L’ethnobotanique étudie les relations entre les Hommes et les plantes. Parmi ses sujets figure la compréhension des motivations des peuples à nommer de telle ou telle manière telle ou telle plante ; on parle bien sûr ici des noms populaires ou vernaculaires et pas des binômes latins qui désignent les espèces en botanique. Souvent, ces noms incluent des noms d’animaux ou des racines de noms d’animaux de manière récurrente et ces choix nous éclairent sur la perception culturelle des animaux et des plantes dans l’environnement de ces peuples. Une synthèse récente (1) fait le point sur l’exemple de l’ours et de l’usage de son nom dans les noms des plantes (phytonymes). En Eurasie, si on laisse de côté le cas très particulier de l’ours blanc (qui vit dans des régions avec peu de végétation !), il reste l’ours brun depuis la disparition de l’ours des cavernes au Paléolithique : pour des raisons évidentes liées à sa répartition passée et présente, ce lien ours/plantes concerne surtout les pays d’Europe du nord et centrale mais s’étend aux Balkans, en Italie, en France/Espagne et en Turquie/Asie mineure.

Tabous

Ours bruns (parc zoologique du Pal)

Avant d’aborder l’usage du mot ours dans les noms de plantes, il faut s’imprégner de l’importance de cet animal dans la culture, le folklore et la mythologie de nombreux peuples eurasiens, tout comme son « grand rival » en popularité, le loup. Puissant, redoutable, velu, le plus gros animal terrestre en de nombreux pays, fascinant par son hibernation : l’ours brun a toutes les qualités requises pour devenir un animal totémique, omniprésent dans la culture, même longtemps après sa disparition dans plusieurs pays ! Sa puissance et sa dangerosité potentielle en font un animal craint et respecté. Ceci a engendré chez divers peuples nordiques un tabou de langage : on évite de le nommer directement et on utilise à son égard des euphémismes indirects comme « le mangeur de miel », le « vieux » ou « le grand-père », … Dans les langues germaniques, on le surnomme ainsi björn ou bär : « celui qui est brun ».

L’ours brun a frappé nombre de peuples par plusieurs de ses traits de comportement qui évoquent ceux … des humains : sa capacité à se dresser complètement debout ; sa démarche de plantigrade comme nous ; ses accouplements y compris en position couchée allongée ; son goût pour le miel et son régime omnivore ; … ainsi, en a t’on souvent fait un équivalent des humains, faisant partie de nos ancêtres. D’ailleurs, cette confusion inter-espèces a conduit à un autre tabou encore plus fort associé aux femmes. Dès l’Antiquité grecque, le mot qui désigne cette espèce, arktos, est féminin et la constellation marquant le nord est la Grande Ourse. En anglais (to bear) et en germanique (gebären), le verbe « porter », donner naissance est similaire au nom de l’ours !

En Laponie, il existe de nombreux interdits associés aux femmes : ne pas marcher sur la piste de l’ours ; ne pas franchir une porte utilisée par des femmes en portant une dépouille d’ours ; … Les fiancées lapones étaient surnommées ourses et on installait un épicéa coupé dressé sur la porte portant les bans de mariage pour empêcher l’ours de sortir de son hibernation et venir chercher la fiancée. Car, source suprême du tabou, on attribuait volontiers aux ours mâles la capacité de ravir des femmes pour en faire leur compagne !!!

Il faut donc avoir en tête ces interdits pour se dire que même si le nom d’ours a été très usité pour nommer des plantes, il a du y avoir aussi nombre de cas où son nom n’a pas été cité ou utilisé à cause de cela ; ou bien, on le cite indirectement via par exemple la couleur brune !

Le vrai du faux !

 

Une des grandes difficultés dans cette recherche des origines des noms de plantes, c’est que le plus souvent on ne connaît pas les motivations réelles qui ont conduit à poser tel ou tel nom sur telle plante : est-ce vraiment « à cause d’un lien direct avec l’ours » ou est-ce une déformation d’un autre mot ressemblant à ours et qui au fil du temps a été interprété comme signifiant ours alors qu’il n’en est rien. Voici quelques exemples illustrant ce problème (1).

En Suède, les ronces (Rubus sp.) qui produisent les mûres sont nommées björnbär, que l’on pourrait traduire en « baie d’ours » ; or, selon les auteurs de cette étude, la zone d’usage de ce mot concerne le sud du pays …où il n’y a pas d’ours ! Ils soulignent l’existence d’un autre nom populaire pour les ronces : brumbär ou brum signifie feuille ! D’où l’hypothèse que brum aurait été déformé et associé à l’ours sans qu’il n’y ait eu de lien direct ! Cela dit, je me permets d’avancer une autre piste (mais je en suis pas du tout un expert) : en Laponie, on trouve une ronce naine dans les tourbières, la plaquebière ou ronce-mûrier (Rubus chamaemorus) aux gros fruits jaunes à maturité et succulents ; je verrais bien les ours bruns locaux manger ces baies abondantes ; il a suffi ensuite que le nom baie d’ours voyage jusque dans le sud et s’applique alors à d’autres espèces (les ronces classiques) effectivement non consommées par les ours puisqu’il ne sont pas là ?

