Chatons mâles de chêne pédonculé au printemps

Entrer dans les arcanes de la classification du vivant et plus particulièrement celle des végétaux à fleurs ou angiospermes peut sembler rébarbatif au regard du vocabulaire scientifique utilisé pour désigner les groupes de parentés définis par les caractères propres qu’ils partagent. Mais cela vaut largement la peine de passer outre ces obstacles linguistiques pour aller à l’essentiel : la classification du vivant nous raconte l’histoire évolutive des végétaux et nous offre la possibilité de relier entre eux des groupes en apparence disparates, de comprendre l’importance de tel ou tel détail anatomique ou physiologique (voir la chronique sur la famille dure de la graine) ou les raisons du succès écologique de tel ou tel groupe. L’ordre des Fagales va nous servir d’exemple : vous allez découvrir que derrière cette appellation abstraite et très éloignée du langage populaire se cache un groupe d’espèces et de familles que vous connaissez en fait intuitivement, un groupe que vous côtoyez à chacune de vos promenades en forêt.

Chatons mâles de bouleau blanc en avril

Ordre ?

Glands de chênes : fruit sec (akène) à une seule graine enchâssé dans une cupule

Pour classer le vivant, on recherche les liens de parentés entre espèces et on réunit dans un même groupe ou taxon celles qui partagent des caractères hérités communs et qui descendent donc d’un ancêtre commun. On procède par emboîtements successifs en remontant le temps ; ainsi, on réunit dans un même genre les espèces proches parentes partageant un ancêtre commun hypothétique ; par exemple, le genre Fagus (hêtre) regroupe une dizaine d’espèces dont le hêtre commun (Fagus sylvatica), le hêtre d’Orient (F. orientalis) ou le hêtre d’Amérique (F. grandifolia). Les genres les plus apparentés entre eux et qui partagent un ancêtre commun sont réunis en familles comme celle des Fagacées avec les hêtres (Fagus) mais aussi les chênes (Quercus) ou les châtaigniers (Castanea).

Châtaignier : faux-fruit formé d’une bogue épineuse renfermant 2 ou 3 vrais fruits (châtaignes), akènes eux aussi (une seule graine)

Jusqu’ici, nous restons dans un monde de langage relativement familier et nombre de néophytes connaissent des noms de familles de plantes : ombellifères ou apiacées ; papilionacées ou fabacées ; orchidées ou orchidacées ; liliacées ; …

C’est au niveau hiérarchique supérieur que la complexité apparaît quand on réunit les familles les plus proches parentes entre elles et partageant donc un ancêtre commun dans un groupe appelé ordre (dénommé avec un suffixe en ales). Avec les exemples précédents, nous revenons à l’ordre des Fagales qui réunit sept familles apparentées dont celle des fagacées, citée ci-dessus (voir la suite pour les autres familles). L’immense groupe des plantes à fleurs se trouve ainsi découpé (par l’homme !) en 70 ordres différents avec autant de noms inconnus du grand public. Et la complexité ne porte pas que sur les noms mais aussi sur leur contenu : les plantes à fleurs ayant connu une extraordinaire diversification depuis plus de 100 millions d’années, les divergences à partir d’un même ancêtre commun ont pu donner des lignées complètement différentes. Ainsi, l’ordre des Malphighiales regroupe pas moins de 36 familles : on y réunit la famille des euphorbes avec celle des lins, des millepertuis, des passiflores ou … des saules et peupliers !

Le plus souvent, ce sont les parentés moléculaires (comparaison des ADN) qui ont permis assez récemment de rapprocher ainsi des familles aussi divergentes d’aspect en apparence. Mais, il y a aussi une raison bien plus terre à terre à notre incapacité à percevoir des liens de parenté entre des familles végétales : nos racines « animales » qui nous empêchent de comprendre la « végétalitude » de ces êtres si différents de nous ! Nous n’avons pas du tout les mêmes difficultés avec les ordres de Mammifères dont beaucoup nous sont familiers même avec des noms compliqués : Chiroptères, Proboscidiens, Siréniens, Rongeurs, Carnivores, Ruminants, Cétacés, Lémuriens, …

