Dianthus carthusianorum

La pollinisation, i.e. le transfert du pollen produit par les étamines (organes mâles de la fleur) vers les stigmates collecteurs de pollen (partie du pistil, organe femelle), constitue une étape clé dans la reproduction des plantes à fleurs : elle permet aux grains de pollen de germer à la surface des stigmates, de fabriquer un long tube pollinique chacun et d’aller déposer les cellules sexuelles mâles au contact des ovules logés dans l’ovaire à la base du pistil. Les ovules fécondés deviennent ensuite les graines tandis que la transformation du pistil donnera le fruit qui les contient. Chez beaucoup de plantes à fleurs, cette étape est assurée par des insectes visiteurs, à la recherche soit de nectar et/ou de pollen comme ressource alimentaire, et qu’on qualifie de pollinisateurs. Le succès reproductif de ces plantes dites entomophiles (mot-à-mot « qui aiment les insectes ») dépend donc étroitement du nombre de visiteurs, de la fréquence des visites et de l’efficacité des visiteurs à transférer du pollen sur les stigmates. L’œillet des Chartreux, une espèce typique des pelouses sèches aussi bien en plaine qu’en montagne, a fait l’objet d’études approfondies du fait de la structure particulière de ses fleurs.

Fleur en tube

Comme chez les autres œillets et toute une série d’autres genres de la famille des Caryophyllacées (dans la tribu des silènes), les fleurs de l’œillet des chartreux possèdent une structure typique. Chaque fleur se compose d’un calice fortement teinté de rougeâtre en forme de tube allongé et étroit de 1,5 à 2cm de long qui impose son tempo à tout le reste de la fleur. A sa base, un cercle d’écailles (des bractées) coriaces brunes, prolongées en arête, forme une protection vis-à-vis de l’ovaire logé tout au fond du calice. Les cinq pétales se trouvent enchâssés dans ce long tube tout en restant indépendants : chacun d’eux comporte un long « pédoncule » fin, l’onglet, invisible de l’extérieur et plaqué contre la paroi du calice ; arrivé à hauteur du rebord du calice, chaque pétale développe une partie aplatie (le limbe du pétale), étalée à la perpendiculaire, à bord denté et dotés de poils fins autour de la gorge. Ainsi disposés, ils forment une véritable plate forme d’atterrissage à insectes qui entoure la gorge étroite de la fleur qui plonge dans le calice.

Au centre de la fleur, on voit émerger à maturité les deux longs stigmates un peu recourbés portés au sommet du pistil ; au ras de la gorge, on perçoit la pointe des anthères des étamines d’un gris bleu au bout des filaments implantés comme les pétales tout au fond du calice.

Les fleurs de cet œillet sont soit hermaphrodites (parties mâles et femelles réunies dans la même fleur) soit uniquement femelles (étamines non fonctionnelles). Pour les premières, la floraison étalée sur plusieurs jours voit d’abord la maturité des stigmates et des pistils (parties femelles) suivie de la maturité des étamines dont les anthères libèrent alors leur pollen. On parle de protandrie (« femelle d’abord »), un dispositif qui prévient le transfert du pollen sur les stigmates d’une même fleur ou autopollinisation. Cependant, en fin de floraison, les stigmates tendent à se recourber vers le bas et viennent ainsi en contact avec les anthères récolter le peu de pollen qui reste rendant ainsi l’autofécondation possible.

Fleur sélective

Les fleurs des œillets attirent facilement les insectes via leurs les couleurs rouge foncé, leur plate forme d’atterrissage intégrée (voir ci-dessus) et leur parfum ; mais surtout, elles proposent aux visiteurs un nectar abondant produit par des glandes (nectaires) situées à la base du calice, donc tout au fond du tube. L’entrée de la gorge est très étroite car le calice tend à se resserrer en haut, et les pétales, étamines et stigmates dressés occupent presque toute la place. Pour accéder au nectar convoité, il faut donc disposer d’un outil de pompage fin et long, capable de s’insinuer au cœur de la gorge pour atteindre le fond depuis la surface des pétales. Seuls les insectes avec une longue trompe fine peuvent donc accéder à de telles fleurs comme les bombyles parmi les diptères, certains bourdons parmi les hyménoptères ou la majorité des papillons. En pratique, au moins en Europe centrale où les études ont été menées (1 et 2), l’œillet des Chartreux ne semble visité que par des papillons de jour (Rhopalocères) et de rares papillons de nuit qui volent de jour comme le sphinx-colibri.

Panel réduit

Dans le Valais suisse (nord-est des Alpes suisses) une étude (1) a porté sur une population d’un bon millier de pieds d’œillets peuplant une zone de steppe caillouteuse sur un versant sud. Le suivi sur un mois de floraison a montré que seulement cinq espèces de papillons visitaient ces fleurs : la grande coronille ou pupillé, un papillon brun avec des ocelles noires ; le demi-deuil avec son motif d’échiquier noir et blanc ; le grand machaon porte-queue ; le sphinx-colibri ou macroglosse bien connu pour son vol sur place devant les fleurs et l’hespérie de la houque, petit papillon brun orangé. Les deux premiers se taillent la part du lion avec un taux de visites de 63% pour la grande coronide et de 30% pour le demi-deuil ; les trois autres n’assurent que moins de 3% chacun des visites. Autrement dit, l’œillet des Chartreux ne peut compter en pratique que sur deux espèces qui le visitent suffisamment souvent pour avoir un rôle déterminant dans la pollinisation ! Et pourtant ce milieu héberge de nombreuses autres espèces de papillons qui semblent ignorer cette espèce : on ne peut donc pas extrapoler arbitrairement que tous les papillons diurnes présents butinent telle espèce a priori attractive pour les papillons !

