Dicranopalpus ramosus

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Dicranopalpus ramosus, tel est le nom de cet opilion venu d’Afrique du nord et en pleine expansion vers le nord, un opilion sans véritable nom commun comme la majorité de ses congénères connus globalement sous le nom collectif de faucheux. On pourrait le surnommer l’opilion aux palpes fourchus à cause de son caractère distinctif évident. Certains le nomment opilion à longues pattes : certes, elles sont grandes (la seconde paire atteint 5cm de long) mais ce caractère n’a rien de décisif au pays des opilions, les daddy longlegs des anglais ! Nous allons donc découvrir cette espèce, l’histoire de son expansion et les interrogations qui s’y rattachent avec un « coup de théâtre » final.

Impossible à confondre

Un « avantage » des opilions, c’est d’être, sous nos climats, relativement peu nombreux : une petite centaine d’espèces, assez faciles à différencier en principe. En plus, cette espèce présente deux caractéristiques uniques et qui sautent aux yeux même de loin. Quand cet opilion se tient au repos, bien étalé à plat sur un mur, une clôture ou un tronc d’arbre, il déploie ses très longues pattes de chaque côté tout en les rapprochant les unes des autres, là où ses congénères ont tendance à les écarter entre elles. ! Cette disposition intrigue et attire l’œil de loin ! Second critère : ses deux pédipalpes, ces sortes de mini-pattes au niveau de la tête (voir la chronique «  les opilions ne sont pas des araignées ») sont très développés et fortement fourchus. Au repos, il les tient  bien disposés en avant, histoire qu’on les voit bien ! Vous n’avez rien à craindre : cet opilion comme tous les autres est parfaitement inoffensif.

Pour le reste, comme la majorité des opilions, la couleur de fond tire sur le brun grisâtre foncé mais avec beaucoup de variations individuelles. Il existe de subtiles différences entre sexes. Les mâles plus petits (corps de 3 à 4mm) possèdent le plus souvent une bande noire en travers des yeux (si bien que les espagnols les surnomment « opilion zorro ! »), d’où la mention d’opilion masqué dans notre titre.

Les femelles sont plus grandes (4 à 6mm en moyenne) avec une coloration plus contrastée faite de taches sombres en travers de l’abdomen ; de plus, le bout de l’abdomen se termine en une sorte de bosse proéminente bien visible de profil.

Facile à voir

Cette espèce se montre surtout à partir de l’été avec un pic en début d’automne : les jeunes se montrent dès juillet mais les adultes n’apparaissent souvent qu’après mi-août. On peut les voir jusqu’en novembre voire même en hiver dans des sites chauds et protégés ou lors des hivers doux (ils ont été observés jusqu’en février). En général, les premières gelées provoquent leur disparition.

Le site d’observation ultra-classique, ce sont les murs et particulièrement ceux en briques qui doivent mieux garder la chaleur. Là, sur un fond uni, il est hyper visible. En fait, à l’origine, cet opilion est arboricole, vivant sur les arbres, les buissons, dans les haies. Dans les régions récemment conquises, ils emble d’abord peupler les habitats liés à l’homme : jardins, parcs, bâtiments ; dans un second temps, il se répand dans des habitats semi-naturels à la périphérie des villes et villages : bois, haies,, bords des routes, … Mais, là, il faut le chercher plus attentivement ou battre la végétation pour le déloger. Aux Pays-Bas, où il s’est installé assez récemment, on le trouve déjà dans des boisements humides semi-naturels sur les massifs d’orties notamment ou dans les plaines inondables le long des fleuves sur des pierres ou des poteaux isolés.

Une irrésistible progression

Le berceau originel de l’espèce semble être le Maroc où il fut décrit pour la première fois en 1904. Sa progression a commencé par le Portugal en 1948 ; à partir de là, il a d’abord lentement progressé vers le nord-ouest en Espagne ; pourtant dès 1957, il est signalé en Angleterre sur la côte sud (mais avec une incertitude sur l’espèce : voir le dernier paragraphe). A partir des années 1990, sa progression s’accélère comme le montre la carte ci-jointe élaborée d’après les données bibliographiques ; il progresse vers le nord mais pour l’instant semble éviter l’Europe centrale et orientale. La France est atteinte en 1969 et semble désormais en grande partie colonisée.

Aux Pays-Bas (1) où sa progression a été bien documentée, la première observation remonte à 1993 dans la vielle d’Ede. Dans les 14 ans qui suivent, il va coloniser presque tout le pays (sauf le nord-est). Son avancée semble se faire par « explosions » : ainsi, en 2000, il est observé en petit nombre à Nijmegen et quatre ans plus tard, il y devient brusquement très commun.

Sa progression vers le nord continue puisque qu’il a atteint le Danemark en 2007 et le sud de la Suède en 2011. On pourrait penser que cette seconde phase d’expansion nordique rapide soit liée au réchauffement climatique tout en restant confiné dans la grande région atlantique. Probablement qu’il ne va pas tarder à « bifurquer » vers le Centre et l’Est de l’Europe ?

On reste quand même perplexe devant la capacité de dispersion de cette espèce peu mobile et qui ne vole pas, pas même à l’aide de fils comme le font certaines araignées puisque les opilions n’ont pas de filières à soie (voir la chronique sur les opilions). Le principal agent de dispersion serait le transport par l’homme, à son insu, à l’instar de l’exemple du méconème fragile (voir la chronique sur l’expansion de cette sauterelle), ce qui expliquerait les « bonds » impressionnants et imprévisibles dans sa progression. A une échelle locale, les bords des routes, les alignements de bâtiments, les haies doivent fonctionner comme des corridors de dispersion permettant notamment l’installation en dehors des villes vers les milieux semi-naturels dans un second temps. Les Hollandais suspectent aussi les vents violents sur les côtes d’être capables de déplacer à plus ou moins grande distance ces animaux très légers ?

Des surprises aux poils

Un chercheur hollandais a mis à profit l’abondance du nouvel immigrant pour étudier en détail l’équipement sensoriel méconnu, très complexe, de ces animaux sous forme de soies, d’épines et de tubercules très variés en forme, taille et position et qui nécessitent le fort grossissement pour être observés. Les pattes en sont particulièrement recouvertes ce qui leur procure des capacités sensorielles très fines et précises lors des déplacements. Or, ces opilions ont une grande facilité à s’auto-mutiler une ou plusieurs pattes en cas d’attaque par un prédateur pour détourner son attention, la patte détachée continuant à se tordre sur place. Comme chaque patte a son équipement sensoriel, la perte d’une ou plusieurs pattes (elles ne se régénèrent pas), n’affecte pas l’animal dans ses fonctions sensorielles au moins.

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Ce spécimen n’a plus que 6 pattes sur 8 et ne semble guère affecté. Attention, les pédipalpes fourchus ne sont pas des pattes.

A l’occasion de cette étude, le chercheur a découvert que les pédipalpes (les fameux organes fourchus près de la tête) des femelles portaient des centaines de poils plumeux absents chez les mâles alors que ces derniers avaient sur les troisième et quatrième paires de pattes des soies en forme d’ailes doubles, très belles à voir au microscope si on en juge par les superbes photos fournies dans l’article (2) et absentes des pattes des femelles. Ces soies en « ailes d’anges » seraient des sensilles olfactives chargées de capter l’odeur volatile émise par les femelles : la forme en creux de chacune des ailes de ces soies et leur disposition sur la face dorsale des pattes facilite la captation des molécules odorantes. Les mâles peuvent ainsi détecter les femelles à distance et se diriger vers elles. On ne sait pas si les sécrétions odorantes des femelles proviennent des soies plumeuses de leurs pédipalpes comme le laisserait penser le fait qu’on ne les trouve pas chez les mâles.

Damned : il a un jumeau !

Comme cette espèce est hyper-facile à identifier au moins en Europe de l’ouest et du nord où il n’y a pas d’espèce proche, on s’est peu attaché à observer en détail les animaux rencontrés. Or, coup de théâtre, une publication de 2015 (3) ressuscite en quelque sorte une espèce jumelle méconnue que l’on avait considérée comme n’étant qu’une variante de D. ramosus. Cette espèce décrite au début du 20ème siècle, Dicranopalpus caudatus, est en fait bien distincte comme le démontre les structures différentes de l’organe copulateur des mâles, le pénis (voir la chronique sur les opilions) ; l’isolement reproducteur constitue une excellente preuve de différenciation d’espèces. Les chercheurs ont donc réexaminé tous les spécimens disponibles dans les collections et musées et ont constaté que cette espèce « nouvelle-ancienne » , D. caudatus, était bien présente sur les côtes atlantiques et méditerranéennes d’Espagne alors que l’autre, D. ramosus, reste confiné à la région cantabrique. Or, très curieusement, parmi les spécimens retrouvés attribués à cette espèce figurent deux individus capturés en 1957 en … Angleterre (d’où le point d’interrogation sur la carte ci-dessus) et il y a été retrouvé en 1984. Au point que les chercheurs se demandent si l’espèce n’y serait pas indigène sous une forme relictuelle !

Donc, il va falloir reprendre toutes les observations et vérifier si par hasard une partie ou la majorité des opilions estampillés D. ramosus ne seraient pas en fait des D. caudatus !!! C’est probablement bien la première espèce qui a progressé vers la Grande-Bretagne via la France dès les années 1960 mais rien n’empêche d’imaginer qu’ultérieurement, dans les années 90-2000, la seconde n’ait pas supplanté la première, scénario bien connu chez de nombreuses espèces invasives ! A vérifier donc ! Problème : la distinction des deux espèces n’est pas si facile ! D. caudatus se distingue par une coloration générale plus gris argenté et d’aspect brillant ; les mâles n’ont pas le bandeau noir de zorro ! Les pattes et les pédipalpes sont plus courts. Les femelles possèdent une bosse terminale au bout de l’abdomen plus marquée encore et ont un ventre nettement renflé (d’où l’épithète caudatus). Sur nos photos prises récemment près des sables d’ozone en Vendée, il nous semble bien qu’il s’agisse de D.ramosus : l’avis éclairé d’un vrai expert serait le bienvenu !

Voici donc un bel exemple des « surprises de la biodiversité » qui nous rappelle que l’identification ne s’improvise pas et reste avant tout une affaire de spécialistes aguerris et vigilants !

BIBLIOGRAPHIE

  1. The distribution of the invasive harvestman DICRANOPALPUS RAMOSUS in the Netherlands (arachnida: opiliones). 
Jinze Noordijk, Hay Wijnhoven & Jan Cuppen. Nederlandse faunistische mededelingen 26 ‒ 2007
  2. Sensory structures and sexual dimorphism in the harvestman Dicranopalpus ramosus (Arachnida: Opiliones). Hay Wijnhoven. Arachnologische Mitteilungen 46: 27-46. 2013
  3. DICRANOPALPUS CAUDATUS DRESCO, 1948: NOT A SYNONYM OF DICRANOPALPUS RAMOSUS (SIMON, 1909) BUT A VALID SPECIES AFTER ALL (ARACHNIDA, OPILIONES). Hay Wijnhoven& Carlos E. Prieto. Revista Ibérica de Aracnología, no 26 (30/06/2015): 25–34.
  4. Ecology of Arachnida alien to Europe. O. Nevded et al. BioControl (2011) 56:539–550