Taxus baccata

Parmi les relations mutualistes entre espèces de végétaux, la facilitation reste une des moins connues du grand public : elle associe deux espèces non apparentées dont l’une améliore la survie, la croissance et le succès reproductif d’une autre ; les anglo-saxons surnomment « nurse » l’espèce bienfaitrice, ce qui explique la partie « nounou » de notre titre. Elle procure divers bénéfices à la seconde en créant un environnement favorable à cette dernière, voire en la protégeant des attaques des herbivores vertébrés, d’où le second terme de bouclier du titre !

Le lien entre l’if et divers arbustes avait été pressenti depuis longtemps, notamment en Grande-Bretagne où l’on avait noté que l’if, à l’état sauvage, se développait souvent sous l’ombre d’aubépines ou de genévriers lesquels se retrouvaient beaucoup plus tard morts sous l’ombre dense de l’if devenu un arbre. Dans l’installation d’une nouvelle population d’ifs, le stade initial semblait bien être des formations buissonnantes sous la protection bienveillante desquelles les jeunes ifs s’installaient.

Deux études menées en Espagne viennent éclairer cette relation étonnante, pratiquement indispensable à la régénération de l’if dans son milieu naturel et apportent une confirmation de la réalité de cette facilitation et dévoilent ses modalités.

Des nounous aux fruits charnus

L’une des études (1) a eu lieu dans le sud de l’Espagne, dans la Sierra Nevada (Andalousie), non loin de Grenade, sous un climat méditerranéen affirmé, dans une pinède à pin sylvestre vers 1900m d’altitude colonisée par un épais sous-bois riche de nombreux arbustes. Là, l’if est présent sous forme de petites populations isolées d’individus souvent anciens dans des ravins ombragés sur le versant nord de ces montagnes arides. La zone est soumise à une forte pression de pâturage par des bouquetins sauvages et des chèvres ou moutons domestiques. Le feuillage des jeunes ifs n’échappe pas à la dent de ces ongulés ce qui a de quoi surprendre quand on connaît sa toxicité légendaire ; on rapporte souvent l’histoire des chevaux tirant un corbillard et que l’on avait attachés à l’entrée d’un cimetière le temps de l’enterrement, … sous un if : on les retrouva morts sur place, foudroyés par la consommation du feuillage chargé de taxol ! Il semble que chez les animaux sauvages ou habitués à consommer régulièrement des aiguilles d’if, s’installe comme une immunité contre les poisons qu’il contient : une sorte de mithridatisation !

Dans cet environnement, sur la zone d’étude, la densité des ifs atteint presque 290 individus par hectare avec 90% d’entre eux sous une forme juvénile : plantules de l’année ou jeunes plants de deux ans et plus. La régénération semble donc bien fonctionner ici ce qui constitue une bonne surprise car le plus souvent c’est elle qui pose problème pour la survie de l’espèce à long terme. Et ces ifs juvéniles, la relève donc pour l’espèce, se trouvent très majoritairement sous des arbustes sous des arbustes à fruits charnus tandis que les jeunes ifs germés hors de cet abri salutaire subissent des dommages importants du fait des herbivores qui pâturent : comme la croissance de cette espèce est très lente, leur survie s’avère dans ce cas pratiquement nulle à moyen terme.

Les bienfaits des nounous

Ces arbustes nounous recouvrent près de 50% de la surface du sous-bois ; parmi les espèces les plus présentes, il y a l’amélanchier, un cotonéaster local, les genévriers commun et sabine, l’épine-vinette d’Espagne, des églantiers, une aubépine, … On remarque que dans cette liste figurent plusieurs espèces plus ou moins épineuses dont les genévriers (qui occupent à eux deux près de 30% de la surface du sous-bois) ou l’épine-vinette et les églantiers : ils assurent indirectement une protection efficace contre les attaques des ongulés herbivores, une sorte de clôture naturelle protectrice, sachant que les jeunes ifs ne craignent pas l’ombrage au début de leur développement.

D’autre part, qu’ils soient épineux ou pas, ces arbustes créent un microenvironnement favorable à la germination et au développement des jeunes plants d’if : ils maintiennent par leur couvert une certaine humidité du sol dans ces montagnes très chaudes en été et protègent les plants fragiles des ardeurs du soleil ; leur feuilles mortes qui tombent à leur pied fournissent un apport de nutriments appréciable dans cet environnement caillouteux et calcaire.

Mais, pour autant, comment les jeunes ifs arrivent-ils à s’installer préférentiellement sous ces arbustes ?

Pas deux mais trois acteurs

if-crotte

Excrément d’un mammifère qui a consommé des fruits d’if ; on note la présence, outre la peau, des grosses graines.

La production de fruits charnus constitue un autre point commun à tous ces arbustes. Et c’est là qu’en fait, intervient indirectement un troisième larron : les oiseaux frugivores amateurs de fruits charnus en tête desquels figurent les turdidés (grives et merles). En automne et en hiver (ce qui correspond à la saison de maturité des dits fruits), ils se repaissent de ces petits fruits à pulpe juteuse et nutritive pour se constituer des réserves de graisse soit en vue de la migration soit pour l’hivernage. Ils digèrent rapidement la pulpe et rejettent les graines dures dans leurs excréments assurant ainsi la dispersion de ces dernières pourvu qu’ils se déplacent entre la récolte et le moment de la défécation. C’est le principe de l’endozoochorie ou « transport à l’intérieur » (voir la chronique sur ce sujet).

