Parmi les innombrables insecticides amoureusement conçus par l’industrie agrochimique, le groupe des néonicotinoïdes a et continue à soulever une levée de boucliers environnementaux plus que justifiée. Ces insecticides entrent dans les plantes cultivées et circulent par la voie des sèves (brute et/ou élaborée) ; ainsi, les insectes qui sucent la sève et considérés comme nuisibles aux cultures (ravageurs) s’intoxiquent et sont en principe éliminés. Mais ces substances présentent des inconvénients majeurs : leur très haute toxicité pour tous les insectes (elles agissent sur le système nerveux central) dont ceux bénéfiques aux cultures, pollinisateurs ou prédateurs des ravageurs, et leur longue persistance sur ou dans les plantes et dans l’environnement. On les accuse d’être responsables entre autres du syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles domestiques. Jusqu’ici, on considérait trois voies principales d’intoxication des insectes bénéfiques aux cultures par ces néonicotinoïdes : des résidus qui se retrouvent dans le pollen et le nectar via la circulation par les sèves ; le transport de poussières contaminées lors du semis des graines traitées (enrobées) ou des pulvérisations sur les feuillages et la consommation d’eau qui en recueille une partie vu leur longévité. Une étude récente vient de mettre en évidence une quatrième voie encore plus répandue : celle du miellat rejeté par les insectes ravageurs suceurs de sève visés par ces insecticides. Une voie ignorée ou négligée jusque là et qui, au vu des expériences menées, serait encore plus redoutable ! 

Sèves et miellat 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite mise au point s’impose pour bien comprendre le mode d’action de ces poisons à la fois du côté des plantes et du côté des insectes. 

Dans toutes les plantes vertes, cultivées ou pas, circulent deux types de sèves selon des circuits séparés. La sève brute provient de l’eau et des sels minéraux prélevés dans le sol par les racines circule dans des gros vaisseaux d’un tissu conducteur appelé xylème ; elle monte depuis les racines vers tout le reste de la plante, « aspirée » vers le haut par l’évapotranspiration au niveau des feuilles (rejet de vapeur d’eau par des orifices microscopiques ou stomates). La sève dite élaborée contient quant à elle les sucres élaborés au niveau des feuilles par le processus de la photosynthèse (en présence de lumière et en prélevant du dioxyde de carbone avec l’aide des chlorophylles) ; elle circule dans des vaisseaux différents d’un tissu végétal plus périphérique dans les tiges, le phloème. 

Pucerons noirs sur luzerne cultivée

Les insectes dits ravageurs et visés par ces néonicotinoïdes piquent les tiges des pantes avec leur rostre pour aspirer la sève élaborée ; ils appartiennent tous au vaste groupe des hémiptères : les pucerons ou aphidiens, les aleurodes ou mouches blanches, les cochenilles au sens large ou les psylles. Comme leur nourriture est aussi très riche en eau, ils doivent en aspirer de grandes quantités pour réussir à en retirer suffisamment de sucres nutritifs. Ils rejettent l’excédent par l’anus  sous forme de gouttelettes de liquide un peu sucré et collant ; c’est le miellat qui tombe sur les feuilles (ou au sol) et les engluent à la longue, favorisant aussi le développement de moisissures noires (fumagine). 

Ressource clé 

Fourmis en train de « materner » des pucerons sur un bouton floral de bignone

Ce miellat ainsi excrété par ces insectes suceurs de sève constitue une ressource alimentaire très importante et largement sous-estimée pour nombre d’arthropodes, essentiellement des insectes dont une écrasante majorité se trouvent être des espèces bénéfiques pour les cultures : soit des auxiliaires, prédateurs ou parasites des ravageurs, soit des pollinisateurs assurant une bonne production de fruits et graines pour les plantes cultivées entomophiles (pollinisées par des insectes) comme le tournesol, le colza, les haricots, les fèves, les arbres fruitiers, … Parmi les consommateurs réguliers de miellat, figurent les abeilles domestiques : elles collectent ce miellat collé sur les feuilles avec leur langue pour l’incorporer au miel ; elles l’exploitent notamment quand le nectar se fait rare : le miellat présente l’avantage clé d’être produit pendant toute la saison de croissance des cultures puisque des générations de pucerons et autres insectes suceurs se succèdent. De nombreuses espèces de fourmis protègent ces hémiptères suceurs contre leurs prédateurs (dont les coccinelles), parfois en leur fabriquant même des abris de terre, et les « traient » régulièrement en les stimulant avec leurs antennes ; ces espèces ne peuvent survivre sans cette ressource majeure pour elles.

Fourmis stimulant des pucerons avec leurs antennes

Les syrphes adultes, ces mouches aux couleurs de guêpes spécialistes du vol stationnaire  lèchent aussi ce miellat avec leur trompe spongieuse.

