Ammophila arenaria

En dépit de son nom familier à de nombreuses personnes (dont les cruciverbistes), l’oyat reste souvent méconnu du fait de son statut de membre de la famille des Graminées ou Poacées, une famille très riche de centaines d’espèces qui se ressemblent un peu toutes pour le néophyte et que l’on résume le plus souvent au seul terme d’herbes ! Pourtant, bien peu de gens ne l’ont pas croisé dans leur vie tant cette espèce abonde dans la majorité des dunes de notre littoral. Mais il est vrai qu’il y côtoie d’autres graminées avec lesquelles on peut aisément le confondre ! Un autre aspect a contribué à la popularité de l’oyat (connu encore sous le nom populaire de gourbet) : son usage comme plante miracle pour restaurer les dunes abimées ou détruites par les activités humaines. Comment cette graminée réussit-elle à reconquérir ces espaces abimés et soumis pourtant à des conditions extrêmes ?  

Suréquipé 

L’oyat se comporte en super spécialiste car il fait partie du petit lot des rares espèces végétales capables d’affronter et de surmonter les conditions extrêmes qui règnent sur l’avant dune et son sommet, face à la mer (voir les trois autres chroniques sur ce thème) : la lumière intense, le vent violent, le sable projeté qui bouge sans cesse, le sel dans les embruns, l’eau de pluie qui s’infiltre dans le sable, les vagues lors des tempêtes et des plus hautes marées et Homo balnearius, et son piétinement incessant et ses infrastructures omniprésentes.

L’oyat dispose évidemment d’une batterie de traits adaptés à cet environnement très contraignant : il forme des touffes fortes bloquant le sable ; les tiges raides résistent aux cisaillements des vents violents ; les feuilles très étroites font penser à des joncs et offrent donc peu de surface au dessèchement ; elles s’enroulent sur elles-mêmes par temps sec, ménageant à l’intérieur des cryptes tapissées de poils qui entretiennent une micro-atmosphère plus humide et limitent les pertes en eau ; une cuticule cireuse épaisse recouvre les feuilles et les protège du dessèchement et des frottements abrasifs des grains de sable.

Pied de la dune colonisé par le chiendent piquant ; l’oyat, lui se tient juste en arrière sur l’avant-dune.

Néanmoins, il craint relativement le sel direct de l’eau de mer et ne colonise pas la base de la dune soumise régulièrement au contact avec les plus hautes marées de vives eaux ; il cède la place à une autre graminée conquérante, d’un vert sombre et aux feuilles plus larges, le chiendent des sables ou chiendent piquant ; ce dernier participe aussi à la rétention du sable mais dans une moindre mesure. 

Mais l’arme fatale décisive de l’oyat se situe sous terre : la souche d’où partent les tiges et feuilles élabore en permanence un réseau très ramifié de tiges horizontales jaunâtres rampantes, des rhizomes, qui progressent à faible profondeur et peuvent parcourir près de dix mètres par an ! Sur ces rhizomes se forment de nouvelles touffes qui montent à la verticale. Si une touffe se trouve enfouie, elle réagit en émettant des rhizomes verticaux qui émergent et régénèrent la touffe enterrée. Ainsi, ses touffes et cette armature souterraine de rhizomes retiennent et fixent le sable soufflé par le vent depuis la plage. Par contre, l’oyat ne résiste pas au déchaussement complet ni au piétinement du sable qui provoque un tassement du substrat. 

Mondialisation  

L’oyat est originaire des côtes tempérées du nord-ouest de l’Europe donc dans l’hémisphère Nord. Il occupe donc une zone climatique tempérée à relativement froide. En France, il est représenté par deux sous-espèces : l’une, la sous-espèce type (arenaria) sur toute la façade atlantique et l’autre, très proche (sous-espèce arundinacea) sur le littoral de la Méditerranée.

