Hedera helix

Dans la longue liste des interactions entre espèces dans lesquelles le lierre est impliqué, figurent plusieurs formes de mutualismes, ces interactions « gagnant/gagnant » où les deux espèces en interaction en tirent des bénéfices (+/+) (voir la chronique « classer les interactions ») ; deux d’entre elles concernent directement la reproduction du lierre :

– la pollinisation des fleurs par l’intermédiaire d’insectes butineurs dont les guêpes et certaines abeilles solitaires (voir les deux chroniques dédiées à ce riche sujet : Corne d’abondance pour butineurs d’automne et Guêpes d’automne et oiseaux d’hiver)

– la dispersion des graines présentes dans les fruits charnus par des passereaux frugivores, à peine évoquée dans la dernière chronique citée ci-dessus ; en effet, la production de fruits dépend de la pollinisation : il y a des interactions entre les interactions !

Dans cette chronique, nous allons donc détailler cette interaction entre les fruits et graines du lierre et les passereaux frugivores et ses modalités.

hededisp-pano

Massif de lierre couvert de fruits en janvier : une aubaine pour oiseaux frugivores avec des milliers de fruits charnus.

Des baies particulières

Il est difficile de confondre le lierre avec d’autres arbustes et encore moins quand il est en fruits. A l’encontre de tous nos arbustes indigènes (attention aux fruits d’arbustes cultivés ou semi-naturalisés), le lierre fleurit à partir de la fin août et surtout en octobre jusqu’en novembre et porte donc ses fruits entre novembre et juin de l’année suivante. Le pic de maturité de ses fruits se situe à partir de fin décembre-janvier et se prolonge jusqu’en mars-avril, à une période où pratiquement plus aucun fruit charnu sauvage n’est disponible dans la nature. Le suivi des colonies de lierre en fruits montre qu’au plus tard fin mai, tous les fruits ont été récoltés (ils ne se détachent pas facilement tout seuls) et les pieds aux fruits mûrs plus tôt en cours d’hiver sont rapidement dépouillés bien avant ces dates tardives. Les fruits du lierre attirent donc leur lot de consommateurs, essentiellement des passereaux frugivores en dehors de la saison de reproduction. (Voir plus loin)

Les fruits charnus contiennent plusieurs graines et sont donc des baies. Elles sont portées en ombelles simples (le lierre appartient à la famille des Araliacées, proche des Apiacées ou Ombellifères) terminales au bout des pousses florifères avec des feuilles larges en forme de losange ou latérales. D’abord d’un vert sombre, la baie devient noir bleuâtre ou noir verdâtre à maturité ; à son sommet, on retrouve la trace du disque nectarifère et du style unique central (voir la chronique Une corne d’abondance ….).

Une peau assez épaisse et lustrée enveloppe une pulpe pourpre peu abondante qui contient les graines. Celles-ci se démarquent par leur taille relativement grande, leur forme et couleur de « petite pomme de terre », leur consistance relativement molle et, en coupe, la présence de replis un peu comme un cortex cérébral (endosperme ruminé !).

Des bombes caloriques

Parmi les plantes indigènes à fruits charnus, le lierre possède sans doute les fruits les plus énergétiques par leur fort contenu en lipides. Le diamètre moyen de ces baies varie de 5,5 à presque 9mm (selon les ombelles terminales ou latérales et d’un pied à l’autre) pour un poids frais atteignant 330mg. La pulpe représente 15 à 50mg en poids sec mais sa relative rareté est compensée par sa composition : presque 32% de lipides ou matières grasses, 5% de protéines, 16% de fibres et 47% de sucres. Les acides gras présents sont en plus diversifiés : 5% d’acide palmitique, 20%d ‘acide oléique, 13% d’acide linoléique et 62% d’acide pétrosélinique (voir pour ce dernier la chronique sur l’aucuba). En dehors de la pulpe, il y a les une à quatre (exceptionnellement cinq) graines d’un poids frais moyen de 20 à 60 mg chacune.

