Otididae

 

Outardes ? Si ce nom sonne à peu près comme familier pour le grand public, il en est tout autrement quant à savoir à quoi ressemblent ces oiseaux. En France, nous avions jusqu’au siècle dernier la grande outarde ou outarde barbue qui a disparu et nous avons toujours l’outarde canepetière propre aux plaines céréalières de l’Ouest ou aux coussouls pierreux de la Crau. Mais cette dernière, bien que de la taille d’une grosse poule, est d’une part très difficile à observer (très méfiante et très mimétique avec son environnement) et d’autre part devenue très rare, au bord de l’extinction dans l’Ouest au moins. Pour entretenir la confusion, ces oiseaux ressemblent de plus à divers autres oiseaux. Dès le 18ème siècle, Buffon déclarait : « Tout le monde sait que l’outarde est, parmi les oiseaux d’Europe, celui qui a le plus de rapport avec l’autruche » à cause de la taille et de ses fortes pattes à trois doigts ; on peut aussi facilement les confondre avec des gallinacés ou avec des échassiers (terme informel) tels que les grues ou les oedicnèmes ou encore avec les étranges cariamas (voir la chronique sur ces oiseaux d’Amérique du sud). Alors, qui sont vraiment les outardes ?

Drôle de nom

Le nom d’outarde en français se rapproche de l’espagnol avutarda et vient en fait du latin Avis tarda qui désignait dès l’Antiquité la grande outarde ; ce nom est passé par plusieurs formes intermédiaires dont hostarde, otarde, oultarde, oustarde, … Curieusement ce nom originel d’Avis tarda et qui signifie « oiseau lent » était selon Pline celui attribué par les Espagnols à cet oiseau encore bien présent de nos jours dans le centre du pays. On disait qu’elles tardaient à s’envoler ou préféraient fuir en marchant et que les paysans pouvaient ainsi les tuer à coups de bâton et s’en nourrissaient. Il y a d’ailleurs dans Pantagruel de Rabelais un passage allant dans ce sens, témoin d’une époque où la grande outarde vivait en France :

Chapitre XIII : Comment Pantagruel et ses compagnons étaient fâchés de manger de la chair salée et comment Carmalin alla chasser pour avoir la venaison.

« Incontinent il courut après en telle vitesse qu’il semblait que ce fut un trait d’arbalète et l’attrapa en un moment (un chevreuil) ; et en courant il prit de ses mains quatre grandes outardes, sept bitards »

Les bitards ou bitars désignent les jeunes des grandes outardes : cet autre mot vient aussi d’Avis tarda via la contraction en bistarde ; ce dernier a aussi donné le nom anglo-saxon de bustard dès le 14ème siècle : comme quoi l’invasion linguistique souvent décriée n’est pas à sens unique !

Avis tarda pour oiseau lent donc : pour qui les connaît un peu, çà ne colle guère car, bien que très gros (corps de la taille d’un dindon), ces oiseaux volent très bien et fuient de très loin ? Alors, fausse rumeur ou légende paysanne ? En parcourant la bibliographie sur la grande outarde, j’y ai trouvé une mention intéressante : les mâles effectuent des parades spectaculaires où ils se donnent à fond pendant de longues périodes pour attirer les femelles et, parfois, ils sont tellement épuisés qu’ils n’arrivent plus à s’envoler ! La voilà, peut-être, la faille dans la vie des outardes qui expliquerait ce dénominatif inapproprié de prime abord ?

Coureuses

Bien que peu comportant peu d’espèces (26), la famille des outardes n’en n’est pas moins diversifiée puisqu’on y distingue 11 genres différents.

Pour autant, elles présentent globalement une apparence commune avec des caractères partagés : un corps moyen à grand assez rondouillard, des ailes larges et une queue courte et arrondie, un bec court et droit, une petite tête sur un long cou, de fortes et longues pattes à trois orteils courts et un plumage dans les tons de bruns, de noirs et de gris et blancs. Souvent claires dessous, elles offrent un dessus avec des motifs cryptiques qui leur permettent de se fondre dans leur environnement. Certaines espèces arborent au niveau de la tête des plumes décoratives ; ainsi les grandes outardes mâles possèdent-elles des sortes de moustaches en plumes longues retombantes vers l’arrière (d’où son second nom d’outarde barbue). Celles-ci font penser à des « oreilles en plumes » et ont inspiré le nom latin du genre, Otis (pour oreille) repris comme type pour la famille (Otididés).

Toutes les outardes vivent dans des milieux ouverts à dominante herbacée ou d’arbustes bas : cultures, prairies, savanes, steppes, semi-déserts. Avec leurs pattes longues et fortes, elles se déplacent surtout en marchant ou en courant mais volent très bien ; ainsi, l’outarde canepetière en vol fait penser à un canard filant à toute vitesse. Donc, rien à voir avec le vol lourd des gallinacés (perdrix, cailles, …). Certaines espèces sont même migratrices.

Le pas assuré de l’Outarde kori en Afrique du sud (R. Guillot) : une démarche d’autruche !

Elles sont surtout végétariennes mais consomment aussi beaucoup d’insectes ou petits vertébrés. Elles nichent au sol dans un simple creux gratté et pondent assez peu d’œufs en moyenne (2-3). Les jeunes nidifuges éclosent successivement car l’incubation commence dès la ponte du premier œuf (voir le cas des cigognes blanches) ; quand ils sont tous éclos, ils quittent le nid.

