Alopeucurus myosuroides

Frères de résistance : le coquelicot et le vulpin

L’usage généralisé et massif des herbicides sélectifs destinés à éliminer les « mauvaises herbes » (les adventices) des cultures en agriculture conventionnelle a généré l’apparition accélérée de résistances aux dits herbicides d’un nombre croissant de ces espèces de plantes. On appelle résistance à un herbicide la capacité acquise et héritable d’une plante adventice à survivre et à continuer de se reproduire quand on lui administre correctement la dose préconisée comme efficace d’un herbicide donné. Ainsi en 2017, on recensait au moins 17 espèces d’adventices des cultures devenues résistantes à un ou plusieurs herbicides et encore il ne s’agit là que des chiffres officiels, le nombre réel étant certainement plus élevé (voir l’exemple du coquelicot). Pour comprendre les conditions d’apparition de ces résistances, des chercheurs sont allés « fouiller » dans des herbiers afin d’explorer les caractères génétiques d’une adventice avant le début de l’usage des herbicides.

Trompe-bonhomme 

L’espèce étudiée est une graminée bien connue des agriculteurs : le vulpin des champs. Cette plante indigène spécialisée ne vit pratiquement que dans les cultures de céréales, surtout sur des sols argileux à sablonneux.  Cette graminée forme des touffes de 20 à 70cm de haut, faciles à arracher car ils ‘agit d’une plante annuelle. Les tiges dressées, souvent un peu coudées à la base (genouillées !) portent des feuilles très allongées étroites, 20 à 50 fois plus longues que larges (3-6mm) ; chaque feuille se rattache à la tige par une gaine fendue, souvent teintée de rouge à sa base : une languette ovale, la ligule, marque la jonction feuille/gaine. Elle ressemble ainsi à de nombreuses autres graminées dont les jeunes céréales ce qui rend sa détection avant la floraison peu évidente : on la surnommait autrefois trompe-bonhomme ou faux blé.

Les épis floraux, d’avril à août, permettent de le reconnaître très facilement : une panicule étroite de 4 à 8cm, régulière et atténuée aux deux extrémités, faite d’épillets serrés petits portant chacun une arête fine qui dépasse nettement. Ceci lui donne une apparence de queue d’animal d’où ses divers surnoms populaires : queue-de-rat (repris dans l’épithète latin du nom scientifique : myosuroidesmyosurus pour queue de souris et oides pour « ressemble ») ou queue-de-renard qui a donné à la fois le nom latin de genre Alopeucurus (alopex = renard et ouros = queue) et le nom vernaculaire de vulpin (Vulpes = nom latin du renard). Ces épis longs et souples bougent au moindre vent d’où le surnom anglais de twitch (tic). 

Chaque épi peut produire des centaines de semences (fruits-graines ou caryopses comme les céréales) qui assurent la perpétuation de l’espèce en tombant au sol le plus souvent avant la moisson. On le considère comme l’une des adventices les plus problématiques dans les cultures de céréales d’hiver (semées en automne). Il colonise ainsi facilement d’une année sur l’autre les monocultures : on lui reproche de concurrencer fortement la croissance des céréales comme le confirme son surnom populaire anglais de hungry weed ou hungerweed.

Son autre nom populaire anglais de blackgrass renvoie peut être à cet aspect négatif (son côté obscur !) ou bien au fait qu’il faciliterait les attaques d’ergot du seigle, un champignon noir parasite des épis des céréales, en lui servant de relais. Ce dernier peut contaminer la farine et la rendre toxique (substance proche du LSD, responsable du « mal des ardents » ou « feu de Saint Antoine ») d’où le surnom de folle farine donné au vulpin. 

Ergot sur un épi de chiendent

Cible 

Le mode d’action des herbicides repose sur le choix d’une cible très spécifique dans la plante visée : en général il s’agit d’une enzyme, une protéine qui contrôle une réaction clé pour la survie de la plante. La spécificité de la cible a toute son importance pour s’assurer que la culture ne sera pas elle aussi affectée ; dans le cas du vulpin, cet aspect est crucial car c’est une graminée tout comme les céréales au milieu desquelles il pousse : si on veut traiter après l’émergence des céréales, le biocide utilisé se doit d’être très spécifique !

Pour comprendre le mode d’action précis de ces herbicides, prenons l’exemple du groupe des inhibiteurs d’une enzyme appelée acétyl-coenzyme A carboxylase, ACCase en abrégé : elle contrôle la première réaction de la chaîne métabolique qui conduit à la synthèse d’acides gras et de substances défensives, les flavonoïdes. Inhiber cette enzyme revient donc à bloquer une partie vitale de la nutrition de la plante. Lentement après le traitement, les jeunes feuilles en formation jaunissent ou brunissent et s’arrachent à la moindre traction ; c’est pourquoi on les surnomme aussi « destructeurs du point végétatif des graminées ». L’action se fait en cinq étapes : le produit épandu diffuse à travers le feuillage dans la plante et est transporté jusqu’aux cellules en circulant par la sève (voie systémique) ; la substance s’accumule auprès de la cible ce qui explique le temps de latence dans l’effet puis se fixe sur la cible et entraîne alors rapidement des dégâts physiologiques mortels. 