Le second exemple est plus probant : en anglais on nomme des plantes grimpantes bearbind (mot à mot « grimpante d’ours ») : la clématite vigne blanche, la renouée liseron et le liseron des champs. Or, dans ce pays, les ours ont disparu depuis très longtemps et ces plantes n’ont aucun lien a priori avec ces animaux. En fait, dans ce nom commun, bear vient du vieil anglais beow qui signifie … orge ; donc ce sont des plantes qui grimpent sur les cultures dont l’orge ! De même dans un comté anglais, les espèces d’orges cultivées sont nommées bere-barley (bere, proche de bear) : là aussi bere signifie en fait orge !

Dernier cas troublant : la primevère auricule montagnarde est connue sous le surnom d’Oreille d’ours » en français et Bear’s ears en anglais ; mais en Ecosse, on la trouve aussi sous l’appellation boar’s ears (oreille de sanglier) et dans le sud de l’Angleterre son nom change complètement et prend la forme baziers ou basiers ! Donc, bien malin qui pourrait affirmer que pour cette plante, c’est sûr que l’ours a servi de référence pour la nommer !

Noms d’ours !

Voyons quelques exemples de noms de plantes avec la racine ours parmi les centaines cités dans cette étude. L’aspect velu ou hérissé a suscité divers noms composés évocateurs : les lycopodes sont les « pattes », les « pied » ou le « pelage » d’ours dans diverses langues nordiques ou orientales ; en Suédois, ils deviennent la « mousse d’ours » car on confondait ces plantes avec des mousses. Les prêles, connues par ailleurs comme « queue-de-cheval » deviennent en Hongrie la barbe, la queue ou la moustache d’ours !

Nombre de plantes à baies supposées ou réellement consommées par les ours portent le nom de « baies d’ours ». Souvent, cette appellation signifie en fait que ces fruits ont peu d’intérêt pour l’homme voire peuvent être toxiques : ainsi les cenelles des aubépines deviennent les pommes d’ours en Bulgarie ou poires d’ours en Slovénie et en Italie. Les groseilliers sauvages (comme le groseillier alpin aux fruits très acides) sont des raisins d’ours et l’oxalis petite oseille, l’oseille d’ours ! D’ailleurs, selon les pays, ces mêmes plantes se voient rapporter à d’autres animaux comme le chien ou le porc pour signifier ce côté négatif. Il y a une exception notoire avec le cèpe de Bordeaux qui en russe devient le champignon d’ours !

Les croyances populaires ou l’imagination des enfants (qui souvent gardaient les troupeaux dans la montagne et croisaient des ours) ont suscité des noms surprenants ; ainsi les Lycoperdons, ces champignons en forme de boules et qui éclatent à maturité en libérant un nuage de spores, étaient nommés « tabac d’ours » : on disait que les ours venaient se rouler dans des clairières parsemées de ces champignons pour se débarrasser de leurs puces ! Notons qu’en France on les nomme … vesses-de-loup (et le radical Lyco du nom latin signifie loup) !

Dans les jardins, on connaît les oreilles d’ours, les épiaires laineuses, dont le nom renvoie plus au côté velu dense qu’à la forme allongée des feuilles.

Motivations variées

L’équipe d’auteurs de cette étude a recensé tous les noms de plantes populaires contenant sous une forme ou une autre la racine ours et ce dans des dizaines de langues eurasiennes et turques et ils ont cherché autant que faire ce peu (voir ci-dessus) à identifier tous les noms ayant un lien réel avec l’ours et à déterminer quelle motivation avait conduit à se référer à l’ours. Ils arrivent ainsi à une base de données conséquente de centaines de noms et de plantes à partir de laquelle émergent des tendances fortes. Laissons de côté les 13% d’origine inconnue et les 22% de motivations multiples (plusieurs symboliques à la fois) pour aller voir vers les cas précis.

La motivation la plus forte semble être la forme de la plante qui ressemble à une partie de l’animal (17% des cas) ; ainsi nombre de plantes avec de grandes feuilles un peu rondes portent le nom de « patte d’ours » (bear’s paw). Le populage des marais (ou aussi le calla des marais) porte un tel nom en russe, en biélorusse, en norvégien ou en estonien.

