Une petite coccinelle au bord du chemin et c’est parti pour une riche interaction …

Parmi les obstacles majeurs à l’adhésion du grand public à la conservation de la nature et à la prise de conscience de l’ampleur de la crise écologique en cours (dont la crise climatique n’est qu’un volet), nous avons déjà abordé l’écueil majeur de l’amnésie environnementale générationnelle (voir la chronique) qui fait que, de génération en génération, la norme de référence quant à l’état de l’environnement diminue constamment, ce qui modifie fortement la perception de la nécessité d’une réaction. Mais, pour rester dans le domaine socio-psychologique, il existe un autre facteur majeur, corrélé d’ailleurs avec le précédent : l’expérience individuelle de la nature, i.e. la connaissance et la perception de la nature  acquise au fil des contacts avec celle-ci. La construction de cette expérience de la nature se forge essentiellement pendant l’enfance et tout particulièrement dans la période « moyenne » de 6 à 12 ans en pleine période de développement et de maturation mentales. En quoi consiste cette expérience de la nature et en quoi est-elle si importante ?

L’inoubliable expérience de la cascade

Vous avez dit nature ?

Le contact avec les animaux domestiques ou d’élevage ne remplace pas la nature mais participe au développement affectif des enfants

D’emblée émerge une difficulté majeure : qu’entend on par « nature » dans ce contexte ? On sait bien que le terme de nature recouvre tout un ensemble de sens qui s’entrecroisent y compris les sens imagés très forts (comme la nature des choses ou la nature humaine !). Ici, on parle de l’ensemble des êtres vivants (les non-humains) et des processus naturels que les gens peuvent percevoir sans l’aide d’instruments spécialisés, dans leur vie quotidienne. On y englobe donc les animaux et les plantes, toutes les sortes de végétations (forêts, prairies, …), les éléments naturels non vivants mais perçus « presque comme tels » (eau, vent, soleil, roches, …), les changements au fil des saisons, l’action des vagues sur les côtes, … etc. cette notion très large recoupe celle d’environnement naturel qui fait plus référence à de grandes zones de « plein air » avec peu ou pas d’interventions humaines, par opposition à l’environnement bâti. Pour autant dans ce qui va suivre, nous allons sans cesse naviguer des deux côtés en partant avant tout de ce que perçoivent les gens ; on trouve de la « nature » dans les environnements urbains jusque dans les maisons et à l’inverse nombre d’environnements perçus comme « naturels » s’avèrent en fait très artificialisés comme nombre de forêts gérés pour l’exploitation du bois. En fait, la référence va surtout être l’environnement proche, ordinaire, quotidien, celui avec lequel on a le plus de chances d’interférer notamment quand on est un urbain. Ceci ne vient pas par hasard : l’écrasante majorité des études sur ce problème de l’expérience de la nature a été menée en milieu urbain, là où les conséquences de son déficit, voire de son extinction, sont les plus criantes et aussi parce que désormais plus de la moitié de l’humanité vit dans des villes. 

Un parc urbain un peu « nature » : un bel espace de découverte … mais avec le nouveau problème de la sécurité des enfants !

Trois nuances d’expérience 

On peut distinguer trois grands types d’expérience de la nature, i.e. trois grandes manières d’entrer en contact avec elle. 

Construire seuls une « cabane » : voilà une belle expérience pour un groupe d’enfants mais sans l’intervention des adultes

L’expérience directe suppose un contact physique réel, quasi charnel, avec les milieux naturels et leur biodiversité ; mais, attention s’agissant des enfants, notre sujet d’étude ici, cela signifie une expérience non planifiée, non contrôlée étroitement par des adultes : faire l’expérience de la nature suppose une relation intime personnelle avec celle-ci. Concrètement cela peut être sous des formes variées : jouer dans un terrain vague ou un jardin un peu sauvage ou dans une forêt proche ou un parc, entrer directement en contact avec les éléments naturels y compris en donnant des coups de pied, en courant, en ramassant des choses, …

Une source minérale, un bâton … et une expérience de peinture avec la boue rouge !

L’expérience indirecte implique aussi un contact physique mais dans un contexte bien plus restreint, contrôlé, organisé, encadré et programmé et dans un « environnement » complètement artificiel créé de toutes pièces : « rencontrer » des animaux au zoo ou dans un aquarium ; observer des plantes dans un jardin botanique ou un arboretum ; participer à des activités de plein air dans un centre de loisirs. On peut y ajouter aussi les contacts avec des animaux domestiques que ce soit des compagnons (chats, chiens, …) ou des animaux sauvages « emprisonnés » (poissons, reptiles, insectes …) tout comme les plantes cultivées ou les animaux d’élevage dans les fermes.

L’expérience déléguée ou symbolique se fait sans contact physique avec le monde naturel via des représentations ou des descriptions de la nature et de la biodiversité y compris sous des formes métaphoriques ou artistiques ; on pense évidemment aux supports technologiques en plein essor comme télévision (documentaires), internet, applications, .. mais tout autant livres et magazines toujours aussi importants comme vecteurs d’images de nature. Il ne faut pas oublier la forme très ancienne mais très prégnante des histoires, contes et légendes racontées aux enfants très souvent chargés de liens avec la nature.  

Développement personnel 

Le littoral rocheux à marée basse se prête bien à l’expérience de la nature à condition d’être relativement libre et de ne pas se focaliser sur la seule récolte

Au-delà des enjeux de conservation de la nature, derrière cette expérience de la nature, se joue un autre enjeu majeur : celui du développement personnel, de la maturation de la personnalité au cours de l’enfance. De toute évidence, l’expérience de la nature y joue une place prépondérante, très structurante dans les trois grandes formes de développement mental que nous présentons très succinctement. Le développement cognitif concerne le savoir et les connaissances, la compréhension, les capacités de transfert, d’analyse ou de synthèse et l’évaluation. Dans ce cadre, un apport décisif de la nature concerne tout ce qui touche à « faire des liens » (interactions entre espèces, entre individus et entre espèces et milieux) et à « classer, catégoriser, étiqueter » (groupes d’espèces, groupes de milieux, …). Le développement affectif se construit en cinq grandes étapes : recevoir (s’émerveiller par exemple), répondre ou réagir, attribuer de la valeur et/ou de l’importance et organiser ces perceptions en système de valeurs personnelles. On sait tous combien dans notre mémoire d’adulte les souvenirs d’enfance en lien avec ces expériences de la nature occupent une place centrale majeure, un héritage fort que nous conservons toute notre vie. Enfin, il y a le développement de valeurs, de croyances et de perspectives morales par rapport à la nature qui définissent nos affinités avec celle-ci. 

Ces trois grandes formes de développement ou d’apprentissage se construisent donc, pour une part importante, en fonction de nos contacts avec la nature, de notre expérience de la nature. Les études qui s’accumulent autour de cette interaction tendent à démontrer que parmi les trois formes d’expérience de la nature, l’expérience directe occupe une place majeure, indispensable. 

L’enracinement

En 1942-43, Simone Adolphine Weil, philosophe française, rédige un texte qu’elle adresse à A.Camus où elle définit l’enracinement comme « le besoin de le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. » effectivement, les études en psychologie démontrent que pour les enfants pré-adolescents, l’opportunité d’accéder à des lieux « naturels » proches, familiers, du quotidien joue un rôle significatif dans la maturation de la personnalité : l’enfant a besoin de s’appuyer sur un lieu familier et bien établi qu’il a exploré, comme une jeune plante qui fabrique de nouvelles racines pour consolider son ancrage et sa croissance. Le psychiatre R. Coles en 1971 confirme ce fait : « C’est complètement une part de notre nature que de vouloir des racines, de se battre pour des racines, pour une sensation d’appartenance à un certain endroit que l’on reconnaît comme étant le mien, le vôtre, le nôtre ».

Ce ou ces lieux familiers et proches semblent bien plus importants que la visite ponctuelle éventuelle d’environnements plus spectaculaires ou inhabituels. R. M. Pyle, spécialiste reconnu des papillons,  et qui a développé la notion d’extinction de l’expérience de la nature dans nos sociétés modernes (voir la suite) écrivait en 1993 : « c’est à travers un contact étroit et intime avec une parcelle particulière de terre que nous apprenons à réagir par rapport à la Terre … nous avons besoin de lieux tout simples où l’alchimie opère … tout le monde a un fossé, ou devrait en avoir un. Car seuls les fossés – et les champs, les bois, les ravins – peuvent nous apprendre à prendre soin de nous et de notre environnement. »

L’importance de l’expérience directe de la nature dans un lieu proche familier et de manière répétée semble donc bien fondamentale pour notre développement mental ; ceci rejoint le résultat d’une enquête auprès d’adultes : 96,5% d’entre eux pensent que l’environnement immédiat dans leur enfance représente un des éléments les plus significatifs de leur existence ! 

Les avantages du direct 

Mais pourquoi le monde naturel, même sous des formes partiellement dégradées, compte t’il autant dans notre développement ? Rappelons-nous d’abord au préalable d’où nous venons : nous sommes les descendants de chasseurs-cueilleurs du Néolithique et, à ce titre, nous avons forcément conservé en nous, vu la « brièveté » relative de notre histoire, de nombreux comportements adaptatifs assurant une meilleure survie dans le milieu 100% naturel qui nous entourait alors, sous la pression de la sélection naturelle (voir l’exemple des constructions en dur et des cavernes). Cet aspect semble bien déterminer nombre de nos comportements dans et avec la nature et explique la grande variété des valeurs attribuées à la nature (voir ci-dessus). 

Certains sports de plein air offrent de belles opportunités d’expériences directes avec la nature et ses éléments ; encore faut-il les pratiquer sans l’obsession « maladive » de la performance sportive ou de la compétition !

Cet héritage fondamental étant rappelé, il est évident que le monde naturel, par les stimuli qu’il nous envoie, possède une puissance incomparable sur nos sens.  Pour les enfants tout particulièrement, le monde naturel véhicule un nombre infini de sensations inévitables : même dans un environnement urbain, les enfants se trouvent submergés par la multiplicité des choses à voir, des sons, des odeurs, des choses à toucher, que ce soit consciemment ou pas. De plus ces stimuli naturels ne cessent de changer dans le temps et l’espace : l’environnement extérieur se caractérise par son instabilité permanente avec des changements imprévisibles (un nuage qui passe, un oiseau qui chante, …) ; de ce fait, il impose une attention permanente, élément clé pour l’apprentissage des enfants. De plus, ce monde naturel a une propriété unique : il est plein de vie(s) ce qui lui confère une qualité intrinsèque que même les technologies les plus avancées ne peuvent procurer. Même le non-vivant naturel devient à leurs yeux (et aux nôtres d’adultes souvent aussi) « presque vivant » : le sol, l’eau, les roches et les formes géologiques, … Pour E. Wilson, le monde naturel est l’environnement le plus riche en informations qu’un être humain pourra jamais rencontrer, tout en étant très accessible partout. La diversité du vivant et de ses manifestations apporte des éléments de maturation et de construction dans les trois types de développement évoqués ci-dessus ; elle offre une myriade d’observations, d’expériences, d’évènements qui forment une aventure intellectuelle très motivante pour les enfants. 

Peut-on se passer du direct ?

L’éducation a aussi son rôle à jouer même si l’éducation à l’environnement se passe trop en « milieu fermé et contrôlé » ; ici, une lycéenne qui photographie des orchis boucs conservés dans les pelouses de son établissement ; il y a ici l’avantage ici de la proximité quotidienne

L’érosion de la biodiversité, l’expansion des paysages urbains, l’artificialisation des milieux naturels et leur fragmentation .. réduisent de plus en plus les opportunités de contact avec un environnement naturel d’une certaine qualité. A cela viennent s’ajouter de profondes mutations dans les comportements sociaux notamment envers la place des loisirs dans la nature par rapport à des loisirs « artificiels » : tout ceci a conduit à émettre l’hypothèse de l’érosion et de l’extinction de l’expérience de la nature chez les nouvelles générations. Nous consacrerons plusieurs chroniques à ce problème, un défi majeur pour « arrêter le train qui fonce droit vers le mur » ! 

Les grands parcs naturels sont de merveilleux espaces mais loin de la réalité quotidienne des enfants et il y a le règlement !

Compte tenu de ce qui précède, on pourrait se dire qu’après tout, les expériences indirectes et symboliques, notamment avec les progrès considérables dans les nouvelles technologies, pourraient se substituer ou compenser l’expérience directe de la nature. Il est vrai, au moins dans les sociétés occidentales avec un certain niveau de vie, que de plus en plus d’enfants ont accès à ces formes indirectes de découverte du monde naturel : 98% des américains disent qu’ils au moins une fois dans leur vie visité un zoo ; et que dire de la place des documentaires nature (des chaînes leur sont même dédiées) et de tous les sites web disponibles. Les études effectuées dans le cadre de programmes éducatifs ambitieux associés à des expositions ou des visites de zoos par exemples montrent que ceux ci ont bien un impact sur les apprentissages des enfants (dans les trois domaines déjà cités) mais qu’il s’agit d’effets transitoires ayant peu de chance de laisser une trace significative sur le caractère des enfants et leur développement personnel. Ces activités (visite d’un zoo, d’un musée, …) se centrent très souvent sur des milieux ou des espèces peu communes, exceptionnelles sans lien avec l’environnement immédiat des enfants, celui qui compte le plus ; ils sont encadrés, calibrés, surveillés et ne laissent aucune place à la création, l’intimité et la liberté. Même les programmes de stages ou séjours dans des milieux naturels pêchent toujours par ce côté exceptionnel, artificiel et l’absence d’initiative pour les enfants. R.M. Pyle (déjà cité) le résume très bien : « Les réserves naturelles ne suffisent pas à assurer des connexions. De tels lieux, vu leur importance, invitent à un type de contact restreint et contrôlé. Les enfants ont besoin d’endroits libres pour jouer, utiliser un filet, capturer et observer. Des sites près du lieu de vie où ils peuvent se balader hors d’un chemin, lancer une pierre, donner des coups de pied, et tout simplement vagabonder … »

Visite guidée de découverte de l’avifaune en baie de l’Aiguillon : une belle expérience mais encadrée, contrôlée et préparée sous le contrôle strict des adultes

Il faudra donc rapidement un changement radical dans la manière dont nous concevons maisons, écoles, lieux de récréation, espaces ouverts, terrains vagues des villes, jardins, … pour y incorporer délibérément toutes les valeurs de la nature comme noyau essentiel de la construction mentale des enfants. 

Un espace vert semi-naturel dans un lycée récemment construit

BIBLIOGRAPHIE  

Experiencing nature : affective, cognitive, and evaluative development in children.Ch. 5 S.R. Kellert p. 117-151 in children and nature. Ed. P.H. Kahn Jr. And S. R. Kellert. The MIT Presse. 2002