Cette chronique s’est imposée suite à une rencontre inattendue juste derrière chez moi dans un petit bois non exploité sur une butte granitique : un vieux pin sylvestre spontané s’y est installé au milieu des chênes. Je l’avais déjà aperçu de loin mais je ne m’en étais jamais approché vu le sous-bois broussailleux composé de prunelliers et d’églantiers. Attiré par quelques lichens, j’ai donc fait quelques pas vers lui et là, surprise totale : ce pin, un peu tordu et ramifié, sans doute âgé d’au moins vingt ans vu sa taille, est en fait un incroyable rescapé, un survivant de l’impossible. Son tronc bien développé émerge littéralement d’un autre tronc complètement couché au sol, couché sans doute par une tempête, aux trois-quarts déraciné mais avec encore deux ou trois racines principales restées enfoncées dans le sous-sol caillouteux.

Le reste du tronc couché a « séché » sur place, au-delà du « nouveau venu » qui s’est imposé. Autrement dit, on a là deux arbres en un : le « vieux » terrassé par la tempête mais pas complètement hors course et qui a engendré un « rejeton » devenu presque aussi gros et grand que lui mais bien à la vertical ! Tel le phénix, il a su renaître de sa presque-mort. Mais comment un tel exploit est-il possible ?

Le pied originel ne reste relié au sol que par deux racines non cassées : un miracle de survie !

Réitération

Je me doutais que j’allais trouver des réponses à cette bizarrerie arborescente en consultant les ouvrages du grand Maitre des arbres, Francis Hallé : effectivement, j’ai trouvé (1) un passage sur « Comment un arbre culbuté par le vent  fait-il pour ne pas mourir ? » ! Ce processus s’appuie sur une notion-clé, qu’il a largement contribué à vulgariser, celle de réitération. Ce terme désigne le mécanisme par lequel un arbre et toute son unité architecturale (sa silhouette pour faire simple), née du développement à partir d’une graine, peut remettre en place une ou plusieurs autres unités architecturales en tout point comparables : l’arbre peut reconstruire, sans passer par la reproduction sexuée via ses graines, sur lui-même, incorporé dans sa silhouette, d’autres « arbres » répétés en plus petit. En effet, chez une majorité d’arbres, la silhouette reste relativement simple au début de sa vie ; si les conditions environnementales (notamment s’il reçoit assez de lumière) le permettent, en grandissant il va élaborer de nouvelles unités qui reproduisent sa silhouette en hauteur. Il s’agit là de la réitération spontanée ou adaptative qui suit un déroulement propre à chaque espèce et lui permet d’exploiter au mieux, via ses branches et son feuillage, l’espace autour de lui.

Sur notre pin culbuté, un processus du même ordre s’est mis en place : il a réitéré un nouveau pin semblable peu ou prou à lui même depuis son tronc couché mais cette fois à cause du traumatisme violent qu’il venait de subir. On parle donc de réitération traumatique.

Pin couché à la base et reparti à la verticale ; il reste le vestige réduit du premier axe originel à l’horizontale

Renaissance

Cépée de saule marsault culbutée et repartie vers sa base

Evidemment, ce renouvellement ne peut avoir lieu que si l’arbre culbuté a conservé des connexions racinaires profondes qui lui permettent de poursuivre son alimentation depuis le sol ; quand la souche se trouve complètement arrachée et toutes les racines coupées (on parle alors de chablis), l’arbre meurt définitivement. Toute sa canopée se retrouve par contre couchée au sol, une moitié inopérante face contre terre et l’autre, moitié guère mieux en point, dominée maintenant par le sous-bois.

C’est là que la réitération va lui sauver la vie et lui offrir la possibilité d’une seconde vie ! Rapidement, la cime meurt ce qui annihile la dominance qu’elle exerçait  sur la croissance des branches situées en dessous d’elle. Ainsi, des bourgeons dormants situés sous l’écorce, libérés de l’emprise hormonale de la cime, vont se mettre en action et élaborer chacun une tige. Plus ils sont près de la souche, plus ils ont des chances de recevoir de la sève et de la nourriture depuis les réserves accumulées dans les racines. L’un d’eux va rapidement prendre le dessus et s’imposer comme le futur nouvel arbre, … Euh, pardon, la future nouvelle unité architecturale qui va devenir un arbre sur un arbre, avec une nuance de taille : le remplaçant, comme son « père originel», va croître verticalement, donc perpendiculairement au tronc couché !

Peuplier noir couché au sol et régénéré en quatre troncs depuis l’arbre couché

Se redresser

Le tronc originel meurt au delà du point de reprise ; noter qu’en vertu de la dominance apicale, le nouveau tronc le plus âgé se situe plus « haut » que le suivant

Maintenant, il va falloir appel à une seconde notion pour comprendre la suite des évènements. Parmi les processus qui définissent l’architecture d’un arbre figure l’orientation des axes fabriquées (le tronc et les branches) avec soit un mode vertical dressé ou orthotropie ou soit un mode horizontal ou plagiotropie. Le tronc de la majorité des arbres, dont les pins, adopte une croissance résolument orthotrope (ortho = droite) : il s’agit d’aller explorer l’espace en hauteur avec le souci majeur de trouver à tout prix de la lumière pour se nourrir via la photosynthèse du feuillage : cette étape à la verticale est donc vitale. Ainsi, les jeunes arbres ou baliveaux ont une silhouette longiligne toute dressée. Dans un second temps, avec la ramification et l’apparition des rameaux latéraux, les futures branches, deux choix peuvent s’offrir selon l’écologie des espèces : soit des rameaux orthotropes donc plus ou moins parallèles au tronc principal, silhouette assez rare typique par exemple des peupliers d’Italie ; soit des rameaux plagiotropes qui vont donc s’étaler autour du tronc et occuper au maximum l’espace latéral tout en minimisant le recouvrement des branches pour une captation optimale de la lumière.

Notre jeune pin a donc commencé ainsi en tige verticale ; puis, au bout de quelques années, il a commencé à se ramifier latéralement et a adopté sa couronne typique de pin sylvestre. Il développe par ailleurs par en-dessous de nouvelles racines (en principe) qui l’aident à devenir indépendant et à affirmer sa croissance.

Cette cépée de noisetier a été renversée lors d’une tempête mais son large enracinement et la proximité du ruisseau lui ont permis de repartir de plus belle

Hors des Tropiques

Saule parti (bien malgré lui) à la conquête de l’espace latéral !

F. Hallé dans son ouvrage cite de nombreux exemples qui sont presque tous des arbres tropicaux, notamment ceux vivant sur les côtes sableuses, soumis au doublé aléa des vents violents et du sable peu stable comme support des racines. Il ne mentionne en Europe qu’un exemple historique d’un pin couché reproduisant plusieurs nouveaux arbres observé dans une vieille forêt de Bohême. Et pourtant, dès lors qu’on a l’œil aiguisé et que l’on visite des boisements non « aseptisés » par une gestion forestière rigoureuse comme on en trouve encore dans les campagnes restées à l’écart des grands aménagements, on rencontre souvent de tels arbres culbutés à double vie. La recrudescence des tempêtes destructrices a largement contribué à augmenter leur nombre surtout chez certaines essences plus prédisposées à réagir ainsi.

Une nouvelle architecture est née

Ainsi, les noisetiers qui croissent en énormes cépées aux « troncs » multiples (voir la chronique sur cet arbuste) et au système racinaire très étalé savent à merveille re-fabriquer de nouvelles tiges verticales bien rangées le long de leurs « troncs » couchés.

Les chênes le font mais moins facilement et le tronc doit être, semble-t-il, bien en contact du sol. Les forêts riveraines ou marécageuses constituent doublement un milieu propice avec les saules ou les peupliers : le sol humide facilite la culbute lors des coups de vent mais permet la survie à partir des racines restées ancrées dans le sol.

Chablis de saule marsault : la cépée de gros troncs s’est transformée en forêts de jeunes tiges alignées !

Arbres penchés

Peuplier penché et ses « rejetons » verticaux

Le même processus se retrouve avec des arbres simplement penchés, soit dans leur jeune âge (par exemple par la chute d’une branche ou d’un voisin !) soit plus tard ; l’arbre réitère alors à la verticale donnant ainsi un coude plus ou moins marqué. Selon les cas, une, deux ou trois (voire plus) réitérations se mettent en place en ordre décroissant. On se rapproche là sous une forme naturelle une vieille technique bien connue des jardiniers et arboriculteurs : l’arcure des tiges qui impose une circulation différente de la sève et induit l’émergence de bourgeons dormants sous l’écorce.

Remarquable chêne « espadon » couronné … ou bien rhinocéros laineux !

Ainsi apparaissent autant de formes improbables au gré des circonstances et du temps écoulé et des contraintes de l’environnement proche. On notera néanmoins une différence essentielle avec les cas précédents des arbres au sol : ici, aucun des nouveaux venus ne peut devenir indépendant ; simplement, l’arbre assure ainsi sa reconquête vers le haut, vitale pour l’accès à la lumière et donc à la survie.

J’avoue avoir une fascination sans fin pour toutes ces « anomalies » qui en en disent long sur les incroyables capacités des arbres et arbustes à réagir et à se tirer des pires situations, tout cela avec les pieds plantés dans la terre ! Cette plasticité extrême contredit complètement l’image d’être rigide que l’on attribue aux arbres, décidément incomparables dans leur étrangeté.

Il suffit de fermer les yeux devant l’un de ces survivants et d’imaginer d’une part ce qui a pu lui arriver (ce n’est pas toujours évident), puis de visionner en accéléré sa reconstitution pour perdre définitivement l’image statique qui colle aux arbres. Je termine donc par cette galerie de « gueules cassées » toutes plus belles les unes que les autres, pied de nez à l’uniformité !

Merisier devenu triple et avec deux âges bien différents !

Il faudrait aussi imaginer une suite possible à la fin de la fable de la Fontaine « Le chêne et le roseau » pour rétablir un peu plus d’équilibre entre les deux protagonistes :

Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

Il me reste un chêne mystère dont je n’arrive pas à comprendre ce qui a pu lui arriver pour avoir une telle silhouette avec une branche horizontale (à part une intervention humaine mais comment ? un reste de pressage à l’horizontale sur une ancienne haie ? ) : si quelqu’un a une explication plausible, je suis preneur !

27/02/2021 Un lecteur, F.Galley, de me faire une proposition d’interprétation qui se tient bien ma foi :

En y regardant de plus près on peut imaginer qu’il aurait subit trois phases de changement. La première : un coup de vent conséquent cintre l’arbre en totalité ; il développe donc des rejets perpendiculaires à la courbure. La deuxième : un autre coup de vent ou bien une intervention humaine, un autre arbre tombe sur celui-ci et fait rompre le chêne au niveau de la courbure la plus forte ( où l’on voit d’ailleurs le rejet horizontal à l’extrême droite du cliché ) : du coup la partie droite et cassée de l’arbre se redresse sous l’action de la détente et fait basculer le rejet de droite, qui était à la verticale, en position horizontale. La troisième: l’arbre est dans sa position actuelle et fabrique de nouveau rejets à la verticale, comme on  peut le voir aujourd’hui .

Chêne mystère : naturel ou artificiel ?? je ne comprends pas …

BIBLIOGRAPHIE

  1. PLAIDOYER POUR L’ARBRE. F. HALLE Actes Sud 2005
  2. L’architecture des arbres des forêts tempérées. J. Millet. Ed. Multimondes. 2016