On sait moins qu’il s’agit d’une ressource alimentaire essentielle pour les guêpes parasites qui pondent leurs œufs dans le corps d’autres insectes qui seront dévorés par les larves (dont les ravageurs des cultures) : lors d’études sur ces auxiliaires précieux, on a constaté que 5% des spécimens capturés dans des champs de blé ou des vergers de citronniers avaient consommé récemment du miellat. Si on les prive de cette ressource nutritive, ils meurent dans les deux jours qui suivent. Pour tous ces insectes clés dans les agrosystèmes, le miellat représente donc une ressource abondante, facile à récolter (contrairement au pollen et/ou nectar des fleurs souvent compliqué à récupérer sauf adaptations spécialisées) et produite sur une longue période et dans tous les milieux dont les cultures qui hébergent d’énormes populations de ces insectes suceurs de sève. 

Omniprésents  

Les néonicotinoïdes, dérivés comme leur nom l’indique de la nicotine, redoutable poison, ont été mis au point dans les années 1980 et ont connu depuis un succès fulgurant ; ils font désormais partie des insecticides les plus utilisés (mais aussi les plus toxiques !) et représentent au moins 20% du marché mondial des insecticides.  Deux d’entre eux occupaient le devant de la scène en 2012 en Europe : l’imidaclopride et le thiaméthoxame (noms des molécules) avec 39 et 25% respectivement de parts du marché. On les utilisait à 70% sous forme de pulvérisations sur les feuillages (ils sont absorbés par le feuillage et pénètrent dans la circulation de sève), 20% sous forme d’enrobage autour des graines lors du semis (gagnant ensuite la plantule via les racines), le reste étant dissous dans l’eau d’irrigation. Aux USA, en Californie, 33% des 240 000 hectares de plantations de citronniers sont traités soit au niveau du sol, soit sur le feuillage. La liste des cultures traitées avec ces insecticides est vaste : vergers d’agrumes (contre notamment les cochenilles), coton, soja, plantes ornementales, légumes sous serre, pommes de terre, riz, tournesol, maïs, …

Devant cet usage considérable dans le contexte précisé ci-dessus, une équipe de chercheurs espagnols et néerlandais a émis une hypothèse de travail : le miellat excrété par les insectes suceurs de sève contaminée par l’application de néonicotinoïdes n’en contiendrait-il pas en doses suffisantes pour impacter les insectes bénéfiques qui s’en nourrissent ? Cette hypothèse pourrait sembler farfelue au profane qui aura tendance à dire : « si ces insecticides sont très toxiques, alors les suceurs de sève n’auront pas le temps de rejeter leur miellat puisqu’ils vont être éliminés ? ». Oui, mais ce n’est pas si simple ! D’une part, ces produits persistent très longtemps : au fur et à mesure qu’ils se dégradent, leurs doses baissant dans la plante traitée, arrive un seuil qui permet aux insectes tolérants de se nourrir sur ces plantes, parfois des mois après le traitement, tout en ingérant de la sève toujours contaminée. D’autre part, ces insecticides utilisés massivement ont entraîné inexorablement un processus évolutif bien connu par sélection : l’apparition de populations résistantes notamment chez les pucerons et les cochenilles (voir la chronique sur la résistance aux herbicides ou l’exemple des coquelicots qui relèvent du même processus) ; ces insectes résistants pompent donc de la sève fraichement contaminée avec les doses initiales appliquées et excrètent du miellat : l’hypothèse mérite bien d’être explorée ! 

Double test 

Les chercheurs ont donc appliqué sur des agrumes deux néonicotinoïdes  (imidaclopride et thiaméthoxame) selon deux scénarios correspondant aux situations d’emploi les plus courantes : application au sol au pied des arbres avec les doses préconisées ou pulvérisation sur le feuillage avec des doses divisées par deux par rapport aux préconisations. Ce second scénario cherche à reconstituer ce qui se passe souvent quand une part de la pulvérisation n’atteint pas le feuillage soit à cause d’un mauvais mode d’emploi ou à cause de conditions météorologiques défavorables ; il s’agissait aussi de tester ce qui se passe quand ces substances restent longtemps à faibles doses sachant que, après pulvérisation sur des arbres à feuillage pérenne, ils peuvent persister de un à trois ans ; autrement dit, les insectes suceurs de sève peuvent se nourrir sur une longue période loin du traitement tout en continuant à ingérer ces insecticides. En parallèle, on suit des arbres non traités comme contrôles. 

Deux espèces d’insectes bénéfiques ont été retenues comme cobayes : une espèce de petit syrphe du genre Sphaerophoria qui au stade adulte visite les fleurs et lèche le miellat tandis que ses larves mangent les pucerons ; une petite guêpe noire, Anagyrus pseudococci, qui pond ses œufs à l’intérieur du corps d’une cochenille farineuse de l’oranger (Planococcus citri) à raison de un par insecte (endoparasitoïde) tandis que les adultes se nourrissent du miellat essentiellement. Dans l’expérimentation, on nourrit ad libitum ces deux insectes adultes, le syrphe et la guêpe, uniquement avec du miellat produit par ces cochenilles farineuses élevées sur les arbres subissant les traitements ci-dessus. Cette espèce est très répandue et responsable de dégâts considérables dans les vergers d’agrumes mais aussi dans les vignes, sur les cultures ornementales ou même les légumes sous serre.

Enfin, des prélèvements de miellats excrétés sous les différents scénarios évoqués ci-dessus sont analysés pour y doser les résidus de néonicotonoïdes. 