Vient ensuite de manière inattendue (15%)  l’empreinte du … latin! Comme les textes antiques et moyenâgeux ont repris les dénominations latines et qu’ensuite le système linnéen s’est imposé, le latin s’est imposé jusque dans les appellations populaires. Plus un même nom se retrouve dans un grand nombre de langues différentes à travers l’Europe, plus la prégnance du latin peut être suspectée.

L’ail des ours (Allium ursinum) est une autre plante très largement associée aux ours dans presque toutes les langues eurasiennes ; elle est répandue dans les hêtraies d’altitude et les ours déterrent ses bulbes au printemps.

Tel est le cas du raisin d’ours dont plus de 80 noms du type « baies d’ours ou raisin d’ours » ont été recensés en Eurasie. Il faut dire que son nom latin fait une double référence à ce lien alimentaire avec l’ours : Arctostaphylos uva-ursi (mot-à-mot : « grappes d’ours – raisin d’ours).

Un cas particulier concerne l’acanthe et sa célèbre feuille qui a inspiré l’Antiquité par sa forme découpée ; il portait le nom de branca-ursina (patte d’ours griffue) repris en latin médiéval et transféré ensuite en France sur … la grande Berce ! En anglais, l’acanthe est aussi surnommé bear’s breeches que l’on peut traduire par « fesses d’ours » !

Les plantes utilisées comme source de nourriture par les ours arrivent en 3ème position avec 7% des cas. Les observations des bergers dans les montagnes ont du jouer pour beaucoup dans ces appellations d’autant que l’on accordait une certaine importance aux choix des ours, réputés comme étant capables d’automédication (encore une proximité avec les humains). La grande berce et la laitue des alpes font ainsi partie des plantes recherchées au printemps (jeunes pousses) par les ours au sortir de l’hibernation. Cependant, des plantes régulièrement consommées ne figurent pas dans ce recensement : ceci signifie que la motivation pour la relier aux ours dépend aussi de leur intérêt pour l’Homme. Viennent enfin les croyances populaires, le folklore (5%), l’aspect de la plante (rugueuse, velue) (7%), la grande taille (seulement 3% !), le caractère sauvage de la plante (loin des hommes) (2%).

Hit parade

Nous fournissons ci-dessus le hit-parade des plantes les plus concernées par des noms contenant la racine ours avec en tête le raisin d’ours.

Cependant, la plante qui a reçu le plus de noms différents comprenant la racine ours est la Grande Berce (en incluant la berce de Sibérie qui est une espèce proche aussi présente en France), assez inattendue a priori mais apparemment, c’est une plante recherchée par les ours au printemps au sortir de l’hibernation et d’autre part, dans les pays nordiques et d’Europe centrale, elle est très consommée notamment en soupe ou bortsch. Ainsi, l’étude a recensé 14 phytonymes avec ours en langue germanique, 5 en Estonie, 3 en Suède, 3 en Serbie, 2 en Slovénie, 2 en Bulgarie, 4 en Tchéquie, 3 en Finlande, 3 en Hongrie, 1 en =Russie, 4 en Croatie et 1 en Angleterre ! Plus surprenante est la liste des mots accolés à ours pour désigner cette plante avec pratiquement toute la morphologie de l’ours qui y passe : griffe (d’ours), pied, pas, oreilles, plante des pieds, sabot, ongle, jambe, doigts, crâne. On trouve aussi des noms la rapprochant d’autres nourritures : feuilles de chou (d’ours), chou, cumin, lycopode, peuplier (le tremble est consommé par les ours), brandy. Les tiges fortes et creuses apparaissent avec les noms de pipe d’ours ou de sifflet. N’oublions pas le déjà cité « bear ‘s breeches » qui proviendrait de l’acanthe (voir ci-dessus). Remarquons toutefois que cette plante réunit d’autres critères susceptibles de motiver des liens indirects avec l’ours : sa grande taille et la rudesse de son revêtement de poils.

Tout ceci nous illustre l’intense relation qui liait plantes/animaux et hommes dans leur environnement, une relation qui nous paraît désormais bien lointaine : on voit mal les enfants (et les adultes !) d’aujourd’hui fournir des noms imaginaires pour désigner des animaux de leur environnement proche … sauf les monstres virtuels de leurs écrans !!

Grande berce : la plante aux ours par excellence !

BIBLIOGRAPHIE

  1. The bear in Eurasian plant names: motivations and models. Valeria Kolosova et al. Journal of Ethnobiology and Ethnomedicine (2017) 13:14
  2. Dictionnaire culturel de la langue française. Le Robert

A retrouver dans nos ouvrages

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