On l’a utilisé à grande échelle pour restaurer ou stabiliser des dunes mobiles ou détériorées notamment aux Pays-Bas dans le cadre du vaste plan anti-inondation mis en place après la submersion catastrophique de 1953 mais aussi sur le littoral français. Traditionnellement, on plante des paquets de 3-6 tiges (collectées dans des peuplements naturels vigoureux) dans des trous profonds de 10 à 20cm et écartés de 30 à 60cm les uns des autres. Rapidement, les tiges de ces touffes artificielles émettent de nouvelles tiges et des rhizomes à partir des bourgeons à leur base. Cette méthode très efficace présente néanmoins l’inconvénient d’être coûteuse (main d’œuvre) ; on peut aussi semer des graines ou des morceaux de rhizomes récoltés. 

Dès le 19ème siècle, on a commencé à exporter l’oyat et cette technique à l’échelle de la planète pour les mêmes usages. Ainsi, on l’a introduit en 1868 aux USA sur la côte Ouest depuis l’Australie et la Tasmanie (où il avait été introduit auparavant), dans les années 1870 en Afrique du sud et en 1873 en Nouvelle-Zélande. Sauf que, ainsi introduit à grande échelle dans des dunes naturelles, l’oyat n’a pas manqué de se naturaliser vu ses capacités remarquables d’adaptation. En Afrique du sud, il semble limité par le manque de précipitations et ne progresse guère ; par contre, dans les autres pays et tout particulièrement en Nouvelle-Zélande, l’oyat est devenu très invasif au point d’occuper de manière presque exclusive 95% des systèmes dunaires du pays et d’y annihiler la végétation spécifique locale et de modifier radicalement la structure des dunes (voir ci-dessous). 

Cabotage 

Rhizome émergeant du sable

De ce fait, des études approfondies ont été entreprises en Nouvelle-Zélande sur cette espèce notamment pour comprendre les ses modes de dispersion et anticiper ou limiter son arrivée sur les quelques dizaines de massifs dunaires restant non encore envahis (comme sur l’île Stewart par exemple). On sait depuis longtemps que le principal mode dispersion à grande distance se fait via les fragments de rhizomes déterrés lors des tempêtes qui entament l’avant dune au plus près de la plage et ensuite emportés par les courants et dérivant le long des côtes. Certes, l’oyat produit de nombreuses graines avec ses longs épis très denses de centaines de fleurs élémentaires mais elles ne sont dispersées que dans l’environnement immédiat participant à l’extension des colonies sur place. Une première étude ancienne avait déterminé les limites de cette dispersion en expérimentant sur des courts morceaux de rhizomes : d’après les résultats obtenus alors, on pensait que ces rhizomes ne flottaient pas plus de 5 à 6 jours avant de couler ; ils devaient donc être déposés au pied d’une dune avant ce délai assez court. Un rapide calcul d’après les vitesses des courants locaux en Nouvelle-Zélande avait alors estimé que ces rhizomes ne pouvaient donc parcourir pas plus de 100 à 250 km. 

Sur le terrain, les scientifiques chargés de la conservation ont commencé à mettre en doute ces estimations et une nouvelle étude fut entreprise avec cette fois des longs morceaux de rhizomes ce qui correspond en fait à la réalité du terrain. Et là, les nouveaux résultats apportent un tout autre éclairage : ils peuvent en fait flotter sans couler pendant … 161 jours ! En fait, le facteur limitant n’est pas ce temps de flottaison mais la durée de la viabilité de ces rhizomes trempés dans l’eau de mer qui ne semble pas dépasser 70 jours. Avec cette nouvelle référence, on découvre que les rhizomes peuvent parcourir 600 à 1200 kms en 70 jours, … soit la longueur totale de l’archipel néo-zélandais ! Un seul fragment échoué en haut d’une plage peut suffire à coloniser un nouveau site.

Cette étude apporte une nouvelle information : les rhizomes immergés dans l’eau de mer en hiver résistent plus longtemps ; la température plus basse des eaux à cette époque par ailleurs très favorable au déterrage de rhizomes (tempêtes) semble prolonger la viabilité de ces rhizomes. Ceci traduit sans doute l’origine tempérée de l’oyat. 