Sept familles

Avec les Fagales, nous allons être plutôt à l’aise par rapport à cet obstacle pour plusieurs raisons : cet ordre ne réunit « que » sept familles ; quatre d’entre elles comportent des espèces communes dans notre environnement ; ce sont tous des arbres ou arbustes dont certains dominent très largement nos écosystèmes au point d’être entrés dans le langage courant pour désigner des milieux forestiers : chênaies, hêtraies, châtaigneraies, charmaies, … Et enfin, une fois n’est pas coutume, ils possèdent en commun des caractères propres dont certains peuvent s’observer directement ! Bref, l’ordre idéal … pour un débutant !

Entrons donc dans l’ordre des Fagales sans crainte pour un tour d’horizon de ses huit familles constitutives. Commençons par les quatre représentées dans notre flore spontanée ou comme ornementales. La famille des Bétulacées (234 espèces) regroupe les bouleaux (genre Betula), les aulnes (Alnus), les charmes (Carpinus), les noisetiers (Corylus), les charme-houblons (Ostrya).

La famille des Fagacées (1100 espèces) a été présentée ci-dessus. Viennent les Juglandacées avec les noyers (Juglans), les Caryas nord américains (Carya) dont le pacanier (noix de pécan) ou les Pterocaryas : cette famille a déjà fait l’objet d’une chronique approfondie « la famille des noyers et des caryas » (A lire absolument !). La petite famille des Myricacées (57 espèces) ne compte qu’un représentant en France : un arbuste des tourbières atlantiques, le « bois-sent-bon » ou piment royal (Myrica gale).

Restent trois familles exotiques mais dont certaines espèces se retrouvent comme ornementales dans nos parcs et jardins : Casuarinacées, Nothofagacées et Ticodendracées. Nous les aborderons en fin de chronique après avoir fait plus ample connaissance avec le contingent ci-dessus qui nous est a priori bien familier.

Chatons

Toutes les familles des Fagales se distinguent par leurs fleurs fortement réduites dans lesquelles il ne reste au plus qu’un cercle de tépales (calice et corolle) très réduits et le plus souvent absents. De plus, ces fleurs ne sont pas hermaphrodites comme chez une majorité de plantes à fleurs mais unisexuées : des fleurs mâles distinctes des fleurs femelles mais portés sur le même arbre ou arbuste (monoïque). Elles sont regroupées chacune en épis compacts allongés surnommés chatons : en général, les épis de fleurs mâles (les chatons « mâles ») adoptent un port pendant avec de très nombreuses fleurs serrées alors que les épis de fleurs femelles (chatons femelles) ont un port dressé avec des fleurs moins serrées et en nombre plus réduit. Cette conformation constitue une adaptation à la pollinisation par le vent (anémophilie) : les chatons mâles pendants libèrent un abondant pollen déplacé par les courants d’air et capturé par les stigmates des fleurs des chatons femelles ; en plus, cette spécialisation s’accompagne souvent d’une floraison précoce avant la sortie des feuilles pour les espèces à feuillage caduque ce qui facilite encore plus la circulation du pollen, non intercepté par le feuillage. L’exemple iconique en est le noisetier qui fleurit en plein hiver avec ses longs chatons males pendants tandis que les chatons femelles très réduits ressemblent à des bourgeons d’où émergent les stigmates rouges. Pour l’anecdote, il existe un verbe peu usité pour décrire cette floraison : chatonner !

Cependant, on trouve aussi parmi les Fagales des genres ayant évolué secondairement vers une pollinisation par les insectes (entomophilie) : c’est un peu le cas chez les chênes en partie visités par des pollinisateurs mais devient très net chez les châtaignier à floraison estivale et aux longs chatons mâles qui dégagent un fort parfum attirant mouches, petits coléoptères et abeilles ; le miel de châtaignier de teinte très foncée est bien connu.

