Allium victorialis

En début d’été, sur les pentes herbeuses vers le sommet du Puy-de-Dôme et dans les hêtraies sur les pentes boisées des Puys alentours, on peut rencontrer une plante localement abondante, souvent méconnue car relativement discrète ou ignorée car pas assez voyante, l’ail victoriale ou ail serpentin. Outre sa relative rareté à l’échelle nationale, cette plante présente quelques particularités originales au premier rang desquelles son surnom étonnant d’herbe-aux-sept-chemises et aux neuf-vertus : excusez du peu !

Un bel ail blanc

Au moment de la floraison entre juin et août selon l’altitude et l’exposition, l’ail victoriale n’est pas difficile à identifier : une robuste tige unique dressée, portant 1 à 3 feuilles vers sa base et terminée par une ombelle en boule régulière de fleurs étoilées blanc verdâtre ; chaque fleur à 6 tépales et 6 étamines à anthères jaunes est portée sur un pédicelle 2 à 3 fois plus long qu’elle. On dirait effectivement un poireau ou un oignon du jardin en fleur. Avant la floraison, l’ombelle se trouve enveloppée dans une double bractée membraneuse protectrice qui se déchire et laisse se déployer les fleurs : c’est une spathe, typique des Amrayllidacées dont font partie les ails, tout comme les narcisses ou les perce-neiges (voir la chronique sur cette plante).

Les feuilles à odeur d’ail au froissement sont plates, relativement épaisses, longues de 10 à 20cm sur 3 à 5cm de large et de forme ovale allongée ; chacune d’elles se raccorde à la tige par un court pétiole et engaine nettement celle-ci vers le bas. Il faut apprendre à bien les reconnaître afin de pouvoir identifier cette plante au printemps tant qu’elle n’est pas en fleurs. Un autre critère important est sa tendance nette à former des touffes, des colonies plus ou moins étalées.

Et les sept chemises ?

En fin d’été, les fleurs fanées donnent des capsules globuleuses à trois loges qui en séchant finissent par s’ouvrir et exposent trois belles graines d’un noir profond, une par loge. Cette couleur noire est due à un revêtement de phytomélanine, signature des ails et d’une majorité d’autres plantes comme eux réunies dans la classe des Asparagales ; les ails ne sont plus placés comme autrefois dans la classe des Liliales auprès des lis ou des tulipes dont les graines sont dépourvues de cette couche noire.

Toute la plante jaunit ensuite et les parties aériennes sèchent et disparaissent sauf la tige fleurie qui persiste un temps, toute sèche. Néanmoins, au printemps suivant, l’ail victoriale renaîtra à partir de ses organes souterrains. Et c’est là que se trouve la réponse à cette curieuse appellation de « sept chemises » (avec aussi une variante de « neuf chemises »). La tige naît sur un très court rhizome sur lequel s’accrochent un ou plusieurs bulbes allongés et serrés, tous enveloppés dans des tuniques grisâtres formées de fibres entrecroisées en réseau : les voilà les sept chemises, superposées les unes sur les autres et qui doivent certainement jouer un rôle de protection vis-à-vis du froid en hiver.

Une montagnarde circumboréale

En France, l’ail victoriale se rencontre dans tous les grands massifs montagneux surtout au-dessus de 1000m dans l’étage montagnard et jusqu’à 2200m dans la base de l’étage alpin : Vosges, Alpes, Cévennes, Jura, Pyrénées et Massif central. Là, pour ce dernier, on la trouve aussi dans toutes les zones élevées : Sancy, Cézallier, Monts du Cantal, Aubrac, Margeride, Mézenc, Forez, Monts de la Madeleine et donc la chaîne des Puys ou Dômes.

Sa répartition mondiale va bien au delà et s’étend à toutes les régions montagneuses d’Europe jusqu’au Caucase et dans l’Himalaya. Au delà, on la trouve en Chine, au Japon, en Corée et jusque sur une île d’Alaska mais sous une forme un peu différente longtemps considérée comme une sous-espèce (platyphyllum) et élevée récemment au rang d’espèce Allium ochotense. Elle a des feuilles plus « trapues », plus courtes et larges à pointe relativement aigue. Nous allons en reparler plus longuement dans le paragraphe sur les vertus.

Cet ail aime les sites relativement ensoleillés mais tolère les situations en demi-ombre, sur des sols assez frais voire bien pourvus en eau et colonise, parfois en peuplements importants, deux types de milieux bien différents mais contigus :

– les landes et pentes rocheuses et herbeuses d’altitude (étage subalpin) jusque sur les vires rocheuses comme au sommet du Puy-de-Dôme

– les hêtraies et hêtraies sapinières (comme le long du GR qui part du col de Ceyssat ou vers le puy de Côme) mais plutôt sur les lisières ou dans les clairières consécutives à des coupes ou des chablis ou vers la limite supérieure là où la forêt s’éclaircit et se peuple de sorbiers.

