au moins une espèce de puceron spécialisé.

Les anciens ont tout de suite flairé là, derrière cette odeur forte, celle du bouc et donc … du diable et de la pourriture ! D’où (peut-être) un lien avec la légende de Robert-le-diable mentionnée ci-dessus ? Cette association avec le malin explique peut-être aussi plusieurs croyances anglaises. C’est « l’herbe-aux-serpents » (snake flower) : si vous cueillez une tige, il en surgit des serpents, symboles du Mal. Elle fait aussi partie de la dizaine de plantes surnommées Death-comme-quickly (la mort subite) ou mother-die (tue ta mère) : si on cueille ces fleurs, un de ses parents (la mère de préférence !) mourra !

Feuilles de fougère

Le grand public confond souvent l’herbe-à-Robert avec certaines fougères, qu’elle pousse en sous-bois ou sur un mur, deux habitats fréquentés aussi par des fougères telles que la doradille noire ou la rue- de-muraille. D’ailleurs, une espèce de fougère rare des rochers calcaires a été nommée gymnocarpe herbe-à-Robert (Gymnocarpium robertianum) à cause de son feuillage glanduleux et découpé comme celui de l’herbe-à-Robert !

Effectivement, les feuilles du géranium profondément découpées en segments incisés offrent une ressemblance certaine mais rappelons que les fougères n’ont jamais de fleurs ! Cette forme a suscité des noms populaires classiques pour ce type de caractère : patte d’alouette en Anjou, patte de coq en Mayenne ou pied de pigeon en Touraine ; on trouve aussi les surnoms de persil marangoin ou de cerfeuil qui font allusion cette fois à a ressemblance avec les feuilles découpées de nombre d’ombellifères (l’herbe-à-Robert appartient à une toute autre famille, les géraniacées).

La découpure des feuilles a renforcé la croyance en la signature du sang car découpure équivaut à blessure profonde ! Quand on croit, il n’y a pas de limite (malheureusement !) !

Fourchette du diable

 

Terminons ce périple par ce dernier surnom inquiétant ; mais où est la fourchette ? Il s’agit en fait des fruits allongés en forme de long bec et typiquement groupés par deux et dressés côte à côte, d’où l’image de la fourchette ! De la forme particulière de ces fruits secs dérive aussi toute une série de noms évocateurs. Une première série tourne autour de la ressemblance avec une tête et un bec d’oiseau au long bec (et s’applique aux autres géraniums et même les cousins érodiums) : bec-de-grue (crane’s bill en anglais), bec-de-cigogne, bè de gruo en provençal, rostrum ciconae des anciens herboristes, … L’autre série s’articule autour de l’idée de pointe piquante : épingles de la Vierge ; aiguilles à Notre-Dame ; pook needles en anglais.

Et là encore, l’image des aiguilles permet de réactiver la signature du sang et de la blessure qui saigne. On vous aura prévenus : tout n’est que signe autour de vous … mais plutôt au sens de signification imaginaire !

Allez, j’invente une nouvelle preuve de la signature du sang : les petites pointes rouges des découpures des feuilles !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Dictionary of plant lore. D. C. Watts. Ed. Elsevier. 2007.
  2. Geranium robertianum L. BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES List Br. Vasc. Pl. (1958) no. 168, 16. RICHARD J. TOFTS Journal of Ecology 2004 92, 537–55

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le géranium herbe-à-Robert
Page(s) : 42-43 Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez le géranium herbe-à-Robert
Page(s) : 178-179 Guide des plantes des villes et villages
Retrouvez le géranium herbe-à-Robert
Page(s) : 340-341 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages