Marmota marmota

Quand je randonne dans les Alpes avec mes appareils photos en bandoulière, immanquablement, dès que je croise des promeneurs, j’ai droit à la question « Vous avez vu des marmottes ? ». Effectivement, la marmotte reste, côté animal, l’icône incontournable de la balade dans les alpages ; elle concentre à elle seule l’essentiel de l’attrait de la haute montagne pour le grand public et constitue à ce titre un atout touristique majeur (1), nettement devant les chamois par exemple. Pour autant, la marmotte est-elle « bien payée en retour » et bénéficie t’elle de cet engouement ou en pâtit-elle ? Quiconque s’est promené dans ces lieux a pu remarquer la fréquence des fameux coups de sifflet servant de signaux d’alarme quand on traverse une « zone à marmottes ». Plusieurs études se sont attachées à évaluer cet impact des promeneurs de différentes catégories sur la vie et la survie des marmottes.

Repéré !

Eté capital

Avant de détailler ces études, il faut s’attarder un peu sur le « cas marmotte » très particulier. Chacun sait que ces animaux hibernent dans des terriers profonds dans lesquels ils passent cinq à six mois de l’année (de début octobre à avril environ) en vie ralentie, sans manger, ne survivant que grâce à la couche de graisse qu’ils ont élaboré . Elles alternent au cours de cette durée, des phases de torpeur profonde avec une baisse forte de la température interne et des phases de réveil au cours desquelles la température remonte temporairement. D’ailleurs au cours de ces phases de réveil, indispensables pour rester sensible à d’éventuels changements dans l’environnement et éliminer l’urine produite, elles brûlent 90% de leurs réserves de graisse !

La contrepartie de ce processus idéal pour passer l’hiver dans un environnement hyper hostile, dépourvu de toute nourriture tout en étant à l’abri des prédateurs, reste la nécessaire constitution de réserves de graisse suffisantes pour justement tenir tout l’hiver dans cet état et avoir assez d’énergie au printemps pour entreprendre la reproduction. Or, la marmotte ne dispose concrètement que des six mois restants pour reconstituer ses réserves de graisse en consommant des végétaux dans un rayon plus ou moins étendu autour des terriers de refuge. A ces six mois, il faut enlever les « arrêts de jeu » : les périodes de très mauvais temps avec par exemple des chutes de neige tardives qui rendent momentanément la nourriture indisponible ; les périodes de danger quand un aigle royal rôde dans le secteur ; … Autrement dit, tout événement qui entame le temps passé par les marmottes à se nourrir (et donc à se « remplumer ») représente un risque potentiel de ne pas atteindre l’objectif indispensable de la constitution d’une couche de graisse.

Famille de marmottes installée dans un alpage.

Homme = danger

Les promeneurs le savent bien : les marmottes restent très méfiantes et il n’est pas facile de les photographier et même de les observer. Ces animaux ont développé au cours de l’évolution des comportements anti-prédateurs adaptés à un environnement très ouvert avec des prédateurs terrestres (renard) mais aussi et surtout aériens (aigle royal) pouvant surgir de n’importe où et profiter des replis et reliefs du terrain pour une approche snas être vus. Historiquement, les marmottes ont eu à subir aussi une pression de chasse de la part des humains avec, entre autres, la pratique du déterrage en automne (chaver en patois local) : on les consommait en civet ou on utilisait leurs peaux et avec leur graisse on préparait de l’huile d’éclairage ou des pommades pour soigner les articulations. Donc, pour les marmottes (comme d’ailleurs pour les moutons en situation semi-libre en estive) les hommes restent perçus comme une menace, surtout s’ils sont accompagnés de leur fidèle compagnon, le chien !