Rehausseur 

Dune surbaissée largement colonisée par les oyats

A l’occasion d’une opération d’une restauration de dunes endommagées dans le nord de la Bretagne, un suivi à long terme a été mis en place pour étudier l’évolution de la morphologie de la dune et sa végétation spontanée : on a donc implanté des « barrières » (ganivelles) et planté des oyats. Au bout de dix ans, on constate une nette transformation de la topographie de ces dunes ainsi replantées d’oyat : l’avant dune, pratiquement anéantie au début de l’opération, a progressé de 1,5 à 2m en hauteur ; une double crête s’est formée au sommet de la dune ; les oyats avec leurs touffes piègent le sable soufflé depuis la plage qui ainsi s’accumule. Par contre, l’arrière-dune, le creux en arrière de la dune mobile, a très peu progressé en hauteur, coupé de l’approvisionnement en sable depuis la plage par la nouvelle dune reconstituée. D’un point de vue paysager  et fonctionnel, l’opération est donc réussie et la dune tend à se fixer. 

Par contre, du point de vue de la biodiversité, la végétation originelle riche en espèces spécialisées est loin d’être revenue comme le montrent les relevés de végétation effectués.  L’arrière dune notamment ne se reconstitue pas, privée désormais de l’apport de sable. La dune en perdant de sa mobilité perd aussi de sa diversité en espèces végétales. Il faut cependant prendre en compte aussi d’autres facteurs dont l’ampleur de la dégradation à l’origine des travaux et l’isolement relatif de ce massif dunaire : sans un apport extérieur de graines et de fruits, le retour d’une végétation spontanée originelle devient problématique. Ceci indique en tout cas que les plantations d’oyat, pour bénéfiques qu’elles puissent être, ne devraient pas forcément être généralisées sur des dunes semi-fixées sous peine d’appauvrir nettement la biodiversité végétale et altérer la valeur de conservation de ces milieux très originaux. Souvent ce qui prévaut reste l’intérêt économique : fixer à tout prix la dune pour éviter les désagréments associés et faciliter l’aménagement touristique et augmenter les infrastructures ! On retrouve la même problématique qu’avec les rivières que l’on cherche à canaliser à tout prix sans leur laisser d’espace de liberté pour l’étalement des crues : on coupe ainsi la dynamique de ces milieux pour lesquels des perturbations naturelles répétées constituent un élément clé. 

« Destructeur » 

Dune étroite fortement colonisée par les oyats

Dans plusieurs des pays de l’Hémisphère sud où il a été volontairement introduit pour justement fixer des dunes, l’oyat s’est rapidement naturalisé et a pris localement un caractère fortement invasif, dominant entièrement la dune et éliminant la végétation indigène. C’est le cas en Nouvelle-Zélande où les effets de cette implantation prennent une tournure spectaculaire. Sur un site étudié, on a reconstitué à partir de photos aériennes les transformations majeures de l’environnement dunaire. Il y a quarante ans, on avait là, comme sur la majeure partie des côtes néo-zélandaises, des systèmes dunaires naturels très originaux, typiques de l’hémisphère sud tempéré, de dunes dites paraboliques, en forme de U au creux tourné vers la mer, très basses, précédées d’un creux aplati caillouteux en lien avec la plage où le vent arrache le sable et le souffle au-dessus. De ce système chaotique fait de bosses et de creux, très mouvant, l’oyat en a fait une véritable muraille de Chine de 11 mètres de haut, densément végétalisée et pratiquement fixée. La présence de l’oyat ralentit fortement la vitesse du vent au ras du sable de 60 à 70%. La végétation indigène était dominée par le pingao, une espèce de carex au feuillage jaunâtre (Ficinia spiralis) qui s’étale amis ne forme pas de touffes volumineuses comme celles de l’oyat qui engendrent des courants en spirales (vortex) facilitant le dépôt du sable et son accumulation sur place. Le même processus a été observé sur la côte ouest des USA avec une végétation indigène différente. Autant dire que, par ailleurs, l’arrière dune de ces systèmes ainsi métamorphosés voit encore plus sa végétation originelle disparaître, privée définitivement de tout apport de sable. 