Les fagales ne sont pas les seuls arbres ou arbustes à chatons ; ainsi, dans notre flore, on en trouve aussi chez les saules et peupliers (famille des Salicacées) qui se situent dans un tout autre ordre (voir ci-dessus). Mais il ne s’agit que d’une convergence évolutive : une même forme/fonction apparaît mais à partir d’autres structures et selon un développement différent. Ainsi, les chatons des saules se distinguent par la présence de nectaires qui attirent activement les insectes alors que les fagales en sont dépourvues, témoignant de leur orientation nettement anémophile. La structure des fleurs des salicacées est aussi très différente avec un périanthe (calice/corolle) moins réduit.

Chatons mâles de saule marsault : rien à voir avec ceux des Fagales !

Retard assumé

La reproduction des Fagales se démarque par un caractère physiologique remarquable : la fécondation retardée. Habituellement, quand des grains de pollen produits par les anthères des étamines (organes mâles) atterrissent sur les stigmates mûrs et réceptifs des pistils (organes femelles), ils germent : un tube pollinique s’enfonce dans le style qui porte le stigmate et va déposer deux cellules sexuelles mâles (« spermatozoïdes ») au niveau des ovules formés ; la fécondation a lieu dans la foulée et l’ovule se transforme ensuite en graine.

Chez les Fagales, si les stigmates et styles sont bien mûrs au moment de la pollinisation (la dispersion du pollen par le vent ou les insectes), les ovules dans l’ovaire du pistil eux ne sont pas pleinement développés ; cette immaturité des ovules atteint son paroxysme chez les noisetiers où les ovules ne commencent carrément à se développer qu’après la pollinisation ! Les tubes polliniques issus de la germination des grains de pollen ayant atteint les stigmates commencent à s’allonger puis s’arrêtent rapidement. Pendant ce temps d’attente, l’ovaire grandit et change considérablement de forme laissant le temps aux ovules de se développer à leur rythme. Après plusieurs phases de croissance et de repos, les tubes polliniques finissent par accéder aux ovules enfin prêts et la fécondation peut avoir lieu. Au cours de cette maturation, les ovules changent eux mêmes de forme passant d’une forme droite (orthotrope) à une forme recourbée renversée (anatrope). Ce dernier trait pourrait être d’ailleurs une signature de l’ordre des fagales, un caractère propre à ce seul groupe au sein des végétaux.

Cet étrange retard (étrange par rapport à la norme !) pourrait avoir été sélectionné au cours de l’évolution par la nécessité de ces arbres à effectuer la pollinisation le plus tôt possible tant que le feuillage n’est pas trop développé (au moins pour la majorité des espèces anémogames). On retrouve des faits comparables chez des mammifères où la nidation est très décalée dans le temps par rapport à la fécondation. Mais, cette bizarrerie a aussi des liens étroits avec une autre particularité concernant le nombre de graines par fruit.

L’enfant unique

Alors que dans de nombreuses espèces de cet ordre, les ovaires contiennent plusieurs ovules, les fruits à maturité ne contiennent qu’une seule graine. Tout se passe pendant la phase de maturation des ovules évoquée ci-dessus où une sorte de compétition se met en place entre ovules en développement. Au final, un seul ovule va survivre à cette lutte fratricide qui doit être mise en parallèle avec les transformations profondes qui affectent en même temps l’ovaire qui les contient : celui-ci (qui va donner la paroi du fruit) grossit considérablement et change de forme devenant souvent méconnaissable par rapport à sa forme originelle. Même à l’intérieur des ovules, une autre compétition peut se dérouler entre plusieurs sacs embryonnaires, ces groupes de cellules issus de la double fécondation et qui sont à l’origine des tissus de réserve des graines.

Attention à ne pas se tromper dans l’interprétation des fruits : nous avons déjà évoqué dans une autre chronique le cas de la châtaigne où le vrai fruit (issu de l’ovaire) est la châtaigne que l’on mange tandis que le faux fruit est la bogue ; idem pour le hêtre où la cupule ligneuse à 4 valves contient plusieurs vrais fruits, les faines.

Ce caractère se retrouve dans d’autres ordres comportant des plantes pollinisées par le vent où les fruits contiennent bien moins de graines au final que d’ovules au départ. Cette réduction a sans doute une valeur adaptative que nous ne discernons pas. Peut être que la fécondation retardée ne permet pas le développement de tous les ovules et que cette « politique l’enfant unique » n’est qu’un effet collatéral de la première. Ces aspects seront repris dans une future chronique sur l’évolution des fruits des Fagales en lien avec les modes de dispersion des graines.

Un dernier fait intéressant : ce caractère de la graine unique se retrouve dans le groupe frère des Fagales, l’ordre qui partage avec elles un ancêtre commun, celui des Cucurbitales qui renferme entre autres la famille ultra connue des cucurbitacées. « N’importe quoi » direz-vous, « les fruits des cucurbitacées grouillent de graines comme les citrouilles ou les courgettes ! ». Bien vu, les familles basales les plus anciennes (comme les Anisophylléacées tropicales peu connues) possèdent ce caractère ; la famille des cucurbitacées occupe une place très dérivée au sein de son ordre et a perdu secondairement ce caractère. Encore un ordre où, comme dans les Malphighiales, bien malin qui pourrait y voir une quelconque unité apparente et un aire de « famille » !

Borderline

Petits cônes et feuillage de prèle : les Casuarinacées ne ressemblent pas vraiment aux Fagales auxquelles nous sommes habitués !

Terminons avec une rapide visite des trois familles bien moins connues laissées de côté au début. Les Ticodendracées ne comptent qu’une espèce, un arbre découvert très récemment (1989) dans les forêts du Costa-Rica et qui ressemble à un aulne mais avec des fruits charnus (drupe) ressemblant à des noix ; on connaît des fossiles tertiaires qui lui ressemblent beaucoup. Les Nothofagacées connus sous le surnom de « faux hêtres ou hêtres bâtards» regroupent 43 espèces d’arbres feuillus qui dominent les forêts tempérées du sud l’Hémisphère sud tout autour du continent Antarctique : Terre de Feu, Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Zélande, Australie orientale. Leurs fruits secs ressemblent à de petites faînes ; plusieurs espèces ont été acclimatées comme arbres d’ornement et peuvent même se naturaliser en Europe.

La dernière famille, les Casuarinacées a de quoi surprendre avec une petite centaine d’arbres possédant des feuilles très réduites ce qui donne à leur feuillage persistant l’aspect de celui des … prêles ! Originaires d’Australie, du sud-est asiatique, de Papouasie et des îles du Pacifique, certaines espèces sont largement cultivées ailleurs comme ornementales mais aussi pour leur bois très dur qui leur vaut le surnom de « bois de fer » ou « chêne-femelle ». Le filao (Casuarina equisetifolia) a aussi été introduit dans de nombreux pays chauds pour sa capacité à prospérer sur des sols pauvres et même salés grâce à sa symbiose avec des bactéries fixatrices d’azote au niveau de ses racines ; il tend à devenir envahissant et élimine la végétation indigène par ses feuilles mortes qui bloquent la germination des autres graines. Ces arbres produisent des petits fruits secs en forme de cônes à écailles pointues dressées.

Finalement, cette découverte de l’ordre des Fagales peut décourager le novice mais en même temps elle nous montre que rien dans le vivant n’est simple, notamment son histoire évolutive ; c’est justement cette complexité extrême qui est passionnante et stimulante, bien plus que les schémas réducteurs et simplistes que nous proposent nombre de philosophies et religions !

Et en plus, les Fagales savent être belles en dépit de leurs petites fleurs : la floraison hivernale du noisetier nous annonce le printemps à venir !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Classification phylogénétique du vivant : voir ci-dessous
  2. Botanique systématique. Une perspective phylogénétique. Judd et al. Ed. De Boeck. 2002
  3. Fossil floral and fruit evidence for the evolution of unusual developmental characters in Fagales. DAVID WINSHIP TAYLOR, SHUSHENG HU and BRUCE H. TIFFNEY. Botanical Journal of the Linnean Society, 2012, 168, 353–376.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Fagales
Page(s) : 469-471 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée
Retrouvez les fruits secs des Fagales de France
Page(s) : Guide des fruits sauvages : Fruits secs