On retrouve cette sorte de dualité chez le lis martagon, bien plus connu du grand public et qui, lui, descend plus bas jusqu’en plaine.

Un ail à part

Les aulx ou ails, le genre Allium pour le botaniste, comptent plus de 500 espèces dans le monde. On a donc été amené à distinguer au sein de ce vaste groupe des sous-ensembles, des sections comme disent les botanistes, qui réunissent les espèces les plus proches parentes entre elles. L’ail victoriale appartient donc à la section Anguinum (1) avec seulement quelques espèces dont lui pour L’Eurasie. Ces ails se distinguent des autres par leur court rhizome portant les bulbes, la présence de 2 ou 3 feuilles relativement larges et plates, avec un pétiole distinct, une base engainante ; le mode de germination des graines est différent avec un type de plantule unique parmi les ails. La présence d’une seule graine par loge du fruit est aussi un caractère original. On voit donc que l’ail victorial se démarque nettement des autres et son origine serait relativement ancienne au sein du genre.

Et les neuf vertus ?

Depuis longtemps, en Europe, cet ail est connu et réputé à la fois comme plante alimentaire et médicinale. A ce titre, à la montagne, on le cultivait souvent dans les jardins à partir de prélèvements directs dans la nature environnante, notamment par semis des graines. Mais c’est surtout en Chine, au Japon et en Corée (avec donc l’espèce « jumelle » très proche, A. ochotense) que l’ail victoriale connaît toujours un engouement incroyable comme plante cultivée en légume. Au point que la plante à l’état sauvage a quasiment disparu dans certaines régions sous la pression de cueillette et la valeur marchande qui en est tirée ; des tentatives de culture en grand ont pour l’instant échoué car cet ail semble récalcitrant à une culture « industrielle » et ne semble pas prêt à être apprivoisé ! On mange les bulbes (débarrassés de leurs « chemises fibreuses » !), les gaines des feuilles et les feuilles elles-mêmes sous forme confite ou comme légume condiment.

Les analyses pharmacologiques très nombreuses (on trouve des dizaines de publications sur le net !) confirment les nombreuses propriétés ou vertus de l’ail victorial : contre l’athérosclérose, comme anti-cancer, antoxydant, anti-diabétique, anti-obésité, anti-neuroinflammatoire, comme protecteur du foie et des reins ! Nous y voilà aux neuf vertus ! en fait, autrefois à la campagne, on la connaissait surtout comme plante stimulante au même titre que sa proche cousine, l’ail cultivé bien plus utilisé pour le reste.

Vous avez bien dit « victoriale » ?

Reste cet adjectif étrange que l’on retrouve encore sous la forme ail de la victoire (ou victory leek en anglais, « poireau de la victoire »). Là, on rejoint un autre aspect de la perception populaire de cette plante : son côté « magique ». On prétend qu’à la Renaissance les soldats en portaient un bulbe suspendu en amulette comme porte-victoire ! Une autre version plus nordique dit que les mineurs de Bohême le portaient aussi pour prévenir les attaques des esprits impurs. On n’est pas loin de l’ail qui éloigne les vampires, toujours à cause de sa fameuse odeur.

Dans la même lignée, le surnom de faux nard (ou faux spicanard) renvoie à une plante « mythique », le nard de l’Himalaya, une espèce proche des valérianes, dont on tirait une huile essentielle très parfumée et très réputée au temps des Romains. Enfin, les surnoms d’ail serpentin (ou ail des serpents) et d’ail de cerf font plus allusion au côté « sauvage » et montagnard de la plante.

Voilà donc diverses raisons de porter un regard plus approfondi sur l’ail victoriale quand vous le croiserez. Mais attention, pas question de l’arracher pour le transplanter dans un jardin où il a beaucoup de chances de ne pas s’acclimater ; le renouveau du goût pour la nature ne doit pas être l’occasion d’une nouvelle vague de destructions !

vict-panofinal

BIBLIOGRAPHIE

  1. PHYLOGENY AND NEW INTRAGENERIC CLASSIFICATION OF ALLIUM (ALLIACEAE) BASED ON NUCLEAR RIBOSOMAL DNA ITS SEQUENCES. N. Friesen et al. Aliso 22, pp. 372–395. 2006
  2. Phytochemical Constituents of Allium victorialis var. platyphyllum Kyeong Wan Woo and Kang Ro Lee. Natural Product Sciences 19(3) : 221-226 (2013)