Convallaria majalis

Tout le monde connaît le muguet pour son versant folklorique et symbolique ainsi que pour le parfum de ses fleurs ; on connaît souvent déjà moins ses propriétés médicinales cardiotoniques qui le rendent par ailleurs toxique : on sait moins qu’il entre dans la composition de médicaments industriels et est récolté à ce titre. Et qui connaît ses fruits, de belles baies rouge cerise … qui ont le « défaut » d’apparaître alors que la plante entame son déclin végétatif après sa floraison et commence à jaunir en sous-bois : plus grand monde ne s’intéresse alors à lui ! Mais, le trait biologique le plus étonnant du muguet reste sans doute sa capacité remarquable de multiplication végétative, autrement dit de faire des clones couvrant pour certains des surfaces étendues ; quand on cueille un brin de muguet (la tige, deux feuilles et l’inflorescence), on ne cueille en fait qu’une infime partie de la plante entière composée de centaines, de milliers de ces brins unis sous terre par un appareil souterrain très développé. Partons donc à la découverte de cette face cachée du muguet : la clonalité comme on dit en jargon scientifique. 

Griffes 

Pour comprendre cet aspect de la vie du muguet, il faut aller voir sous terre : là, à faible profondeur, on trouve un réseau enchevêtré de tiges fibreuses, ramifiées, rampantes horizontales : des rhizomes. Leur statut de tige se trouve confirmé par la présence de nœuds réguliers marqués par la présence de faisceaux de radicelles. Sur ces rhizomes, se forment deux types de bourgeons : les uns, relativement fins, ne donneront en se développant des pousses végétatives uniquement feuillées et les autres, plus gros, donnent des pousses fleuries (feuilles + inflorescence). En langage horticole, on appelle griffe un morceau de rhizome avec ses racines et un bourgeon, recourbé en forme de griffe, capable de donner un « brin ».

Les pousses aériennes issues de ces bourgeons correspondent à une tige (hampe florale) généralement entourée de deux feuilles larges aux nervures non ramifiées, d’abord enroulées en cornet et qui mettent longtemps à se dérouler ; la plus basse, semble engainer la seconde mais elles sont bien pétiolées toutes les deux et opposées en fait. Des gaines rosées emboîtées (feuilles réduites) enveloppent la base de ces deux feuilles. 

Ces rhizomes forment sous terre une véritable pieuvre étalée qui se ramifie en tous sens si bien qu’au fil du temps la colonie issue d’un pied initial s’étale et donc se déplace. A la base de chaque pousse aérienne, au point d’insertion sur le rhizome, un nouveau bourgeon assure la poursuite de la croissance horizontale de celui-ci. Ces tiges restent longtemps connectées entre elles et on parle de ce fait de polycormon même si dans les colonies âgées, des morceaux de rhizome dégénèrent et la colonie finit par se fragmenter en ilots contigus menant chacun leur croissance. 

Tous les brins d’une colonie issue d’un seul pied originel possèdent donc le même génotype et forment un clone ; on parle de genet, unité génétique, et les innombrables brins reliés par les rhizomes sont des ramets (voir la chronique sur les fraisiers ou celle sur la benoîte rampante), les clones du genet. 

Sexe

Le muguet dispose d’un second mode de reproduction par la voie sexuée, celle des fleurs et fruits contenant les graines. On ne présente plus les fleurs en clochettes ouvertes, pendantes, si merveilleusement parfumées. Dans le milieu naturel, en sous-bois semi-ombragé, ces fleurs ont souvent du mal à attirer des visiteurs en dépit de leurs avantages : essentiellement des petites mouches et moucherons, des petits coléoptères dont des staphylins et régulièrement des bourdons. Un grand flou persiste quant au système sexuel du muguet qui semble varier selon les populations.   Certains le disent fortement autogame, i.e. pratiquant l’autofécondation à l’intérieur d’une même fleur arguant de la disposition des fleurs qui favorise la chute du pollen depuis les étamines courtes sur le stigmate du pistil qui se trouve alors en contrebas. Mais diverses études comme en Belgique concluent au contraire à une forte autoincompatibilité, i.e. que si du pollen d’une fleur arrive sur le stigmate de celle-ci, il ne réussira pas à féconder la fleur via un mécanisme de protection. Le muguet serait donc, pour ces populations là, allogame. Probablement que selon les populations et les types d’environnements forestiers, il existe des proportions relatives de ces deux extrêmes. 

Fleur en coupe : les anthères se trouvent au-dessus du stigmate qui collecte le pollen

La structure en colonies étendues, issues souvent d’un seul individu (monoclonales), induit par contre un problème pour la pollinisation : les insectes butineurs tendent à changer sans cesse d’inflorescence et vont souvent butiner celle d’à côté et puis une autre un peu plus loin, notamment pour des raisons de sécurité par rapport aux prédateurs. Ainsi, le pollen transféré provient souvent de brins « frères », du même clone : on n’est plus dans l’autofécondation pure mais pas très loin non plus ; on parle de géitonogamie (de geiton, voisin et gamos, mariage), une forme de consanguinité ! Pour les populations auto-incompatibles, cela signifie autant de visites vouées à l’échec ! 

La fleur fécondée conserve un temps la clochette fanée accrochée tandis que l’ovaire à trois loges grossit et se transforme en une baie ronde brillante d’abord verte, puis rouge orangé, portée sur le pédoncule courbé. Sous la peau peu épaisse, on trouve un peu de pulpe et, en moyenne, deux à quatre graines globuleuses, très dures, d’une étrange couleur ivoire. Soit elles tombent au sol, soit elles sont consommées par des animaux (mais attention, elles sont toxiques pour l’Homme) et les graines sont alors dispersées. Par germination, chaque graine donne une plantule qui, si elle réussit à s’installer, pourra être à l’origine d’une nouvelle colonie, d’un nouveau clone et ce, assez souvent, au beau milieu d’une colonie déjà existante avec laquelle elle va se fondre ! 

Clone  

Colonie dans une chênaie claire : un seul clone ? plusieurs clones ?

Sur le terrain, compte tenu de la combinaison reproduction sexuée/multiplication végétative, il est impossible à l’œil de savoir si tel brin et tel autre appartiennent au même clone ou genet ou à deux clones différents. La seule manière de le savoir consiste à rechercher des marqueurs génétiques de ces différents brins et à les comparer !  C’est ce qu’ont fait des chercheurs belges sur vingt populations isolées les unes des autres. Globalement, ils ont trouvé une faible diversité des clones : pour plus de la moitié des populations échantillonnées, il n’y avait qu’un seul clone. Tout ceci indique que ces populations s’appuient essentiellement sur la reproduction clonale. Les quelques génotypes différents résultent de rares événements de reproduction sexuée et pas de mutations au sein des clones. Cette faiblesse du recrutement de nouveaux clones via la germination de graines peut s’expliquer de diverses manières : selon la degré de fermeture de la canopée au-dessus des colonies, celles-ci fleurissent plus ou moins et souvent très peu ou pas du tout. La pollinisation « en interne » mentionné ci-dessus s’ajute à cet obstacle pour les populations allogames comme celles étudiées en Belgique. 

Colonie dans un bois de noisetiers

Justement, dans cette étude, on constate que les populations comptant plusieurs clones différents et ayant donc connu des colonisations depuis l’extérieur sont celles installées sur des sols avec une couche de litière relativement mince (voir la chronique sur la notion de litière de feuilles mortes) et un contenu en phosphore relativement élevé. Un sol avec une épaisse litière représente un obstacle à la germination et à l’installation de nouvelles plantules : les stations concernées voient donc un recrutement par voie sexuée très limité ou inexistant et une diversité clonale réduite. D’autre part, une litière épaisse freine aussi l’expansion des ramets (voir l’exemple de l’anémone sylvie, une autre plante forestière rhizomateuse) et contribue au déclin rapide des clones installés. Le niveau plus élevé de phosphore dans ces stations à litière mince résulterait d’une meilleure décomposition de la litière et donc de la minéralisation de la matière organique. 