Or, l’if produit lui aussi des « fruits » charnus (en fait il s ‘agit de cônes très modifiés) formés d’une grosse masse charnue rouge rosée (un arille) avec un creux contenant une grosse graine très dure (et très toxique elle aussi si on la croque). Donc, les merles et grives qui récoltent ses fruits passent d’un arbre ou arbuste à fruits charnus à l’autre et préfèrent même se reposer dans des arbustes touffus à l’abri des prédateurs ; ils rejettent ainsi les graines (mélangées mais cela n’a aucune importance) au pied de ces arbustes. Le processus est tel que ces arbustes fonctionnent un peu comme des « puits » à graines conduisant à une accumulation de manière disproportionnée des graines à leurs pieds. Peu importe pour l’if qui, au contraire y trouve donc largement son compte puisque désormais arrivé en un lieu sûr où la graine pourra germer et le jeune plant se développer avec de bonnes chances de survie.

Autre climat, autre nounou

if-houxfruit-grappe

Grappe de fruits de houx ; ces fruits à chair farineuse contiennent plusieurs noyaux.

Dans le nord-est de l’Espagne, la chaîne cantabrique offre un climat atlantique : l’if trouve là des conditions proches de son optimum climatique. Une autre étude (2) a porté sur plusieurs populations éloignées installées dans des hêtraies secondaires plus ou moins ouvertes et dégradées. Il subit là aussi une forte pression de la part d’ongulés herbivores (vaches, chèvres, cerfs, daims et sangliers) : 35 à 50% des jeunes plants non protégés subissent des dégâts importants du fait du broutage par ces animaux. Bien que les espaces ouverts dominent dans cet environnement (plus de 50% de la surface), aucun jeune if n’a été trouvé en « plein air » dans une végétation herbacée. La recherche organisée des graines d’ifs dispersées là aussi par les grives (musicienne et draine) montre qu’elles se trouvent soit directement sous les ifs producteurs, soit sous des arbustes bas avec une nette prédominance sous les houx qui abondent dans le sous-bois clairsemé (lui aussi trouve là un climat très favorable). La densité des plantes de un an est plus forte sous les ifs et sous les houx. Ce dernier sert donc de nounou principale dans ce milieu : 38% des jeunes arbres (deux ans et plus) se trouvent sous des houx où ils bénéficient d’un abri important (78%) ; pour comparaison, seulement 18% se développent sous des aubépines.

En fait, la germination est bonne dans toutes les situations mais la différence se fait ensuite sur le devenir ; il y a un véritable goulot d’étranglement entre l’émergence des plants et leur installation à long terme qui freine considérablement la régénération de l’if …. sauf en présence des houx !

Le houx taillé, une super nounou

Comme dans le sud (voir ci-dessus), le houx est un arbre à fruits charnus apprécié des grives ; il sert donc de garde-manger mais aussi de reposoir grâce à son feuillage dense protecteur vis-à-vis des prédateurs (éperviers et autours) : ainsi les graines d’if se retrouvent donc souvent au pied des houx. Son feuillage épineux et dur procure là aussi une défense anti grands herbivores même si ces derniers le broutent volontiers.

D’ailleurs, il a été noté que les houx les plus protecteurs étaient ceux en forme de cône bas buissonnant, taillé ras par l’action des ongulés ; en effet, quand les houx les plus bas subissent de fortes attaques (au printemps sur le feuillage jeune et tendre), leur silhouette se transforme (3) : les rameaux deviennent plus courts et denses, intriqués, et les feuilles plus petites très épineuses avec plus d’épines par feuilles. Ainsi, on aboutit à ce paradoxe surprenant : le broutage intensif responsable de la formation des houx les plus protecteurs est justement celui qui menace directement les jeunes ifs !

Il est possible que le houx apporte d’autres bénéfices pour les jeunes ifs : un abri y compris en hiver contre le gel ; une litière de feuilles mortes qui tombent régulièrement (chaque feuille vit entre deux et huit ans) ; il fournit par son couvert un espace libre de plantes herbacées alors que les jeunes ifs tolèrent l’ombre. Peut-être enfin que par ses racines il améliore le sol.

Voilà donc une relation inattendue, « à l’insu du plein gré » des bienfaiteurs malgré eux, et qui permet à l’if d’avoir une régénération correcte. En termes de conservation, cela signifie que l’on ne peut protéger les populations d’if (espèce en déclin et menacée) qu’en prenant en compte tous les protagonistes de ces réseaux de relations.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Yew (Taxus baccata L.) regeneration is facilitated by fleshy-fruited shrubs in Mediterranean environments. D. Garcia ; R. Zamora ; J. A. Hodar ; J. M. Gomez ; J. Castro. Biological Conservation 95 (2000) 31±38
  2. Facilitation by herbivore-mediated nurse plants in a threatened tree, Taxus baccata: local effects and landscape level consistency. Daniel Garcia and Jose Ramon Obeso. ECOGRAPHY 26:6 (2003).
  3. The induction of spinescence in European holly leaves by browsing ungulates. J. R. Obeso. Plant Ecology 129: 149–156, 1997.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'if et ses fruits
Page(s) : 94-95 Guide des fruits sauvages : Fruits charnus
Retrouvez le houx et ses fruits
Page(s) : 64-65 Guide des fruits sauvages : Fruits charnus
Retrouvez le genévrier commun et ses fruits
Page(s) : 152-153 Guide des fruits sauvages : Fruits charnus