Effet collatéral

Nous avons résumé dans ce tableau les principaux résultats de cette étude : au premier coup d’œil on saisit la validation de l’hypothèse : oui, les traitements aux néonicotinoïdes agissent indirectement sur les insectes bénéfiques se nourrissant du miellat des cochenilles visées par ces traitements en provoquant une surmortalité évidente, notamment pour l’un d’entre eux. On peut donc parler, comme savent si bien le faire les stratèges des nouvelles guerres sans visages, d’effet collatéral évident qui en plus touche des insectes bénéfiques pour justement lutter contre l’ennemi désigné : un comble ! 

On note dans le tableau plusieurs disparités selon les produits, les modes d’application et les insectes testés. Les pulvérisations directes sur le feuillage, pourtant rappelons le à doses réduites de moitié par rapport aux préconisations, entraînent une plus forte contamination que les traitements appliqués au pied des arbres. Le thiaméthoxame se montre bien plus toxique que l’imidaclopride : ceci s’explique par un mode de translocation différent dans la plante. Le premier circule via les vaisseaux du phloème et se retrouve donc dans la sève élaborée, la nourriture des insectes suceurs, tandis que le second circule surtout via les vaisseaux du xylème, donc dans la sève brute, non consommée par ces insectes. Le premier a donc bien plus de « chance » de se retrouver dans le miellat excrété. 

Globalement, les syrphes apparaissent plus sensibles que les guêpes parasitoïdes ; ceci peut s’expliquer soit par des quantités ingérées différentes ou soit par une moindre capacité de détoxification de l’organisme des syrphes envers ces molécules ; on sait par exemple que les bourdons se montrent plus sensibles aux néonicotinoïdes que les abeilles domestiques car leur rythme de prélèvement de nectar contaminé est plus fort. Notons au passage que les insectes suceurs résistants à ces insecticides peuvent le devenir via des mutations au niveau des enzymes des chaînes de réactions permettant cette détoxification après ingestion. 

Ultime preuve 

Les analyses des miellats viennent confirmer ces résultats au niveau des insectes bénéfiques. Par exemple, 71% des miellats récoltés sur des arbres traités au sol avec du thiaméthoxame en contenaient (18 nanogrammes/ml) et 43% pour l’imidaclopride (15 nanogrammes/ml). Ces doses ne doivent pas tromper quand on sait la redoutable efficacité de ces produits conçus pour agir à de très faibles concentrations ! 

Tout converge donc pour faire du miellat rejeté par les insectes suceurs de sève ravageurs des cultures une voie d’exposition majeure aux néonicotinoïdes utilisés contre eux chez les autres insectes se nourrissant de ce miellat, donc une majorité d’insectes auxiliaires des cultures. Dans le contexte mondial de l’utilisation massive de ces produits hyper toxiques te à biodégradabilité faible, on commence à réaliser leur omniprésence dans de nombreux milieux annexes aux cultures ; ainsi, en Suisse, on a retrouvé des traces de cinq de ces néonicotinoïdes (dont les deux testés ici) dans 93% des sols de parcelles cultivées en agriculture biologique depuis plus de dix ans ! Ils diffusent donc dans l’environnement d’une manière très extensive et  très inquiétante et à des doses souvent létales pour les invertébrés. Ici, cette étude était centrée sur les agrumes sachant que les plantations de citronniers sont les plus traitées avec ces produits ; mais, aux USA par exemple, leur usage va bien plus loin : en 2011 79 à 100% des maïs en étaient imprégnés. En Europe, les semences traitées à l’aide de l’imidaclopride, de la clothianidine et du thiaméthoxame ne peuvent plus être mises sur le marché européen ni utilisées à compter du 19 décembre 2018. Mais d’une part on peut faire confiance à l’agrochimie pour concocter d’autres molécules encore plus toxiques ou contourner ces interdictions et d’autre part on vient de voir que la rémanence de ces produits est considérable. 

En tout cas, cette mise en évidence de la quatrième voie de propagation et de contamination par la consommation du miellat renforce, si besoin en  était, l’urgence absolue de cesser tout usage de ces bombes chimiques irresponsables. En effet, contrairement au nectar et au pollen qui contamine les butineurs, le miellat est disponible bien plus longtemps et est consommé par une gamme d’insectes bien plus large (mais les butineurs en font aussi partie !) et même des oiseaux ; ces pesticides atteignent ainsi un niveau supérieur dans les réseaux alimentaires en accédant aux prédateurs ce qui amplifie leur concentration. Enfin, lors de l’excrétion du miellat, des gouttes tombent au sol et peuvent potentiellement affecter les êtres vivants du sol. 

Bibliographie 

Neonicotinoids in excretion product of phloem-feeding insects kill beneficial insects. Miguel Calvo-Agudo et al. PNAS ; 20, 2019 ; vol. 116 ; no. 34 ; 16817–16822. 

A nation-wide survey of neonicotinoid insecticides in agricultural land with implications for agri-environment schemes. S. Humann‐Guilleminot et al., J. Appl. Ecol. 56, 1502–1514 (2019).