Muguet émergeant de la litière de feuilles mortes en compagnie des anémones sylvie, autre espèce clonale

Avantages/inconvénients 

La multiplication végétative présente un avantage incontestable : la capacité à persister longtemps en absence de toute reproduction sexuée et notamment quand les conditions de milieu deviennent défavorables à celle-ci via par exemple la fermeture du milieu ou l’épaississement de la couche de litière (voir ci-dessus). Mais à long terme, des colonies entièrement monoclonales finissent par dégénérer, victimes d’infections et moins aptes à s’adapter aux changements microclimatiques autour d’elles. Certes, les colonies s’étendent et peuvent, avec de la chance, retrouver des conditions meilleures si elles se détériorent (par exemple, une trouée plus éclairée ou un sol plus propice) mais leur dispersion reste ainsi très limitée. Au mieux et très rarement, il peut y avoir des évènements de déplacement de fragments de rhizomes via l’activité de certains animaux comme les sangliers (voir la chronique sur l’épizoochorie sur les sangliers) ou les blaireaux mais la probabilité qu’en plus ils emportent des fragments reste très peu probable. 

De son côté, la reproduction sexuée reste tributaire de la capacité à fleurir et donc de recevoir assez de lumière ce qui, en sous-bois, devient souvent problématique. L’autre écueil majeur concerne la disponibilité en insectes pollinisateurs toujours moins abondants en sous-bois. Elle demande par ailleurs plus d’investissement énergétique pour produire et maturer fruits et graines et suppose que les fruits trouvent des agents de dispersion. Un autr einconvénient peut surgir au sein des colonies monoclonales : la saturation des stigmates par du pollen du même clone (les fleurs les plus proches) diminuant d’autant la possibilité que du pollen d’un autre génotype (une autre colonie même proche) puisse féconder la fleur. Enfin, plus les colonies restent longtemps sans se reproduire par voie sexuée, plus cette capacité va s’estomper par « épuisement » des colonies fragilisées. 

Malgré toutes ces restrictions, il semble bien que assez régulièrement, quelques évènements de reproduction sexuée suffisent à assurer un renouvellement minimal ; sinon, la persistance par seule voie clonale semble hautement improbable à long terme. En fait, le principal obstacle reste la fragmentation des milieux forestiers au sein desquels les colonies de muguet sont souvent très localisées vu les exigences précises de l’espèce : cet éparpillement dans l’espace diminue d’autant les probabilités d’échanges de pollen entre genets différents. 

Compensation 

Quand la reproduction sexuée a effectivement lieu, génère t’elle pour autant une certaine diversité dans la descendance compte tenu de la fragmentation des populations. Une autre étude belge a exploré cette question en récoltant les graines produites dans chaque population étudiée ; par une analyse de marqueurs génétiques, on peut déterminer la nature des grains de pollen qui ont servi (paternité) à féconder les ovules à l’origine de ces graines. Les résultats montrent que le taux de fécondations croisées (entre clones différents) est élevé (91%) ce qui confirme le statut allogame de ces populations, i.e. qu’elles ne se reproduisent sexuellement que par des fécondations croisées ; ce système d’autoincompatibilité, rappelons le, empêche la fécondation entre fleurs d’une même colonie (géitonogamie). Pour un ramet donné, 53%  des graines produites partagent le même « père », i.e. ont été fécondées par du pollen issu du autre clone alors que chaque clone comporte de nombreux ramets identiques incitant peu les insectes  à aller ailleurs ; il y a donc un net flux de pollen venu d’autres clones plus ou moins distants. La distance entre colonies n’influe guère sur ces échanges ce qui confirme l’intensité du flux de pollen véhiculé par les insectes pollinisateurs. Donc le muguet semble capable de surmonter ce handicap de la faible reproduction sexuée via la circulation à assez grande échelle de son pollen. 

Le muguet et l’homme 

S’il est une plante sauvage liée à l’homme c’est bien le muguet  et ceci lui vaut certains inconvénients. 

L’homme a « domestiqué » le muguet depuis longtemps, pas seulement pour l’aspect horticole mais aussi beaucoup comme plante médicinale. Au fil du temps, ont été ainsi créés des cultivars variés dont certains avec des fleurs roses, d’autres avec de grosses fleurs, … Une étude génétique sur les populations sauvages et cultivées en Pologne montre que les plantes cultivées viennent le plus souvent de populations sauvages locales si bien que génétiquement elles diffèrent peu entre elles. Cette proximité d’origine semble donc limiter l’impact négatif que pourraient avoir des variétés cultivées peu adaptées à la survie en milieu naturel et qui « contamineraient » génétiquement les populations sauvages par le flux de pollen notamment. Cette situation vaut-elle pour toutes les régions : pas sûr, notamment avec la mondialisation des échanges qui introduit des souches cultivées issues de régions éloignées.  

L’autre impact non négligeable de l’homme concerne la cueillette des brins de muguet : la cueillette pour les fleurs et le premier mai impacte peu le muguet sauvage vu que souvent la floraison se produit soit avant ou après la date fatidique ; par contre, localement, dans certains pays, on procède à des collectes massives à l’échelle de peuplements entiers des feuilles et des fleurs pour l’industrie pharmaceutique (voir introduction). Une étude polonaise a simulé sur des populations l’impact d’une cueillette totale sur plusieurs années. Dès la seconde année, on note une baisse de la hauteur des brins produits et un arrêt rapide de toute floraison ; en moins de trois ans, les colonies qui persistent se trouvent donc diminuées physiquement et incapables d’assurer le renouvellement génétique évoqué ci-dessus. L’effet résulte de l’épuisement rapide des rhizomes souterrains qui stockent des réserves à partir de la photosynthèse des feuilles au printemps : si on les coupe à cette époque, on empêche la reconstitution des réserves, indispensables pour permettre la floraison. D’autre part, le muguet ne subit naturellement que très peu d’attaques de la part des grands herbivores qui le négligent, bien qu’ils puissent le consommer en dépit de sa toxicité. Il n’a donc pas d’adaptation lui permettant de se régénérer plus efficacement ou de compenser.

Bibliographie 

Extremely low genotypic diversity and sexual reproduction in isolated populations of the self-incompatible lily-of-the-valley (Convallaria majalis) and the role of the local forest environment. Katrien Vandepitte, Isabel Roldan-Ruiz, Hans Jacquemyn and Olivier Honnay. Annals of Botany 105: 769–776, 2010

The impact of extensive clonal growth on fine-scale mating patterns: a full paternity analysis of a lily-of-the-valley population (Convallaria majalis).Katrien Vandepitte, Tim De Meyer, Hans Jacquemyn, Isabel Roldan-Ruiz and Olivier Honnay. Annals of Botany 111: 623–628, 2013

Plantations of Convallaria majalisL. as a threat to the natural stands of the species: Genetic variability of the cultivated plants and natural populations.Katarzyna J. Chwedorzewska, Halina Galera, Igor Kosinski. BIOLOGICAL CONSERVATION 141 (2008) 2619–2624 

Influence of shoot harvesting on the size and the fecundity of Convallaria majalisL.I. Kosinski. Acta Societatis Bot. Pol. Vol. 70, N°4 : 303-312 ; 2001

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le muguet
Page(s) : 254-255 Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez le muguet
Page(s) : 48-49 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages