Garrulus glandarius

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Jeunes chênes plantés dans un pré, loin de la forêt : les glands à l’origine de ces arbres ont du être plantés par des geais.

Dans sa nouvelle publiée en 1953, « l’homme qui plantait des arbres », Jean Giono raconte l’histoire d’un berger qui récolte des glands et les trie soigneusement ; chaque jour, tout en surveillant son troupeau de moutons, il les plante un à un : avec une tige en fer, il creuse un trou dans lequel il met un gland puis le rebouche. C’est sa manière de repeupler en chênes ces vastes plateaux désertiques de Provence, ravagés par des siècles de pastoralisme. Le narrateur qui l’a rencontré revient quatre années plus tard et trouve une forêt de chênes où notre berger est devenu … apiculteur. Cette belle fable écologiste a connu un grand succès couronné plus tard par la sortie d’un film d’animation oscarisé.

Et pourtant si « quelqu’un » devait recevoir l’oscar du meilleur planteur d’arbres, ce ne serait pas ce berger inventé par l’écrivain, fût-il exemplaire et sympathique, mais un oiseau commun très familier, le geai des chênes dont le nom signale d’emblée son penchant pour la gent Quercus, les chênes ! Il participe très activement à la dispersion dans l’espace des fruits-graines des chênes, les glands et leur permet de coloniser des espaces qui leur seraient autrement quasi inaccessibles. Notre chronique s’appuie largement sur une excellente synthèse (1) parue dans un ouvrage sur le devenir des graines dans la nature.

Un sacré … glandarius

Dès le début de septembre, quand les glands mûrissent, le manège intriguant des geais commence : souvent en petits groupes de deux à trois, voire cinq, assez discrets contrairement à leurs habitudes, ils choisissent un chêne et se mettent à cueillir les glands dans l’arbre en les saisissant avec leur bec pour les détacher de leur cupule. Le plus souvent, l’oiseau en engloutit plusieurs qu’il loge dans son jabot (qui devient nettement proéminent) ou bien il en saisit un seul dans le bec avant de s’envoler pour aller les cacher au sol, ailleurs (voir paragraphe suivant). Effectivement, le but principal de cette cueillette à cette période de l’année où les geais ne manquent pas de nourriture loin s’en faut, c’est de se constituer une solide réserve de glands en prévision de l’hiver à venir, les populations de geais en Europe de l’Ouest étant sédentaires.

Cette activité de glanage, très discrète, n’en reste pas moins impressionnante : des estimations sur le terrain avancent des chiffres allant de 2200 à 5700 glands par geai pour une saison qui dure en gros jusqu’à fin octobre, moment où en général il n’y a plus de glands sur les arbres. Elle concerne les diverses espèces de chênes présents sous nos climats, y compris les chênes méditerranéens. Ainsi, en Espagne, dans une forêt mixte hétérogène de chênes verts et de pins, une étude (3) donne une moyenne de 13 geais par heure transportant des glands depuis un chêne vert donné.

Tous les chênes ne se valent pas

Les geais choisissent surtout des chênes isolés au milieu d’un champ par exemple ou en lisière et plus rarement en pleine forêt ; ceci peut s’expliquer pour deux raisons : les arbres en pleine lumière produisent en général une glandée plus abondante avec des glands plus gros et les geais craignent les situations « fermées » où un de leurs pires prédateurs, l’autour des palombes (ou aussi l’épervier) peut les attaquer en embuscade. En Espagne, une autre étude (4) a montré que les geais préfèrent les plus gros glands en général mais se trouvent limités par la taille de leur gosier : au delà d’un diamètre de 17-19mm, ils ne peuvent les avaler et doivent donc les transporter un par un dans leur bec. Cela ne les empêchera pas plus tard de les manger car avec leur bec puissant ils peuvent éclater la coque du fruit et séparer les deux cotylédons du gland. La même étude montre qu’ils ont aussi des préférences quand plusieurs espèces de chênes coexistent dans leur environnement ; les glands du chêne vert sont les préférés devant ceux des chênes lièges ou des chênes du Portugal et en dernier les glands des chêne kermès.