Traitement herbicide sur du liseron dans un champ de maïs

Pour le glyphosate, la cible spécifique est une enzyme clé dans la synthèse des trois acides aminés essentiels pour les plantes : la 5-énolpyruvylshikimate-3-phosphate synthase, soit plus simplement en langage codé EPSP ! Le groupe d’herbicides U-F2 cible l’acétolactate-synthase (AL), une enzyme clé de la synthèse d’un autre groupe d’acides aminés. 

Les adventices traitées meurent progressivement : les jeunes feuilles jaunissent en premier

Omni-résistant 

Champ de céréales bien envahi par le vulpin

En France, la résistance la plus fréquente, apparue depuis 1993, concerne un groupe d’herbicides nommé U-D1 qui réunit justement tous les inhibiteurs de l’ACCase abordés ci-dessus et se compose de trois familles : Fops, Den et Dims. Chacune d’elles se décline en diverses molécules comme le clodifanop ou la cycloxidime, elles mêmes présentes dans des versions commerciales selon la culture : Celio, Axial, Centurion, Stratos, … Si je donne tous ces doux noms qui feraient presque rêver, c’est juste pour mettre un pied dans la jungle inextricable et très opaque du monde de l’agrochimie et prendre conscience de ce monde parallèle digne du Dr Jekyll … vraiment pas rassurant ! 

Dans une étude de 2007, on a échantillonné 243 populations de vulpin : 116 réparties au hasard dans la moitié  nord de la France (2000) et 127 dans le département de la Côte d’Or (2003) permettant ainsi d’analyser la situation à l’échelle nationale et plus locale. Des tests de sensibilité aux herbicides U-D1 sur des plantules issues de la germination des graines récoltées détectent une résistance à au moins un de ces herbicides dans … 99,2% des populations testées ! Pas besoin de commentaires ! Par ailleurs, depuis l’an 2000, on observe une seconde résistance devenue fréquente et en expansion aux herbicides du groupe U-F2 (voir ci-dessus) comprenant pas moins de quatre familles de molécules ! 

Mutations 

Peut être que le surnom anglais de blackgrass vient aussi de la coloration sombre des épis à un certain stade du développement ?

Mais comment le vulpin réussit-il à échapper à l’emprise de ces herbicides minutieusement ciblés ? Elémentaire pourrait dire ce cher C. Darwin : par la sélection naturelle, même si cet adjectif sonne curieusement dans ce contexte hautement artificialisé ! Les doses préconisées permettent de tuer en pratique 99% des individus ciblés car il existe toujours des pieds qui échapperont au traitement (abri par une autre plante par exemple), soit une pression de sélection colossale. Or, la théorie de l’évolution nous apprend que cette sélection s’opère sur le fond de la variation génétique par des mutations au hasard qui génère des individus « différents » dans toute espèce à reproduction sexuée ; ainsi, dans toute population d’adventice, il existe forcément des individus mutants naturellement résistants (i.e. n’ayant jamais été en contact avec l’herbicide) mais avec une fréquence infime allant de 1/100 000 à 1/100 millions ! Dans le cadre d’un usage récurrent, année après année sur les mêmes parcelles, de tels individus ultra-rarissimes au départ vont se trouver avantagés du point de vue sélectif ; génération après génération, leur nombre ne va faire qu’augmenter car ils bénéficient de l’avantage de l’absence de compétition. Ainsi on arrive à la situation où la majorité des vulpins d’une population sont devenus résistants et où le contrôle par l’herbicide à l’origine du processus devient impossible.  

En pratique, quelques années successives d’usage d’un herbicide peuvent suffire à générer une résistance à l’échelle d’une population, de manière indépendante dans chacune d’elles. Ensuite, par dispersion du pollen et des graines, notamment via les engins agricoles lors des moissons, la résistance, caractère héritable, se propage à l’échelle locale puis régionale. 

Leu1781

Au niveau moléculaire interne, la résistance peut apparaître à partir de mutations affectant le gène qui code la synthèse de la fameuse enzyme ACCase (voir ci-dessus) : si la cible (l’enzyme) reste malgré tout fonctionnelle (sinon, la mutation est létale ou défavorable et disparaît très vite dans la population), elle change de manière infime et n’est alors plus reconnue par l’herbicide. On parle de résistance liée à la cible. Pas moins de douze mutations possibles ont été identifiées mais l’une d’elles se dégage par sa fréquence bien supérieure : la « Leu1781 » ; cette variante du gène nucléaire (du noyau) codant l’ACCase (allèle) se distingue par un petit changement dans  la chaîne de lecture faite de des triplés de bases (codons), avec sur le triplé n° 1781, un acide aminé typique la leucine (Leu) : d’où ce nom de code étrange ! Or, cet allèle se retrouve chez d’autres graminées adventices des cultures comme la sétaire d’Italie chez laquelle on observe une vigueur plus grande. D’où l’hypothèse que les vulpins porteurs de cette mutation Leu1781, a minima, ne sont pas handicapés par cette mutation et seraient même favorisés dans leur croissance ! 

