61dB : le bruit moyen d’une autoroute

De nombreux faits établis convergent pour indiquer que le bruit généré par le trafic routier sur les routes et autoroutes agit de manière négative sur les populations d’oiseaux en général. Une méta-analyse à partir de nombreuses bases de données indique que dans un rayon de 1km autour d’une route, les populations aviennes diminuent ; il existe une corrélation négative entre les niveaux sonores des routes et la reproduction des passereaux. On sait aussi que le bruit interfère avec de nombreuses activités vitales des oiseaux dont le chant territorial : les espèces avec un chant dans les basses fréquences qui ont le plus de chance d’être masqués par le bruit du trafic montrent le plus fort degré d’évitement des routes ; etc… Mais, il reste quasi impossible de faire la part du bruit dans ces impacts négatifs par rapport à d’autres nuisances générées conjointement par les routes : perturbations visuelles des véhicules qui défilent ; risques de collisions ; pollution chimique ; … Pour résoudre ce problème, des chercheurs américains ont mis sur pied un dispositif expérimental très ingénieux : créer une route fantôme en pleine nature à partir de son seul bruit et éliminer ainsi tous les autres paramètres liés aux routes. Les résultats de cette étude remarquable sont plutôt glaçants quant à l’ampleur des impacts de cette pollution sonore souvent considérée comme bénigne ou peu importante.

Les collisions sont un autre risque fort associé aux voies de circulation pour les oiseaux

Route fantôme

L’idée est « simple » : recréer dans un site naturel exempt de toute route, fréquenté par des populations de passereaux notamment comme halte migratoire (dans l’Idaho), une ambiance sonore de trafic routier sur une bande de 500 mètres de long. Pour cela, les chercheurs ont installé des batteries de haut-parleurs diffusants le bruit enregistré d’une route en zone suburbaine avec un niveau sonore de 55dB. La diffusion a lieu dans la journée à partir de l’aube et cesse le soir à la tombée de la nuit pour simuler la forte baisse du trafic routier la nuit. On voit tout de suite l’avantage de ce dispositif : reconstituer l’ambiance sonore d’une route sans la route ni les voitures : ainsi, s’il y a des effets sur les populations d’oiseaux, ils ne pourront avoir été engendrés que par le seul bruit ! Malin !

Second avantage majeur de cette route fantôme : on peut la faire fonctionner quand on veut et surtout alterner des périodes de quatre jours avec le bruit diffusé et des périodes de quatre jours sans le bruit ; les comparaisons entre ces deux périodes apportent de précieuses informations. Une zone test, elle aussi exempte de routes, non loin de celle-ci et sans route fantôme cette fois sert de contrôle.

Passereaux migrants ?

On aurait pu penser que les chercheurs s’intéresseraient aux populations d’oiseaux nicheurs pour étudier l’impact du bruit. Mais, cet aspect a déjà fait l’objet de diverses études notamment en milieu urbain avec la problématique des chants dominés par le bruit ambiant. On sait que divers oiseaux ont appris à modifier la  fréquence de leur chant et surmontent donc ce handicap ; d’autre part, au moment de la période de reproduction, la nourriture reste en général abondante et les chercheurs voulaient en fait étudier un scénario où les oiseaux se trouvent en situation énergétique critique afin de voir si le bruit les gênait alors dans l’efficacité de la récolte de nourriture. A priori, un bruit fort peut poser un problème aux oiseaux car il les empêche de repérer l’approche d’un prédateur ou de percevoir les cris d’alarme de congénères pendant les phases de recherche de nourriture : les oiseaux se trouvent alors en situation à haut risque car très « absorbés » par leur activité. Faute de pouvoir entendre, ils doivent alors se rabattre sur une plus grande vigilance visuelle en alternant phases de guet et phases de nourrissage. Cette ambiance sonore augmente chez eux la sensation de risque et les rend plus nerveux et vigilants même si le danger réel (prédateurs) est limité. C’est ce qu’on appelle le compromis vigilance/recherche de nourriture.

Les grandes vallées fluviales (ici, l’Allier) sont des couloirs de migration servant de haltes pour de nombreux passereaux compte tenu de la richesse en ressources alimentaires. Un pont d’autoroute qui enjambe la vallée perturbe dans un rayon d’au moins 1km.

Or, les passereaux migrateurs qui voyagent de nuit font chaque jour des haltes pour se reposer et doivent impérativement reconstituer leurs réserves de graisses entamées par leur voyage en cours et choisissent des sites riches en nourriture où ils tendent à se concentrer. Tout frein à la possibilité de se nourrir activement aura un impact sur la poursuite de la migration : les oiseaux iront moins loin et moins vite et au final cela va impacter leurs chances de survie.

