Meloe

02/05/2020. Les méloés sont de drôles de « scarabées », sans doute parmi les plus étranges des coléoptères de notre faune avec une quinzaine d’espèces assez proches. Leur étrangeté tient autant à leur aspect, loin des canons cuirassés des coléoptères en général, qu’à leur cycle de vie des plus surprenants. Ils ont à leur avantage d’être très faciles à observer car ils ne volent pas, se déplacent lentement et présentent une belle taille et une coloration qui les rend très visibles : de beaux sujets pour les photographes naturalistes amateurs même si ces insectes sont peu répandus.

Un abdomen démesuré digne d’une reine termite !

Gros lourdauds 

Reconnaître un méloé : rien de plus facile tant ces scarabées sont « typés ». Au delà de leur belle taille allant de 1 à 4,5cm, c’est leur silhouette trapue et lourdaude qui saute aux yeux avec, surtout chez les femelles, un énorme abdomen qui occupe les ¾ du corps ; les mâles sont moins grandes que les femelles avec un abdomen beaucoup moins développé. Pour autant, le surnom d’enfle-bœuf n’a rien à voir avec ce ventre volumineux (voir le paragraphe sur la saignée réflexe) ! 

Une seule paire d’ailes : deux élytres réduits et comme rejetés sur les côtés par le volumineux abdomen de cette femelle

Ajoutez la coloration entièrement noire à bleu noirâtre irisé avec des reflets métalliques changeants qui leur donne un aspect brillant en dépit de leur livrée sombre. Enfin,  il y a une seule paire d’ailes très réduites : deux élytres (ailes supérieures dures qui recouvrent tout l’abdomen chez la majorité des coléoptères), tronquées, et plaquées juste en arrière du thorax. Ainsi, l’essentiel de l’abdomen se trouve entièrement découvert chez la femelle mais chez le mâle ces élytres peuvent ne recouvrir une bonne partie. Terminons ce portrait rapide avec la tête ronde qui porte une paire d’antennes bien développées. 

Femelle de méloé : noter les articles centraux épaissis des antennes

Les antennes des mâles présentent un coude marqué (presque à 90°) au niveau du sixième ou septième article mais ceci ne vaut que pour les deux espèces les plus communes : le méloé violacé (Meloe violaceus) et le méloé ténébreux (M. proscarabaeus).

Antennes très coudées donc mâle ; dépression ou sillon en travers de la base du thorax donc méloé violacé

Pour distinguer ces deux espèces les plus répandues, il faut d’abord vérifier si les antennes possèdent une partie centrale avec des articles épaissis ; si oui, vous êtes sur une de ces deux espèces. Ensuite, observer de près le thorax (pronotum) qui porte chez le méloé violacé un sillon transversal vers sa base inférieure, sillon absent chez le méloé ténébreux ; ce dernier est, en général plus bleuté que noir contrairement à l’autre. Si vous photographiez un de ces insectes pensez donc à zoomer sur le thorax vu de dessus pour pouvoir discriminer ces deux espèces. 

Steppiques 

Chez la majorité des espèces, les adultes apparaissent au début du printemps à partir de mi-avril jusqu’en juin mais il existe une espèce rare à émergence automnale (Meloe autumnalis) en septembre-octobre. Les ailes réduites associées à cet abdomen hyper développé, aussi bien pour les mâles que les femelles, les rendent inaptes au vol ; ils ne se déplacent donc qu’en marchant, souvent lentement mais ils peuvent aussi se presser un peu quand ils se sentent en danger. 

Site typique : un talus ouvert et rocailleux offrant chaleur et aussi des chances de trouver des colonies d’abeilles solitaires !

On les observe surtout le long des chemins, en bordure de talus dénudés et bien exposés au soleil, dans les landes basses, les bois ouverts ou sur leurs lisières et les prairies sèches fleuries. Globalement, ils recherchent des sites sablonneux secs et bien exposés : on les associé donc aux régions chaudes et steppiques et leur diversité augmente vers le bassin méditerranéen ou vers les steppes d’Europe centrale. Ils tendent à éviter les végétations buissonnantes et recherchent les endroits avec du sol nu et des touffes d’herbes éparses. Mais, les exigences précises varient selon les espèces ; ainsi, en Europe centrale, le méloé violacé habite plutôt des boisements assez humides  en bords de rivières: il semble plus précoce ce qui lui permet de profiter de l’éclairement au sol tant que les feuillages ne sont pas sortis. Le méloé ténébreux lui serait plus « xérophile », amateur de lieux secs, ouverts et chauds. On peut observer ces méloés jusque dans les jardins (à la campagne ou dans les petits villages) non aseptisés par les traitements chimiques ou un entretien excessif. 