Mes trésors !

Après avoir « chargé » ses glands, le geai s’envole donc et va se diriger vers un site plus ou moins distant où il va cacher sa récolte au sol : ce peut être un pré, un champ abandonné, un accotement, un jardin, une zone buissonnante ou, beaucoup plus rarement, en forêt. Arrivé sur son lieu de cache, le geai se poste d’abord sur un arbre ou un piquet et vérifie l’absence de prédateurs (les geais sont très méfiants de nature) mais aussi de congénères susceptibles de repérer sa cachette. Au sol, il creuse un trou à coups de bec sous la litière de tiges ou feuilles mortes, y enfonce un seul gland à la fois en le martelant à coups de bec et le recouvre de débris ou de terre. Ni vu, ni connu, le geai s’envole vers un autre point de cache laissant derrière lui son trésor quasiment indétectable … sauf à l’odorat comme savent le faire les sangliers ou les mulots, gros prédateurs de glands.

Le gland se retrouve donc ainsi littéralement planté à l’instar de la technique du berger dans le roman de J. Giono. En Espagne (3), la profondeur moyenne de plantation se situe entre 0,5 et 4cm avec une moyenne de 1,5cm, ce qui constitue une profondeur idéale pour une bonne germination du gland qui craint la sécheresse et le froid en surface. Mais n’oublions pas que le geai n’est pas un humaniste écologiste dans l’âme mais qu’il entrepose ces glands en vue de …. les manger au cours de l’hiver. Donc, le terme de garde-manger serait plus adéquat que celui de plantation. Les anglo-saxons appellent hoarding (engranger, accumuler de manière compulsive !) ce comportement.

Les caches se trouvent surtout dans de la végétation herbacée rase, dans des habitats ouverts mais avec un buisson ou un arbre non loin pour se réfugier en cas d’alerte ; les geais évitent les prés à grandes herbes et les zones arborées ; ils adoptent aussi volontiers les boisements hétérogènes clairsemés « de reconquête » sur les terres cultivées abandonnées en voie de recolonisation. Ils contribuent ainsi, à l’insu de leur plein gré ( !) à installer des chênes dans des milieux très favorables car les jeunes plants issus de la germination des glands plantés y trouveront la lumière indispensable à leur développement initial. Le geai joue donc le rôle d’agent de dispersion des chênes. Pour que ceci fonctionne, il suffit que quelques uns des glands plantés soient oubliés d’ici le printemps : au fait, comment le geai les retrouve t’il pendant l’hiver ?

Du geocaching sans GPS !

En fait, dès la mi-octobre comme cela a été observé en Allemagne (2), les geais commencent à revisiter activement leurs cachettes : ils extraient les glands plantés pour …. les replanter tout près de là à moins de 4m en général. Curieux, non ? On pense que ce comportement vise soit à ce que leurs glands soient repris par d’autres geais ou pour mémoriser les lieux de cache, réactiver la mémoire en quelque sorte. Car la voilà, la botte secrète du geai : une mémoire spatiale incroyable. Au moment de déterrer son gland, le geai (dont l’odorat assez peu développé ne lui permet pas de le détecter) se dirige sans hésitation vers la cachette (au plus, il sautille un peu avant au sol) qui peut dater de plusieurs mois en hiver. Cette capacité intellectuelle très développée chez Corvidés (famille des corneilles, pies et geais) s’inscrit dans un contexte cognitif longtemps sous-estimé chez ces oiseaux. Ils sont capables aussi de retrouver les caches des autres geais qu’ils ont pu observer en train d’enfouir leur gland.

Au moment de la cache, les geais semblent choisir des limites ténues entre des structures différentes (une zone plus touffue à côté d’une zone plus rase par exemple) ou des repères visuels ; ils peuvent même installer de petits bâtons ramassés à proximité pour les retrouver. Ils sont aussi capables de retrouver leurs glands sous la neige !

Alors, quand et comment un gland peut-il échapper à la mémoire quasi infaillible du geai ? L’oiseau peut mourir mais encore faut-il qu’un autre geai du secteur ne l’ait pas « flashé » au moment de la mise en cache ! Il se peut que parfois il n’arrive pas à les retrouver si de légers changements dans le milieu ont eu lieu ou si l’hiver est très doux et qu’il trouve par ailleurs suffisamment de nourriture ? Malgré tout, pour les chênes, cette dispersion reste remarquablement efficace et leur confère un pouvoir de reconquête sur les terres libres.

Une pluie de glands volants

Voilà l’image qui traduit peut-être le mieux la conséquence de ce transport des glands par les geais vers leurs caches ; n’oublions pas que les glands, vu leur poids, n’ont autrement d’autre recours que de tomber à la verticale au sol, là où les attend une horde de consommateurs très goulus : mulots, sangliers, cervidés, … Sinon, s’ils survivent, ils sont condamnés à germer sous l’ombre fatale de leur géniteur. Ou alors, à l’occasion d’un gros orage, le ruissellement peut les entraîner plus loin, seulement si le terrain s’y prête.

Les geais sont des oiseaux semi territoriaux avec des territoires de plusieurs dizaines d’hectares ; ils peuvent aller récolter les glands en dehors de leur territoire et selon la disponibilité de sites favorables au « caching ». ils sont donc amenés à effectuer des vols de transport conséquents de l’ordre de plusieurs centaines de mètres en moyenne à plusieurs kilomètres (avec un record observé de ..20km). Ainsi, en Espagne (3), la distance moyenne de transport observée est de 263m. En fait, il y a deux pics dans la répartition des glands plantés : soit à quelques mètres du chêne producteur, soit carrément à plusieurs centaines de mètres. Si le geai ne transporte qu’un gland à la fois (notamment s’il s’agit d’un gros gland qu’il ne peut avaler), il aura tendance à le déposer dans un rayon de 20 mètres autour ; s’il en transporte plusieurs, il ira plutôt au delà de 100 mètres. Malin et économe en énergie le geai !

Quand le geai transporte plusieurs glands à la fois, il va les planter individuellement, même s’il les installe non loin les uns des autres avec une distance moyenne entre caches alors de l’ordre du mètre. C’est pourquoi les anglo-saxons le qualifient de scatter-hoarder, i.e. adepte du « cacher-disperser», encore un autre gros avantage pour les glands rescapés qui ne souffriront pas de la compétition avec leurs voisins et une dispersion plus étale dans l’espace.

En conclusion, voilà donc pourquoi certains scientifiques n’hésitent pas à parler de symbiose à bénéfices réciproques sur le mode « je te disperse mais tu me nourris » entre le geai et les chênes. Cependant, le geai n’est pas le seul agent animal de dispersion des chênes : les mulots, sérieux prédateurs par ailleurs des glands, jouent aussi un rôle important dans la dissémination des glands mais selon un scénario complètement différent (voir la chronique sur ce sujet).

BIBLIOGRAPHIE

  1. Jays, mice and oaks : predation and dispersal of Quercus robur and Q. petraea in North-western Europe. J. den Ouden ; P.A. Jansen ; R. Smit. P. 223-239 In : CAB International 2005 Seed Fate.
  2. Spatial patterns of dispersal, seed predation and germination during colonization of abandonned grassland by Quercus petraea and Corylus avellana. J. Kollmann ; H-P. Schill. Vegetatio 125 : 193-205, 1996
  3. Spatial patterns in long-distance dispersal of Quercus ilex acorns by jays in a heterogeneous landscape. J. M. Gomez. ECOGRAPHY 26: 573–584, 2003
  4. Not only size matters: Acorn selection by the European jay (Garrulus glandarius). Josep Pons, Juli G. Pausa. Acta oecologica 31 (2007) 353–360

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le geai des chênes
Page(s) : 299 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les chênes et leurs glands
Page(s) : 206-215 Guide des fruits sauvages : Fruits secs