Efficacité relative

Si on se centre donc sur ces deux espèces clés, on constate que de plus elles n’ont pas la même efficacité en terme de transfert de grains de pollen lors d’une visite. La grande coronide transfère en moyenne environ 10 grains par visite sur les stigmates tandis que le demi-deuil lui atteint un peu plus de 13 grains en moyenne. le plus efficace n’est aps le plus abondant ! Pour autant, en termes d’importance pour la pollinisation, compte tenu de la fréquence des visites de la grande coronide (plus de deux fois celle du demi-deuil) , celle-ci assure quand même une pollinisation plus efficace.

Cette notion d’efficacité du transfert des grains de pollen est capitale pour l’issue du processus à savoir la production de graines par fécondation des ovules. En effet, pour que la fécondation d’au moins un ovule ait lieu, il faut une quantité seuil minimale de grains de pollen ; si la fleur ne reçoit qu’une faible quantité apte à féconder seulement quelques ovules (nombreux par fleur), elle tendra à ne pas allouer de ressources vers ces fleurs à maturité au profit des fleurs bine approvisionnées en pollen et qui produiront plus de graines. Ainsi, dans cette étude, 70% des fleurs visitées par les papillons ont reçu une quantité de pollen ne permettant la fécondation que de 20% des ovules de chaque fleur ! 16% d’entre elles, bien que visitées, n’ont même pas reçu assez de pollen pour féconder un seul ovule !

Au bord de la crise

On sait que au cours des dernières décennies, une crise majeure de la biodiversité affecte les insectes volants, dont les pollinisateurs, dans une bonne partie de l’Europe (voir la chronique sur ce problème). Le Valais suisse où l’étude a été menée n’y échappe pas : sur 67 sites où la coronide était présente, 29 ont été déserté depuis les années 1970 ; le demi-deuil a disparu de la moitié des sites suivis ! Or, ces espèces de papillons se dispersent assez peu : une disparition locale a peu de chances d’être compensée par une arrivée depuis d’autres populations désormais disjointes et éloignées. Ainsi, les œillets des Chartreux, compte tenu de leur relative spécialisation sur les papillons, sont en train ou vont se trouver en situation de crise car privés progressivement de leurs principaux pollinisateurs. Il ne leur restera plus alors que le recours à l’autofécondation en fin de floraison : or, ce processus produit certes des graines mais de qualité génétique réduite du fait de la consanguinité (faible viabilité ; taux de germination réduit ; …). De plus, le transfert en interne du pollen reste très réduit et la quantité transférée ne peut permettre qu’une faible production de graines.

On pourrait penser que d’autres insectes à trompe longue (comme les bombyles) puissent intervenir en remplacement mais ils n’offrent pas forcément le même service : les papillons se déplacent beaucoup entre deux fleurs et assurent ainsi une pollinisation croisée efficace. L’avenir de cette espèce reste donc très incertain à moyen terme.

Pression de sélection

D’un pied à l’autre et d’une population à l’autre, on constate une variation assez importante de la « hauteur » des fleurs (la longueur du tube du calice) de l’œillet des Chartreux. Comme toutes les espèces de papillons n’ont pas la même longueur de trompe, cela en fait une espèce modèle pour étudier la pression de sélection exercée par des espèces différentes de papillons selon leurs choix (2). Expérimentalement, on a comparé l’impact de la pollinisation de deux espèces de papillons qui visitent localement ces œillets : la vanesse paon du jour avec une trope en moyenne de 15,1mm et le demi-deuil, déjà cité, avec une trompe plus courte de 12,7mm. On constate que ces deux espèces tendent à sélectionner les fleurs d’œillets avec des tubes plus courts leur facilitant la récolte du nectar. Plus la trompe est longue, plus le transfert de grains de pollen est important. Le demi-deuil avec sa trompe plus courte doit la plonger bien à la verticale en écartant les pétales non soudés ce qui réduit son efficacité ; il a moins de chance de toucher l’extrémité papilleuse élargie des stigmates qui dépassent un peu au-dessus de la plate-forme des pétales sur laquelle il est posé.

Ainsi, ces deux espèces conduisent à une évolution vers des fleurs plus courtes, soit une tendance vers une généralisation dans la mesure où cela les rend accessibles à plus d’espèces. On se trouve là dans un scénario à contre-courant de la tendance habituelle vers la spécialisation via une augmentation de la hauteur du tube qui trie les espèces avec les plus grandes trompes plus rares. Comme quoi le dogme de la « course aux armements » entre fleurs et pollinisateurs peut être mis à mal et contrebalancé selon le contexte local.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Pollination crisis in the butterfly-pollinated wild carnation Dianthus carthusianorum? Daniel Bloch, Niels Werdenberg and Andreas Erhardt. New Phytologist (2006) 169: 699–706
  2. SELECTION TOWARD SHORTER FLOWERS BY BUTTERFLIES WHOSE PROBOSCES ARE SHORTER THAN FLORAL TUBES. DANIEL BLOCH AND ANDREAS ERHARDT. Ecology, 89(9), 2008, pp. 2453–2460
 ; 2008

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'oeillet des Chartreux
Page(s) : 306 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages