Asplenium ceterach

L’herbe dorée aux côtés de la capillaire (à gauche) : deux passe-murailles !

27/09/2021 Passe-muraille : personne capable de s’échapper mystérieusement d’un lieu ou de traverser un obstacle ; au sens secondaire, personne effacée qui passe facilement inaperçue. Ces deux définitions collent très bien avec la vie surprenante de cette petite fougère, l’herbe dorée ou doradille officinale. Pour discrète qu’elle soit, elle ne se montre en effet pas moins capable d’exploits en matière de survie sur son habitat principal : les vieux murs des villes et villages. Les opportunités d’observer cette espèce originale ne manquent donc pas ! 

Typique 

On ne peut guère confondre la doradille officinale avec les autres fougères qui fréquentent les vieux murs, soit une bonne dizaine d’espèces. Elle forme des touffes composées de dizaines de frondes étalées (les feuilles des fougères), portées par un pétiole très court et qui ne dépassent pas 20cm de long. La découpure de ces frondes est unique : chacune d’elles est divisée une seule fois en une vingtaine de lobes courts, ovales, entiers et réunis entre eux car soudés à l’axe central (le rachis) sur toute leur largeur ; la taille des lobes décroît sensiblement en descendant vers la base. D’un vert foncé mat inhabituel, ces frondes frappent aussi par leur relative épaisseur. Parmi les autres fougères des murs, une seule se rapproche très grossièrement de ce mode de découpure : le polypode ; mais ce dernier est bien plus grand, forme des colonies étalées (pas en touffes) et les lobes sont bien plus longs et profonds comme les dents d’un peigne. 

Il reste un critère décisif, encore plus typique : le dessous des frondes recouvert d’un étonnant feutrage d’écailles serrées qui cachent les sores, les amas de sporanges producteurs des spores classiquement placés sous les frondes des fougères. D’abord argentées en début de saison, ces écailles virent au roux brillant en cours d’été. Cette particularité explique le surnom d’herbe dorée ou herbe à dorer qui a donné par dérivation doradille. Les anglo-saxons lui ont attribué un surnom tout aussi évocateur : rusty back, i.e. « le dos couleur de rouille » !

Ajoutons que, comme chez les autres fougères, les jeunes frondes émergent enroulées en crosse qui se déploient progressivement. 

Reviviscente 

La description ci-dessus se rapporte à des doradilles en période a minima un peu humide ou dans des sites ombragés car en période de sécheresse ou de forte chaleur sur des sites exposés (cas le plus fréquent), l’herbe dorée change radicalement d’aspect et devient méconnaissable : les frondes déshydratées s’enroulent en se recroquevillant, exposant la face inférieure couverte d’écailles. La plante semble alors morte, victime du dessèchement. En fait, elle est entrée en vie ralentie et à la première pluie conséquente qui suit, les frondes s’étalent, reverdissent et exposent de nouveau leur face supérieure. On parle donc de reviviscence. La phase de dessèchement est très rapide en quelques heures : des mesures effectuées sur six frondes donnent un temps de dessèchement de moitié entre 2,5 et 9 heures selon la taille des frondes avec une moyenne de 5 heures. Les touffes peuvent rester ainsi enroulées et comme mortes pendant tout l’été lors des années sèches. En s’enroulant, les frondes s’éloignent ainsi du substrat rocheux qui réfléchit la lumière et se protègent en mettant en avant le « bouclier » isolant des écailles. Cette stratégie peut être interprétée comme un mode d’évitement de la sécheresse plutôt qu’une manière de l’affronter puisque la plante entre en vie ralentie sans capacité de se développer parfois des mois durant.  