Répulsive

 

Evidemment, en période de pic de fréquentation, le bruit augmente d’autant !

En 2013 (1), les chercheurs mettent donc en place leur route fantôme sur une crête servant de halte migratoire pour passereaux. Des points d’écoute situés à proximité des haut-parleurs et centrés sur des buissons propices aux haltes permettent de dénombrer les populations qui stationnent au cours de la migration d’automne. 59 espèces sont ainsi recensées : en tête, histoire de se familiariser avec les oiseaux nord-américains, viennent des espèces telles que le merle migrateur, le roitelet à couronne rubis, le tohi tacheté, le junco ardoisé, le bruant à calotte blanche ou la paruline à croupion jaune !

Les résultats sur cette population de passereaux sont sans appel quand on compare avec une zone test située à proximité : l’abondance des passereaux migrateurs baisse de un quart par rapport à la zone témoin proche. Parmi ces espèces, deux d’entre elles, le jaseur des cèdres et la pauline jaune évitent presque systématiquement la route fantôme lors des périodes « sonorisées ». Ces résultats indiquent clairement que le bruit de la route a un effet négatif marqué sur les populations de passereaux migrateurs.

L’étude s’est poursuivie et en 2015 avec une nouvelle publication (2) qui vient compléter cette première approche avec notamment la pose de batteries de filets. Là encore, le taux de capture aux filets diminue de 32% pendant les épisodes sonorisés : le bruit de la route modifie clairement la répartition des passereaux migrateurs lors de leurs haltes.

Rester ou repartir

Et pourtant, les délaissés associés aux autoroutes pourraient faire des zones de haltes favorables … au détail près du bruit !

Dans cette seconde étude (2), on s’est intéressé aux oiseaux qui « restent malgré tout » et aux conséquences que cela engendre sur eux vu l’impact global mis en évidence. Pour évaluer cet impact, les captures au filet permettent de mesurer l’état physique des oiseaux en migration et notamment leur poids qui reflète la quantité de graisse stockée. Ainsi, on peut pour chaque espèce ou individu, calculer un indice corporel (I.C. dans la suite) prenant en compte la masse par rapport à l’envergure et modéliser à partir des valeurs relevées.

On peut au préalable s’interroger pourquoi, malgré tout, autant d’espèces restent quand même. Rappelons que la route fantôme est silencieuse la nuit ; donc les migrateurs qui arrivent en fin de nuit se posent dans la quiétude avant la reprise de la machine infernale à l’aube. Repartir à ce moment là aurait pour beaucoup un coût nettement supérieur à celui de rester et endurer la nuisance. Autrement dit, la baisse forte du trafic nocturne sur de nombreuses routes pourrait agir comme un piège écologique pour les migrateurs ! Les oiseaux en mauvaise condition physique (plus assez de graisse) seront les moins enclins à repartir et risquent donc de voir s’accentuer leur déficit.

Les mesures effectuées indiquent à la fois une réduction du nombre moyen d’oiseaux et une réduction de la condition corporelle moyenne : ceci suggère qu’au moins une partie des oiseaux qui ont atterri le matin sont en fait repartis, sans doute ceux en bonne condition physique.

Le coût du bruit

Pour ceux qui restent, à partir du poids selon l’heure de la journée (et donc de l’efficacité de la reprise de poids grâce à la recherche active de nourriture), on peut évaluer l’efficacité de la halte migratoire. Pour l’ensemble de la communauté de passereaux migrateurs suivie ici, le niveau de l’intensité sonore semble bien être le facteur majeur qui explique cette efficacité de la halte. Deux espèces illustrent mieux ce qui se passe par la netteté de leurs réactions. Pour la paruline des buissons (sorte de « fauvette américaine »), plus le niveau de décibels est élevé, moins l’efficacité de la halte est grande : c’est l’espèce qui montre la plus forte réaction dans ce sens ; pour autant le nombre d’individus ne diminue pas. Donc les individus de cette espèce restent mais subissent le bruit de manière négative quant à leur remise en condition physique pour poursuivre la migration. Pour le roselin de Cassin, le nombre de captures diminue alors que l’efficacité de la halte augmente mais avec un indice corporel initial (le matin) bas. On peut interpréter ce résultat par le fait que les roselins en bon état sont repartis dès le matin pour se reposer ailleurs et que ces départs volontaires ont diminué la compétition entre ceux restant pour se nourrir : ils reprennent du poids mais en partant de plutôt bas. Une troisième espèce, le tohi tacheté, montre des efficacités de halte différentes au cours de la journée selon les périodes avec ou sans bruit. Tous ces exemples démontrent assez nettement la sensibilité globale au bruit de la route avec des conséquences négatives sur l’état corporel pour ceux qui restent.