Si on ajoute à ce contenu « gras », la disponibilité de ce fruit en fin d’hiver quand les réserves graisseuses des passereaux se trouvent largement entamées par les éventuels épisodes froids qu’ils ont eu éventuellement à affronter, on comprend mieux pourquoi ces derniers les consomment aussi avidement. La taille moyenne de ces baies, à peine celle d’un petit pois, les rend accessibles à presque tous les passereaux frugivores de nos régions sauf les plus petits qui n’ont pas un gosier assez large pour les avaler.

 

Une toxicité nuancée

Avant de voir quelles espèces de passereaux consomment ces baies, se pose une question paradoxale : on a tous entendu parler des baies du lierre comme toxiques, à éviter voire dangereuses. Deux à trois baies consommées peuvent provoquer chez un enfant des troubles digestifs (nausées, vomissements, diarrhées) et à plus forte dose (mais c’est très rare car ces fruits sont amers et peu appétissants) cela peut conduire à une vraie intoxication grave. Chez les animaux domestiques, les mammifères semblent sensibles à ces baies et ne les consomment pas à cause de leur amertume ; parmi les oiseaux, on connaît des cas d’intoxications de poules après la consommation de fruits. Alors, comment font les passereaux ?

En fait, si on examine les excréments des passereaux qui ont mangé des baies de lierre, on y retrouve les graines intactes en dépit de leur absence de tégument dur. La solution serait-elle là : la digestion des graines entraîne une intoxication mais pas celle de la pulpe ? Les analyses chimiques ne confirment pas complètement cette piste (1) : la pulpe des fruits verts non mûrs contient des glycosides cyanogéniques toxiques mais leur présence devient très faible à maturité ; elle contient un flavonoïde toxique, la rutine connue pour diminuer l’appétit et une saponine (hédéragénine). Par contre, les graines n’en contiennent pas ! Seules les graines mûres renferment une saponine (hédérine) irritante. Les saponines sont connues pour leur amertume mais restent peu toxiques sauf pour les escargots (elles sont aussi présentes dans le feuillage).

Il reste donc une hypothèse intéressante : les substances contenues dans la pulpe empêchent les passereaux d’en manger beaucoup à la fois (pas plus de dix) et repoussent des consommateurs qui écraseraient les graines ; la faible toxicité accélèrerait la transit intestinal ne laissant pas le temps aux sucs digestifs d’attaquer les graines. On remarque que la toxicité des fruits est maximale au stade vert ce qui peut être interprété comme une protection contre une consommation indésirable à ce stade, les graines n’étant pas « prêtes ».

Donnant-donnant

En tout cas, le résultat est là : les graines ressortent intactes du transit intestinal et l’oiseau s’est plus ou moins déplacé le temps de la digestion. Les graines peuvent donc ainsi voyager et atterrir au hasard dans un nouvel environnement éventuellement favorable. C’est le principe de la dispersion « dans » les animaux ou endozoochorie (voir la chronique Voyager par transit intestinal). Il s’agit bien d’une interaction mutualiste à bénéfices réciproques : l’oiseau se nourrit avec la pulpe des fruits (même si « çà lui chatouille un peu les intestins) et améliore sa survie à une époque où les ressources restent encore rares ; le lierre bénéficie du transport de ses graines et de leur dépôt à une plus ou moins grande distance du pied mère. D’ailleurs, si les fruits tombent au sol, tant que la pulpe reste autour des graines, celles-ci sont dormantes alors que les graines nues (comme dans les excréments) germent dans les jours qui suivent leur dépôt (et donc plutôt vers le printemps vu la période maturité).

C’est ainsi que le lierre réussit à conquérir des sites souvent inaccessibles comme des parois rocheuses, des vieux murs d’édifices, … On remarque aussi que d’un pied à l’autre, les lierres ne fleurissent pas en même temps avec parfois plus de deux mois de décalage et cela semble lié à un déterminisme génétique. Ainsi, la production de fruits se trouve étalée dans le temps ce qui augmente les chances de dispersion. De même certains pieds voient leurs fruits mûrir en quelques semaines alors que chez d’autres la maturation s’étale sur deux mois.

hededisp-colonis

Le lierre arrive à coloniser des sites « improbables » comme les maisons abandonnées à l’aide des oiseaux qui déposent les graines dans leurs excréments au hasard d’un perchoir.