Exigeante 

Habitat typique : les murets de pierre sèche moussus

La doradille d’Espagne ne peuple que deux types de milieux : les rochers ensoleillés et surtout les vieux murs. Au niveau écologie, elle se montre sensiblement plus exigeante que ses consœurs très communes comme le (la) capillaire ou la rue-de-muraille (voir la chronique). Si elle semble plutôt indifférente à la nature des roches dans le Midi, elle devient nettement localisée sur le calcaire dès que l’on remonte vers le nord. Ceci s’explique par son caractère thermophile, i.e. qu’elle colonise des milieux abrités et chauds ; or, les calcaires, par leur structure et par leur couleur souvent très claire, stockent plus de chaleur. D’ailleurs dans le Midi, elle abonde plus en dehors du calcaire pour éviter la surchauffe ! Ou bien, elle se réfugie alors dans des sites ombragés. Globalement sa répartition coïncide avec celle de la culture de la vigne : elle se raréfie nettement vers le nord-est et ne monte guère au-dessus de 1000m ; dans le sud de l’Europe comme en Espagne, elle peut néanmoins atteindre 2000m d’altitude. A l’échelle de l’Europe, elle remonte jusqu’en Grande-Bretagne et atteint le sud de la Suède sur l’île de Gotland. 

Son habitat originel devait être les rochers mais ce n’est guère que dans le Midi qu’elle les fréquente ; en dehors de la région méditerranéenne, elle se cantonne presque exclusivement sur les vieux murs des édifices anciens ou dans les villages et dans les villes. Elle bénéficie ainsi de microclimats abrités plus propices qui lui ont permis de remonter vers le nord. Historiquement, son expansion dans ce milieu artificiel a dû être facilitée par sa culture comme plante médicinale (voir ci-dessous) sur les murs des vieux châteaux ou des édifices religieux. Au cours des dernières décennies, elle tend à reculer un peu face à la destruction ou à la réfection moderne des vieux murs : si on bouche toutes les fissures avec du ciment, il ne lui reste plus d’emplacement pour se développer. De ce point de vue, les murs de pierre sèche (voir la chronique) ou les murs à pierres liées par du mortier à la chaux qui se dégrade progressivement lui conviennent le mieux.

Elle peut se montrer très prospère sur certains sites très favorables fondant des colonies nombreuses et pérennes très décoratives. Sinon, pour coloniser de nouveaux sites, comme les autres fougères, elle utilise ses spores microscopiques dispersées à grande voire très grande distance par le vent (voir la chronique sur le (la) capillaire et la doradille noire). 

Elle côtoie souvent la cymbalaire des murs

Différente 

Longtemps, on a classé cette espèce dans un genre particulier, Ceterach, avec quatre à six autres espèces dans le monde, sous le binôme latin Ceterach officinarum. Ce nom de genre avait été proposé dès le 13èmesiècle ; ses origines restent obscures : certains auteurs le font dériver d’un mot arabe cheterak qui désignerait une fougère ; pour d’autres, ce mot descendrait de l’allemand krätze pour démangeaison à cause de son épiderme « dartreux » squameux ! Les analyses génétiques le placent nettement au sein du genre Asplenium qui compte dans ses rangs la capillaire, la doradille noire, la doradille septentrionale ou la rue-de-muraille ; d’où son nouveau nom scientifique Asplenium ceterach

Il existe une preuve indirecte de la pertinence de ce placement dans le genre Asplenium : sa capacité à s’hybrider avec une espèce radicalement différente d’aspect, la scolopendre sagittée, espèce méditerranéenne très rare en France. L’espèce hybride qui en résulte, surnommée scolopendre hybride, présente des caractères intermédiaires avec des feuilles de petite taille (côté doradille dorée) mais entières en forme de langue avec deux oreillettes rondes à la base (côté scolopendre sagittée). Cet hybride en se rencontre que dans quelques îles bordant l’Adriatique en Croatie. Le plus étonnant dans cette histoire, c’est que les scolopendres elles-mêmes ont longtemps elles aussi été classées dans un genre à part (Phylittis) avant que l’on ne l’assigne elle aussi au genre Asplenium ; ainsi la scolopendre commune ou langue de cerf s’appelle désormais Asplenium scolopendrium. Preuve supplémentaire que l’étroite parenté (relever du même genre) ne signifie pas obligatoirement, loin s’en faut, ressemblance morphologique ! 