Probablement que les grands épisodes de déforestation massive en Europe de l’Ouest au cours des siècles passés ont favorisé les méloés ; mais depuis le milieu du vingtième siècle, avec le recul des pratiques pastorales et de l’entretien agricole de nombreux espaces défrichés, les méloés connaissent un net déclin ; la reforestation serait bien leur pire ennemi en supprimant leurs habitats (qui sont aussi ceux des hôtes de leurs larves : voir la reproduction). 

Saignée réflexe 

Une autre singularité de ces coléoptères est la pratique de la saignée réflexe en cas de danger, i.e. l’émission de gouttes d’hémolymphe (l’équivalent de notre sang chez les insectes) qui suintent au niveau des surfaces articulaires minces entre les articles des pattes. Ce liquide jaune à orangé, de consistance huileuse, leur vaut le surnom anglais de « oil-beetle », scarabées à huile. Il renferme un poison (au moins pour les vertébrés), la cantharidine ; elle inhibe une enzyme clé du cycle du glycogène, la voie de stockage du glucose, et induit des effets de vasodilatation. Au contact de la peau, elle peut provoquer des réactions sous forme de cloques mais il faut manipuler ces insectes longuement pour subir de tels effets. Chez certains membres de la famille des méloés (méloïdés), une famille très diversifiée avec près de 2700 espèces dans le monde, le mâle transmet cette substance à la femelle au moment de l’accouplement ; celle-ci s’en sert ensuite pour en enduire ses œufs  et les protéger des prédateurs. 

Saignée réflexe au niveau d’une articulation des pattes

Ce liquide défensif caustique protège efficacement les méloés contre la prédation des oiseaux notamment qui apprennent vite à rejeter ces insectes toxiques. D’ailleurs, d’autres coléoptères dans d’autres familles pratiquent aussi cette saignée réflexe mais avec d’autres poisons comme les « crache-sangs » ou timarchies (voir la chronique sur ces insectes communs). Comme les méloés, elles arborent une coloration noire unie et ceci relève de l’aposématisme, i.e. de la sélection de couleurs identiques facilitant l’apprentissage « négatif » de ces insectes par les prédateurs, ce qui augmente les chances de survie. La ressemblance semble telle que des entomologistes ont même observé une scène surréaliste en Italie : un accouplement d’un mâle de timarchie avec une femelle de méloé ! Ces deux insectes sont certes tous les deux des coléoptères mais ils appartiennent à des familles bien différentes ! 

Ce poison peut aussi s’avérer dangereux voire mortel pour des herbivores qui, par mégarde, absorbent l’insecte tout en broutant ; les adultes de méloés sont en effet herbivores et consomment des feuilles et des fleurs, notamment de plantes de la famille des légumineuses comme les trèfles et les luzernes. Aux USA où vivent d’autres espèces, on a signalé des issues mortelles pour des chevaux ayant consommé des méloés pris dans des bottes de foin. Le surnom d’enfle-bœufs cité en titre vient de mentions dans les textes anciens de bétail qui, en ayant consommé, enflait au point de mourir ! 

Femelle en train de grignoter une feuille de renoncule bulbeuse (plante très appréciée)

Signalons enfin un usage surprenant de ces insectes très toxiques de la part d’un oiseau en Espagne : la grande outarde ; les mâles en consomment activement alors que c’est toxique pour eux : ils se débarrasseraient ainsi des vers intestinaux ce qui facilite leurs chances d’accouplement avec les femelles lors de leurs parades complexes ; cette incroyable histoire de sélection sexuelle est détaillée dans la chronique « Flirter avec le poison pour séduire ». 

Triongulins 

Femelle de méloé en train de creuser le terrier qui servira de site de ponte

Venons en au cycle de vie hors normes de ces insectes. Les accouplements ont lieu peu après l’émergence des adultes au printemps. Les mâles effectuent des parades stéréotypées assez complexes et répétées  dans lesquelles les antennes (de forme différente selon les sexes : voir ci-dessus) jouent un rôle important ; l’accouplement qui suit est relativement long. Une fois fécondée, la femelle part à la recherche de sites sablonneux fréquentés par certaines espèces d’abeilles solitaires ; là, elle creuse un « terrier » cylindrique de quelques centimètres de profondeur à l’aide de ses pattes antérieures. Elle se retourne ensuite pour y déposer un gros paquet d’œufs avant de reboucher l’entrée avec la terre déblayée. Nous reviendrons plus loin sur l’importance de la quantité d’œufs pondus. 

Un mois plus tard au moins, les œufs éclosent ; mais, contrairement à ce qui se passe chez la majorité des coléoptères, ce n’est pas une larve de type « ver blanc » (mélolonthoïde) mais au contraire une petite bestiole très active, avec des pattes bien développées et un aspect tenant à la fois du pou et du perce-oreille. Ces larves sont pourvues de trois fortes griffes ce qui leur vaut le nom spécifique de triongulins. Aussitôt écloses, elles sortent du terrier et grimpent sur des fleurs, jaunes de préférence (souvent des renoncules ou des pissenlits), situées au plus près. Les triongulins du méloé violacé (voir ci-dessus) par exemple s’installent sur les ficaires fleuries à l’époque de leur émergence. 

Les triongulins se postent, souvent par paquets (ceux ayant éclos en même temps), et attendent le passage hypothétique d’une abeille de type « solitaire » (voir la chronique sur ces abeilles qui construisent chacune un nid tout en pouvant vivre aussi en sociétés) : une andrène, une anthophore ou une osmie. Si l’abeille passe à sa portée, le triongulin s’accroche à sa fourrure avec ses crochets et se hisse sur le thorax en un point inaccessible à l’abeille lors de sa toilette méticuleuse. Ainsi, il peut être transporté par celle-ci : on parle de phorésie pour désigner une telle interaction.  Si l’abeille transporteuse est bien une femelle de la bonne espèce (voir le dernier paragraphe), le triongulin peut rester sur elle tant qu’elle passe son temps à élaborer son nid et à y déposer des réserves de nourriture et de pondre son propre œuf. Alors, il se laisse tomber et s’installe sur l’œuf qui flotte à la surface du miel ! Un triongulin peut rester presque un mois à jeûner dans l’attente de la bonne opportunité ! 

Une fois dans le nid complet et clos par l’abeille (qui ne s’en occupe désormais plus à l’inverse des abeilles sociales), le triongulin mange l’œuf déposé par l’abeille et mue pour se transformer de manière radicale en une larve dite secondaire en forme d’asticot cette fois et qui flotte sur le miel. Elle absorbe les réserves de miel et subit deux autres mues de croissance simple avant d’atteindre sa taille définitive. On parle de cleptoparasitisme pour désigner ce type d’interaction (clepto pour « voler, dérober »). 

Là, elle subit une nouvelle métamorphose qui la transforme en une sorte de nymphe contractée qui passe l’hiver enveloppée dans les dépouilles larvaires. De celle-ci va émerger une seconde forme larvaire mais de forme différente de la première : la « vraie » larve qui finira par se transformer en « vraie » nymphe d’où sortira (enfin, a t’on envie de dire !) un adulte ! On comprend mieux pourquoi J-H. Fabre parlait d’hypermétamorphose pour désigner ces transformations radicales successives. 

Hauts risques 

On saisit à la lecture de ce cycle de vie hautement complexe combien la probabilité qu’un triongulin donne un adulte doit être faible. Il leur faut d’abord trouver une abeille : il suffit, notamment en début de printemps, d’une période fraîche prolongée et les abeilles ne voleront pas ; il faut par ailleurs qu’il choisisse une abeille solitaire et pas une abeille sociale ou un autre insecte velu (ceci arrive souvent !) ; il faut qu’il s’accroche à une femelle : s’il saisit un mâle (ils sortent souvent en premier au printemps dans l’attente de l’émergence des femelles), il devra profiter de l’accouplement pour passer sur la femelle ; il ne doit pas se faire décrocher tant qu’il « chevauche » la femelle ; … Bref, tout ceci fait beaucoup de « si » pour réussir ! Les adultes doivent donc compenser de diverses manières ces hauts risques d’échec.

Première stratégie : sélectionner les sites de ponte proches de colonies installées d’abeilles solitaires ; l’habitat des méloés se trouve ainsi lié à celui des hôtes de ses larves. Mais la stratégie principale réside avant tout dans l’extrême fécondité de ces insectes. On se rappelle de l’abdomen démesuré des femelles : elles se transforment en fait en véritables « sacs à œufs ambulants ». Selon les espèces, une femelle peut pondre plus de 25 000 (M. rugosus) et jusqu’à 40 000 (M. proscarabeus). De tels chiffres ne se retrouvent que chez des insectes sociaux avec par exemple les reines des abeilles ou des termites. Selon les espèces de méloés, ces milliers d’œufs sont soit pondus en gros paquets dans quelques terriers seulement ou en petits lots dans de multiples terriers. 

Par contre, le passage par les triongulins procure un avantage majeur à ces animaux : la capacité de dispersion en profitant du transport aérien ce qui leur permet de surmonter le handicap induit par l’impossibilité de voler, elle-même sélectionnée par la nécessité de produire de grandes quantités d’œufs ! 

Bibliographie 

Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1882, IIème Série, Chapitre 17.

Strange loves: a remarkable case of aberrant copulation in beetles (Coleoptera: Meloidae, Chrysomelidae). Andrea DI GIULIO et al. Fragmenta entomologica, 49 (2): 171-173 (2017) 

Contrasting needs of grassland dwellers: habitat preferences of endangered steppe beetles (Coleoptera). Lukas Cizek • David Hauck • Pavel Pokluda J Insect Conserv (2012) 16:281–293 

Reproductive biology and strategies of nine meloid beetles from Central Europe (Coleoptera: Meloidae). J. LUCKMANN & T.ASSMANN 
Journal of Natural History, 2005; 39(48): 4101–4125