Des transporteurs zélés

Le travail remarquable du couple Snow (2) en Angleterre sert de référence quant à la nature des disperseurs des fruits du lierre. Ils ont compilé plus de 2000 observations de terrain (à la jumelle) sur des oiseaux en train de manger ces baies. Le tableau ci-joint donne le classement obtenu.

hededisp-tableau

On voit que la guilde des turdidés (grives, merles et secondairement rouge-gorge) sédentaires ou hivernants (grives mauvis et litornes) domine largement ; la période maximale de consommation observée en Angleterre se situe en avril mais selon les pays, selon la rudesse de l’hiver (les épisodes neigeux poussent les oiseaux vers cette ressource), selon les périodes maturation des fruits, cela peut varier beaucoup.

Des observations récentes en Espagne (3) indiquent que même en période de nidification, certains oiseaux tels que les merles noirs ou fauvettes à tête noire apportent régulièrement des fruits de lierre à leurs oisillons en complément de l’alimentation habituelle à base d’insectes. Les merles observés pouvaient transporter jusqu’à cinq fruits à la fois. Comme les adultes évacuent les sacs fécaux émis par les jeunes et les déposent à une certaine distance du nid (pour ne pas attirer l’attention des prédateurs), la dispersion à distance continue à se faire : 95,6% des graines ainsi récupérées étaient intactes.

Un prédateur de graines

Le mutualisme entre le lierre et ces passereaux ne signifie pas que « tout le monde » joue ce jeu comme le montre le cas du pigeon ramier, gros consommateur de baies de lierre lui aussi. Sauf que quand on observe ses fientes (reconnaissables à la teinte violacée très typique à une époque de l’année où les fruits du lierre sont les seuls disponibles avec cette teinte), on ne retrouve pas les graines : elles ont été digérées ! C’est pour cela qu’il ne figure pas dans le tableau ci-dessus comme mutualiste. On suppose que le ramier doit être immunisé contre les substances nocives signalées auparavant. Cependant, il existe des observations où on retrouve des graines intactes dans ses excréments : peut être le devenir des graines du lierre dépend-il de ce que le ramier mange en même temps ou selon la présence ou pas de graviers broyeurs dans son gésier.

Dans leur étude en Angleterre, le couple Snow a de toutes façons noté que la consommation débutait alors que les baies sont encore vertes (donc avec des graines incomplètement formées) : 78% de la production de fruits était ainsi « détruite » par les ramiers dans leur zone d’étude, suivie ensuite par la consommation de fruits mûrs avec un résultat tout aussi négatif. Le ramier a un gros avantage : il peut manger 30 fois plus de baies d’un coup qu’une grive ou un merle !

Cet exemple illustre bien la complexité des interactions ; une interaction n’est jamais seule et peut entrer en opposition avec une autre (ici, la prédation par le ramier) ; comme de plus, le ramier est une espèce en forte augmentation, on peut supposer que son influence est loin d’être négligeable et pourrait imposer une pression sélective vers plus de toxicité ce qui diminuerait sa prédation mais avec le risque de perdre aussi les « bons » disperseurs. L’évolution n’est qu’affaire de compromis instables !

BIBLIOGRAPHIE

  1. What parts of fleshy fruits contain secondary compounds toxic to birds and why ? A. Barnea ; J. B. Harborne ; C. Pannell. Biochemical systematics and Ecology. Vol. 21 ; n°4, pp. 421-429, 1993
  2. BIRDS AND BERRIES. A study of an ecological interaction. B. and D. Snow. T and AD Poyser Ed. 1988
  3. Blackcaps, Sylvia atricapilla and blackbirds, Turdus merula feeding their nestlings and fledglings on fleshy fruit. Ángel HERNÁNDEZ. Folia Zool. – 54 (4): 379–388 (2005)

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le lierre et ses fruits
Page(s) : 20-21 Guide des fruits sauvages : Fruits charnus
Retrouvez les merles et grives
Page(s) : 404-409 Le Guide Des Oiseaux De France