Arrière dune

Point faible

On a l’impression que l’oyat se comporte en espèce invincible que rien ne peut arrêter. Pourtant, dans son milieu d’origine, en Europe de l’Ouest donc, on constate partout que, une fois la dune stabilisée, l’oyat perdure un temps mais se met à dégénérer graduellement : il y a de plus en plus de tiges et feuilles mortes ; la floraison décline ; les nouvelles racines formées restent courtes ; … l’oyat finit par disparaître. Si on tente de replanter de nouveaux pieds, ils ne redeviennent jamais vigoureux comme ceux qui les ont précédé. Tout se passe comme si l’oyat, dès lors qu’il ne subit plus d’enfouissement régulier par du sable en mouvement, périclitait, privé de son environnement extrême où il prospérait. Ainsi, il ouvre la possibilité, à long terme, d’un retour de nouvelles conditions favorables à une remobilisation du sable et une reprise de la mobilité à la suite d’une forte perturbation naturelle (tempête majeure par exemple). 

Touffe d’oyat en voie de dégénérescence

Diverses explications ont été avancées pour expliquer ce dépérissement post-combat. Le sable soufflé apportait avec lui des déchets de la plage (dont des laisses de mer avec des algues, des coquilles, …) : l’oyat ne trouverait plus alors assez de nutriments dans le sable lui permettant de renouveler son imposant système racinaire. Dans ce nouvel environnement stabilisé, l’oyat voit aussi sans doute augmenter fortement le nombre de ses compétiteurs maintenant que le milieu n’est plus extrême. Peut être aussi que le tassement du sable (accentué éventuellement par le piétinement humain) devient néfaste à la survie des racines ? 

Des études approfondies ont détecté une autre cause majeure possible pouvant expliquer ce dépérissement : la forte augmentation autour des racines de champignons du sol pathogènes et de nématodes (sortes de vers) qui détruisent les racines en s’en nourrissant. Le développement de cette « faune » racinaire expliquerait grandement ce déclin mais sans que l’on puisse dire si elle est une cause ou une conséquence (moins de vigueur). 

Relâchement 

Mais alors pourquoi dans l’hémisphère sud n’observe t’on pas ce déclin post-colonisation ?  L’oyat au contraire se maintient à long terme une fois la dune stabilisée bloquant encore plus toute possibilité d’ouverture d’un nouveau cycle de mobilité. Une étude a comparé la composition de la communauté de nématodes vivant autour des racines des oyats à la fois dans son aire originelle et là où il a été introduit. Si on ne trouve pas de différence de nombre d’espèces différentes de ces nématodes dans l’aire originelle par rapport à l’aire d’introduction, on constate par contre qu’une catégorie de ces nématodes diffère : les endoparasites (vivant à l’intérieur des racines) sédentaires, des espèces spécialistes, qui induisent des kystes ou des nodules et sont absents dans l’Hémisphère sud. Ainsi l’oyat bénéficierait là-bas d’un relâchement net de cette pression de prédation sur les racines et pourrait prospérer y compris sur le long terme. Par contre sur la côte ouest des USA où il a été introduit (hémisphère Nord donc), on n’observe pas cette anomalie. Alors pourquoi dans l’hémisphère sud et pas dans l’hémisphère nord ? Une des pistes envisagées serait une forte interaction entre les nématodes et les champignons du sol, qu’ils soient pathogènes ou au contraire protecteurs comme ceux engagés dans les associations avec les racines (mycorhizes). On a aussi découvert que dans son aire originelle, la quantité de ces nématodes clés (endoparasites sédentaires) diminuait au fur et à mesure que l’on s’approchait des limites extrêmes de son aire de répartition. Il y a là une voie de recherche en pleine ébullition avec notamment des études sur la sous-espèce méditerranéenne aux limites sud de son aire spontanée. 

Cet exemple illustre bien l’extraordinaire complexité des interactions entre espèces, imprévisibles dans leurs effets mais terriblement visibles quand l’espèce se trouve hors de son contexte naturel. On ne mondialise pas la biodiversité comme une marchandise : si on veut restaurer des dunes américaines ou néo-zélandaises, on ne peut le faire qu’avec des espèces indigènes sous peine d’ouvrir la boîte de Pandore ! 

BIBLIOGRAPHIE 

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