Face à ces dangers, les marmottes qui vivent en colonies centrées sur des terriers réagissent en trois temps : les comportements de vigilance (monter la garde) qui imposent des temps d’arrêt où l’animal se redresse, scrute et écoute et cesse donc de se nourrir (elle pâture en position « à quatre pattes ») ; l’alarme avec les fameux coups de sifflet si sonores et très bien adaptés à cet environnement où l’écho les portent très loin : les individus plus ou moins éloignés cessent de se nourrir et courent pour revenir vers les terriers dont ils ont pu et doivent s’éloigner pour trouver de la nourriture ; la fuite vers le terrier où elles se réfugient. Une étude menée en Suisse (2) dans une zone touristique montre qu’en moyenne, après un dérangement conduisant à la fuite vers le terrier, les animaux ressortent dans les dix minutes qui suivent sauf quand il y a un chien en liberté avec les promeneurs où le temps de repli peut atteindre 30 minutes. D’emblée, dans les zones très fréquentées, on pressent que sur une journée les dérangements cumulés doivent représenter une gêne considérable pour les marmottes et obérer leur capacité à se nourrir.

Il manque le son qui accompagne l’alerte maximale indiquée par la station presque verticale.

Des réactions graduées

Si le promeneurs se déplacent le long des sentiers délimités, les marmottes apprennent à prendre en compte les passages répétés

Les chercheurs suisses ont simulé cinq activités nature aux abords de colonies de marmottes situées dans des zones très fréquentées : des marcheurs qui suivent le sentier passant près des colonies ; des marcheurs hors sentier tout en restant à distance des colonies ; des marcheurs hors sentier qui circulent partout ; des marcheurs sur sentier avec un chien en laisse ; des marcheurs avec un chien au bout d’une longue laisse de dix mètres (comme s’il était libre). Ils observent à chaque fois la réaction des marmottes en termes de vigilance, d’alarme et de fuite. La réaction semble bien graduée en fonction du type de randonneur : faible pour des marcheurs sur sentier, elle augmente en cas de hors piste se rapprochant des colonies et devient maximale en présence d’un chien même tenu en laisse courte. Tant qu’ils restent sur le sentier, les promeneurs restent prévisibles pour les marmottes et elles semblent donc apprendre à tempérer leur réaction inappropriée. Les marcheurs hors piste maintiennent un sentiment d’insécurité en étant imprévisibles et en pouvant s’interposer entre un animal et son terrier, coupant ainsi sa retraite. La réaction vis-à-vis des chiens s’explique probablement par l’analogie avec les renards ; elle justifie l’interdiction de ces animaux domestiques dans l’enceinte des parcs nationaux et doit nous rappeler l’extrême importance, si on a un chien, de le tenir ne laisse courte en permanence. Dans les parcs suisses où la réglementation est très stricte à cet égard, les marmottes deviennent bien plus visibles près de leurs terriers sans être dérangées par les promeneurs sur sentiers.

De plus en plus de sites naturels sensibles interdisent l’accès aux chiens même tenus en laisse pour la sauvegarde de la faune très sensible à leur présence.

Variations des réactions

Une autre étude (3) conduite dans le parc du Grand Paradis en Italie a évalué la distance de fuite par rapport à la présence humaine et ses variations. Elle est plus faible près des sentiers fréquentés que près des sentiers peu fréquentés : ceci pointe une certaine capacité d’accoutumance ou d’habituation de la part des marmottes sur laquelle nous allons revenir (paragraphe suivant). Elle ne varie pas significativement entre le début du printemps (sortie d’hibernation) et le début de l’automne : l’hibernation ne « remet pas les pendules à zéro » : les marmottes conservent la mémoire des dérangements. La distance de fuite augmente si le promeneur se trouve entre la marmotte et son terrier : logique, car le danger devient plus important pour elle ! Elle s’abaisse vers midi dans la journée et reste plus faible chez les jeunes que chez les adultes. Tout ceci montre une certaine flexibilité de ces comportements d’alarme et de fuite qui pourtant persistent alors que dans la réalité il n’y a pratiquement plus aucun danger réel pour les marmottes. Le comportement des jeunes indique aussi que ces réactions requièrent un apprentissage ou ne se mettent en place qu’au cours du développement.