Scolopendre

Multiple 

L’espèce s’avère elle-même complexe car on la connaît sous au moins trois formes morphologiquement très proches mais différant par leur nombre de chromosomes, un scénario fréquent chez les fougères. Ainsi, on distingue une forme à 36 paires de chromosomes (2n = 72) dite diploïde, une forme où chaque paire est en double (4n = 144) dite tétraploïde et une forme où chaque paire est en trois exemplaires (6n) dite hexaploïde (très rare). La forme diploïde est logiquement ancestrale et les autres en dérivent par duplication des chromosomes. La forme tétraploïde (classée comme sous-espèce ceterach) reste de loin la plus commune et avec la plus vaste répartition allant des îles Canaries à l’Ouest à la Chine vers l’Est ; elle est la seule forme présente en France. La forme diploïde (sous-espèce bivalens) est localisée en Europe centrale et orientale (Croatie, Bulgarie, Hongrie et Roumanie) avec des populations éparses en Italie, Grèce et Chypre. C’est elle qui s’hybride parfois avec la scolopendre sagittée mentionnée ci-dessus ; le nombre chromosomique doublé de la forme tétraploïde interdit cette hybridation avec la scolopendre commune diploïde. 

La majorité des sites de la forme tétraploïde sont liés aux constructions humaines

Ces deux formes ont des systèmes reproducteurs différents : les diploïdes ne se reproduisent que par reproduction croisée entre individus différents alors que la forme tétraploïde se reproduit très largement par auto-fécondation. Ceci confère à la seconde un potentiel de multiplication élevé et des capacités de colonisation plus élevées : ceci lui a permis après les dernières glaciations, à la fin du quaternaire, de reconquérir les régions qui avaient connu un climat glaciaire ou périglaciaire et d’où l’espèce avait été éliminée, trouvant refuge autour de la Méditerranée. Elle a pu ainsi s’adapter à la colonisation des vieux murs construits par l’homme, très dispersés dans la matrice paysagère par nature. 

Les colonies très denses sont rares

Officinale 

Son ancien nom latin Ceterach officinarum annonçait clairement son statut de plante médicinale. Elle contient des tanins et des acides organiques ainsi que des mucilages comme les autres fougères du même genre Asplenium. Elle partage avec elles une saveur très amère que l’on masquait en composant un sirop à base d’extraits des frondes. Ce sirop a été utilisé comme remède « pectoral », i.e. pour les affections ou irritations des bronches grâce aux mucilages adoucissants. Comme ses proches cousines déjà citées, on la considérait comme efficace contre les maladies de la rate, un organe considéré autrefois comme crucial ; le nom de genre Asplenium y fait directement allusion : splénique désigne tout ce qui est relatif à la rate. On a continué à l’utiliser dans cette optique contre « les engorgements de la rate » engendrés par des fièvres intermittentes. On avait recours notamment à une formule surprenante dite « l’eau de forgeron » : une décoction de cette plante dans de l’eau chauffée avec un fer porté au rouge ! 

En vertu de la théorie des signatures, son milieu de vie sur des pierres la désignait comme plante anti-lithiase, i.e. contre les calculs urinaires (la maladie de la pierre ou la gravelle d’autrefois). La présence de tanins doit effectivement lui donner une certaine efficacité en ce domaine. Globalement, cette espèce a été peu étudiée chimiquement et on ne peut que recommander la prudence quant à son usage actuel ! 

Finalement, cette petite fougère discrète mais élégante se montre attachante par ses traits particuliers. On peut l’introduire très facilement sur une murette de jardin (surtout en calcaire !) dans une rocaille : on la trouve dans certaines jardineries spécialisées sous sa forme sauvage non modifiée. On peut aussi en période de reproduction (mai-juillet) prélever quelques frondes fertiles (chercher les sores sous les écailles) sur des touffes sauvages et les déposer entre des pierres d’une murette avec un peu de terre pour son implantation éventuelle.

Bibliographie 

Les fougères et plantes alliées de France et d’Europe occidentale. R. Prelli. Ed. Belin. 2001

DESICCATION TOLERANCE IN SOME BRITISH FERNS M.C.F. PROCTOR. FERN GAZ. 18(5) :264-282. 2009 

Polyploidy, phylogeography and Pleistocene refugia of the rockfern Asplenium ceterach: evidence from chloroplast DNA S. A. TREWICK et al. Molecular Ecology (2002) 11, 2003–2012