Une route qui traverse une zone forestière : une rupture dans l’intégrité d’un ensemble

Surveiller ou se nourrir

Pour vérifier l’hypothèse du lien entre bruit et compromis vigilance/nourrissage (voir ci-dessus), les chercheurs ont étudié expérimentalement en laboratoire d’une des espèces dont l’I.C. diminue avec l’intensité du bruit : le bruant à calotte blanche, une des espèces communes. Sur des oiseaux sauvages captifs, on mesure la durée respective des phases de nourrissage avec la tête vers le bas et les phases de vigilance. En situation de fort bruit, l’oiseau, qui ne peut plus compter sur son audition, doit donc surveiller les environs pour repérer les prédateurs (même en laboratoire : comportement inné) et pour cela il lève la tête et ses yeux inspectent les environs. Le bruit l’incite à le faire encore plus souvent car il suscite l’impression d’une situation à haut risque  pour lui. Quand on passe d’une ambiance avec un niveau sonore bas de 32dB à celui d’une autoroute (61dB), le taux de vigilance augmente de 21% et le temps consacré au nourrissage diminue de 30% ! Des essais répétés montrent que les oiseaux ne s’habituent pas au bruit et conservent le même comportement. Ceci confirme donc l’hypothèse initiale : l’oiseau passe moins de temps à se nourrir et ne peut donc reconstituer correctement ses réserves de graisse vitales pour la poursuite de la migration.

D’autres facteurs que le bruit pourraient en plus intervenir auprès d’une vraie route : le comportement des proies est-il aussi modifié ? La capacité à détecter des insectes au son est-elle aussi diminuée ? Le nombre d’insectes diminue t’il ?

Plus vite dans le mur !

Routes, autoroutes et autres infrastructures bruyantes dominent nombre de paysages.

Cette étude révèle de manière spectaculaire l’ampleur de ce problème méconnu et très largement sous-estimé. Or, tout le monde connaît l’emprise actuelle des réseaux routiers dans l’environnement et ce, même dans des zones protégées. On savait que le déclin de nombreux passereaux migrateurs était associé à la disparition de haltes migratoires mais maintenant il faut y ajouter la dégradation qualitative de celles restantes. Une baisse de l’efficacité dans la migration retentit forcément sur le succès de l’hivernage (arriver en moins bon état et plus tard) et ensuite pour se reproduire (migration de printemps). Le facteur bruit s’avère donc être un élément supplémentaire à prendre en compte pour la conservation des espèces.

Les autoroutes pénètrent dans des zones semi-naturelles à naturelles souvent par ailleurs peu impactées globalement par les routes

Que faire ? Freiner notre routomanie galopante et l’obsession des réseaux autoroutiers les plus denses possibles ? Réduire notre utilisation des véhicules ? Modifier les revêtements des chaussées pour les rendre moins bruyantes ?

Une mesure assez simple pourrait apporter une amélioration relative : accepter collectivement de limiter notre vitesse (le bruit est proportionnel à la vitesse) en pensant à l’environnement autour de nous, pour une fois !! Euh, quand je vois la levée de boucliers populistes et irresponsables face à la limitation à 80 km/h, je doute que les hommes acceptent de sacrifier une once de leur temps ultra-précieux (pour faire vraiment quoi ?) qu’ils savent par ailleurs si bien gaspiller en activités vaines, … même pour le respect de leur environnement. Je n’ai entendu aucun responsable politique ou associatif évoquer le fait que, outre sauver des vies humaines ce qui est capital, la réduction de la vitesse serait un bien pour l’environnement global : moins de consommation d’essence et de pneus, moins d’usure des routes et donc moins de bruit … pour les « petits oiseaux » comme vont ironiser certains politiques aux idées très fines !

BIBLIOGRAPHIE

  1. An experimental investigation into the effects of traffic noise on distributions of birds: avoiding the phantom road. McClure CJW, Ware HE, Carlisle J, Kaltenecker G, Barber JR. 2013 Proc R Soc B 280: 20132290.
  2. A phantom road experiment reveals traffic noise is an invisible source of habitat degradation.  Heidi E. Ware, Christopher J. W. McClure, Jay D. Carlisle and Jesse R. Barber.  PNAS ; 2015 ; vol. 112 ; no. 39 ; 12105–12109