La part de la vigilance

Une troisième étude (4) a été menée aux +U.S.A., dans les Rocheuses, sur une espèce très proche de la marmotte européenne, la marmotte à ventre jaune (M. flaviventris), connue là-bas sous l’appellation de rock chuck. Sur le site étudié, il y a une intense activité touristique avec en plus des marcheurs des vélos et de la circulation automobile. Les résultats montrent que les marmottes augmentent les temps de vigilance (qui empiètent moins sur leurs temps de nourrissage) et réduisent par contre les distances de fuite ce qui conduit au final à fuir moins souvent « pour rien ». Elles se montrent plus réactives par rapport aux piétons qu’aux vélos ce qui rejoint l’hypothèse de la prévisibilité des comportements, les vélos restant plus confinés sur les sentiers. Elles tolèrent des approches plus près dès lors que le trafic de véhicules augmente ce qui confirme aussi une certaine habituation progressive. Ces résultats ne doivent pas faire penser pour autant que cette accoutumance soit rapide et automatique : elle prend du temps et les comportements imprévisibles (marcheurs hors sentier ou chiens) contribuent à casser cette accoutumance.

Là aussi, les jeunes passent moins de temps à surveiller et tolèrent des approches plus serrées de la part des vélos par exemple. Donc les marmottes finissent par se montrer capables de mesurer le risque et d’apprendre à adopter des distances de fuite moindres en augmentant le temps alloué à la vigilance ce qui affecte quand même un peu leur temps de nourrissage.

Effet collatéral

La fréquentation touristique semble pourtant avoir un effet très bénéfique indirect sur les colonies de marmottes : éloigner les prédateurs qui, pour la plupart, sont des animaux craintifs. Ainsi aux U.S.A., les principaux prédateurs identifiés sont essentiellement terrestres (ours noir, blaireau américain, coyote, ..) et fuient les zones fréquentées. On parle d’un effet « bouclier humain » (5) (expression un peu malheureuse vu son autre sens !). On imagine bien que dans les Alpes, les aigles royaux ne doivent guère s’attaquer aux marmottes là où la fréquentation est forte compte tenu leur caractère farouche.

Par contre, il se pourrait qu’il y a ait des effets pervers difficiles à mesurer pour l’instant avec des prédateurs plus adaptables comme les renards ou les hermines, capables eux aussi de s’accoutumer (voire de profiter) aux dérangements générés par les touristes. Peut être aussi que cela favorise la prédation nocturne ou crépusculaire quand les promeneurs ont quasiment disparu du cadre et que certains prédateurs ont modifié leurs habitudes.

En tout cas, ces études doivent nous interpeller, chacun de nous, sur nos comportements dans de tels milieux. Je me sens un peu mal à l’aise, moi qui pratique sans cesse le hors sentier pour aller faire des photos de fleurs et s’éloigner un peu de la foule ! Par contre, en tant que maître d’un chien, je reste inflexible sur un point : ne jamais lâcher son chien dès lors qu’on se promène, même dans la nature ordinaire ! Et ce n’est parce que les marmottes fuient d’un peu moins loin qu’il faut aller les embêter au plus près pour provoquer leur fuite finale : leur survie en dépend !

Tenir son chien en laisse dans la « nature » : un impératif pour un comportement écologiquement responsable au minimum

BIBLIOGRAPHIE

  1. Valeur récréative d’une espèce sauvage en France : la marmotte alpine. Raymond Ramousse
  2. BEHAVIOUR OF MARMOTS Marmota marmota UNDER THE INFLUENCE OF DIFFERENT HIKING ACTIVITIES. Bruno Mainini, Peter Neuhaus & Paul Ingold. Biological Conservation 1993,64, 161-164.
  3. Seasonal habituation to human activities in alpine marmots (Marmota marmota) in the Gran Paradiso National Park, Italy. Julia Greulich. University of Freiburg. 2015
  4. Quantifying human disturbance on antipredator behavior and flush initiation distance in yellow-bellied marmots. Chunwang Li, Raquel Monclús, Terry L. Maul, Zhigang Jiang, Daniel T. Blumstein. Applied Animal Behaviour Science 129 (2011) 146–152
  5. How Nature-Based Tourism Might Increase Prey Vulnerability to Predators. Benjamin Geffroy,Diogo S.M. Samia, Eduardo Bessa, and Daniel T. Blumstein. Trends in Ecology & Evolution, 2005