Sétaires d’Italie (une des sous-espèces)

L’application de la théorie de l’évolution impose le fait que de tels mutants existent, au hasard, avant toute application d’herbicide. Or, en pratique, on ne repère ces mutants qu’a postériori, i.e. après l’usage d’un herbicide donné. Alors, comment démontrer que ces mutants existaient bien en amont du début de l’utilisation de tel ou tel herbicide ? A partir du moment où la résistance s’est installée dans les cultures conventionnelles, quand on trouve des mutants, il est impossible de dire quand ils sont apparus. Même dans les parcelles en culture biologique, si on trouve de tels mutants, cela peut provenir soit d’un reliquat suite à la conversion en bio (les formes résistantes persistent bien après l’abandon de l’emploi de l’herbicide) ou soit par immigration via le pollen ou les graines depuis les cultures conventionnelles avoisinantes. 

Parfois, le vulpin peut occuper une parcelle avec une très forte densité !

Retour vers le passé 

Une équipe de chercheurs en agroécologie à Dijon a eu une idée géniale : aller traquer le gène muté Leu1781 dans des échantillons d’herbiers conservés dans des musées ou institutions scientifiques et datant d’avant la mise en service de ces herbicides ! 743 spécimens dont 380 en France et le reste dans 31 autres pays ont été testés en prélevant une feuille sèche et en analysant l’ADN après amplification. Ces spécimens dataient pour le plus ancien de 1788 et pour le plus récent de 1975, soit bien en amont de la mise sur le marché de tout herbicide du groupe U-D1 ; 108 d’entre eux dataient même d’avant 1850. Fabuleuse ressource que ces herbiers ! Belle occasion d’en rappeler tout l’intérêt alors que nombre de gens tendent à les considérer comme des jouets poussiéreux de scientifiques ringards ! 

Et bingo pour les chercheurs : un échantillon, conservé dans l’herbarium de Montpellier, récolté près de Bordeaux, contenait dans son ADN nucléaire le gène muté Leu1781 et il datait de … 1888 soit plus d’un siècle avant la première utilisation des herbicides auxquels cette plante était donc déjà résistante (à l’insu de son plein gré en quelque sorte !). Autrement dit, voilà la preuve qu’une variation qui confère une résistance à un facteur sélectif peut exister bien avant l’entrée en action de ce facteur : ceci contredit l’image populaire erronée, mise en avant en son temps par JB Lamarck, que la variation est « créée » par le besoin ! Dur pour les créationnistes de trouver une explication divine à ce fait … à part une anticipation diabolique du Créateur dans sa grande clairvoyance !!! 

Un détail important : trois autres spécimens prélevés au même endroit à la même date ne renfermaient pas le gène muté ce qui montre bien que la mutation n’était présente que de manière ponctuelle. 

Futur radieux ? 

La fréquence du gène muté trouvée par cette étude se situe à un niveau bien plus élevé que ne le prédisent les modèles théoriques. Une des explications possibles serait l’avantage possible conféré par ce gène au niveau de la vigueur ; d’où l’hypothèse que le botaniste qui a récolté ces échantillons ait été « attiré » par ce spécimen d’une belle tenue et donc plus présentable en herbier ! 

En fait, la réalité actuelle est bien plus complexe car, comme nous l’avons signalé auparavant, l’allèle Leu1781 n’est pas le seul à donner cette résistance. L’étude de 2007 (voir ci-dessus) confirme que 60% des vulpins testés renfermaient le gène muté de type Leu1781. Mais on a mis en évidence à cette occasion d’autres mécanismes de résistance connus que ceux associés à la cible : des voies métaboliques dédiées aux défenses de la plante deviennent capables (suite à des mutations) de neutraliser la molécule d’herbicide avant qu’elle n’atteigne la cible ; cette seconde manière de neutraliser les herbicides U-D1 serait acquise via la pression sélective d’herbicides d’autres catégories utilisés en plus de ceux-ci ! Au final, plus on traite, plus la résistance du vulpin devient efficace par croisement des effets et se fait envers un spectre de plus en plus large de molécules ! Faillite annoncée d’un système qui ne fait que générer de la surenchère chimique, le tout aux détriments de l’environnement, le grand oublié de toute cette histoire dans le vase clos de l’agrochimie. 

Quand la beauté naturelle triomphe de la chimie !

Bibliographie

Gestion durable de la flore adventice des cultures. B. Chauvel et al. Ed. Quae. 2018 Excellent ouvrage faisant la synthèse des données sur ce sujet. 

Les 17 mauvaises herbes officiellement résistantes aux herbicides en France. C. Délye. INRA science et Impact. 2017

Status of black grass (Alopecurus myosuroides) resistance to acetyl-coenzyme A carboxylase inhibitors in France. C. DELYE et al. 2007 European Weed Research Society Weed Research 47, 95–105 

DNA Analysis of Herbarium Specimens of the Grass Weed Alopecurus myosuroides Reveals Herbicide Resistance Pre-Dated Herbicides. Délye C, Deulvot C, Chauvel B (2013). PLoS ONE 8(10): e75117.