Fausses grues

Vraie grue (Demoiselle de Numidie)

Pendant longtemps, on a classé les outardes auprès des grues (ordre des Gruiformes). Avec les données moléculaires (ADN), cette position a progressivement été contestée et, désormais, avec l’affinement des données, on peut affirmer que les outardes ne sont pas apparentées aux grues et alliés (Rallidés) ; elles en sont même assez éloignées. Et énorme surprise, : qui sont leurs plus proches parents actuels ? … Pas la peine de chercher, çà ne peut pas se deviner : les coucous (Cuculiformes) et un autre groupe d’oiseaux africains peu connus du grand public, les touracos (Musophagiformes) ! Au sein de ce groupe plus que disparate d’apparence, les outardes se démarquent par certains détails squelettiques (vertèbres caudales, bréchet, os maxillaires) et sont élevées au rang d’ordre ce qui signifie qu’elles sont très différentes des deux autres.

Coucou gris : peut-être l’un des plus proches parents actuels des outardes ! (Photo J. Lombardy)

J’en devine certains qui hochent de la tête en disant « n’importe quoi ! ». Attention, on parle ici des plus proches parents actuels ; cela veut dire que coucous, touracos et outardes partagent un ancêtre commun très ancien (sans doute quelque part peu après la fin de l’ère Secondaire) à partir duquel de nombreuses lignées ont du diverger et beaucoup se sont éteintes sans laisser de descendants ; la rareté des fossiles fait que l’on ne connaît pas tous ces innombrables rameaux intermédiaires. Tout indique d’ailleurs à propos des outardes actuelles qu’elles ont divergé assez récemment à partir de plusieurs lignées primaires déjà distinctes ce qui explique leur diversité en dépit du petit nombre d’espèces.

Leks éclatés

La majorité des outardes sont polygynes, i.e. que un mâle s’accouple avec plusieurs femelles. Les accouplements ont lieu sur des « sites de rencontre », des leks collectifs, où plusieurs mâles se concentrent et paradent de concert ayant ainsi plus de chances d’attirer des femelles : les femelles défilent et font leur choix sur la base de divers critères visuels qui permettent d’apprécier la bonne qualité génitrice des mâles (dont leur état de santé). On connaît de tels leks chez de nombreux autres oiseaux dont les tétras (voir la chronique sur ces oiseaux) ou les chevaliers combattants. Chez les outardes, le cas le plus étudié reste celui de la grande outarde notamment dans son fiel espagnol. On y a découvert que cette espèce utilisait certes des leks mais que ces derniers étaient souvent très étalés dans l’espace et évoluant au cours de la saison ; les mâles se concentrent au début (mars) sur des sites restreints avant de se disperser sur l’ensemble de la zone favorable d’où l’appellation de lek éclaté. De plus, ils ne défendent pas vraiment de territoires lors de leurs parades et se déplacent çà et là : on parle donc en plus de lek mobile !

Ce comportement a des conséquences inattendues sur la conservation de cette espèce car les individus tendent à se concentrer dans les sites déjà occupés. Si un site de lek vient à être détruit du fait des activités humaines (mise en culture de zone steppique par exemple), les mâles associés à ce lek ne vont pas chercher à coloniser un nouveau site favorable à proximité mais vont se rajouter aux autres leks existant dans le voisinage. Ainsi, la concentration des mâles augmente sur quelques sites les rendant encore plus vulnérables pendant que des sites potentiellement valables restent inoccupés !

Dimorphisme

Mâle d’outarde canepetière (Musée H. Lecoq ; Clermont-Ferrand)

Un autre caractère frappant se trouve associé à ces mœurs sexuelles chez de nombreuses outardes : un très fort dimorphisme sexuel en taille en faveur des mâles qui sont 2,5 fois plus lourds et 30% plus grands que les femelles chez l’outarde barbue ! Ceci constitue un record dans le monde des oiseaux et se manifeste très tôt dans le développement des jeunes. Les jeunes mâles prennent beaucoup de poids et rapidement jusqu’à atteindre un poids limite de 15 kg pour les plus gros, limite par rapport à la capacité de voler ! Sur un lek, moins de la moitié des mâles réussissent à s’accoupler et apparemment ce sont les plus « costauds ». Il y a donc une forte pression de sélection sexuelle sur le caractère taille chez les mâles mais avec un coût énergétique considérable.

Les chercheurs ont observé une autre différence majeure entre mâles et femelles : la taille du doigt central bien plus long que les deux autres chez les mâles. Il se développe particulièrement dès l’adolescence et continue à grandir à l’âge adulte. Chez les femelles, au bout de 70 jours de développement, il atteint sa taille définitive et reste du même ordre de longueur que les autres. On interprète ce trait différentiel comme une réponse au « surpoids » des males : cela leur permet de garder leur équilibre et de pouvoir courir et décoller. Ce n’est donc pas un caractère sexuel secondaire mais un effet collatéral !

A terre ou en l’air

Nous avons jusqu’ici essentiellement mentionné l’outarde barbue ; pour autant, elle n’est pas représentative de l’ensemble des outardes qui ont développé une extrême diversité de systèmes sexuels. Ainsi, trois espèces africaines du genre Heterotetrax sont au contraire monogames. Chez l’outarde passarage d’Inde (Sypheotides indicus), le dimorphisme sexuel est inverse : les femelles sont plus grandes que les mâles ! Les leks des espèces polygynes peuvent être très concentrés et non éclatés. A cela il faut ajouter des différences dans les types de parades effectuées. Soit elles ont lieu entièrement à terre comme chez l’outarde barbue : les mâles simulent des combats en exhibant leurs atouts (moustaches et cou coloré), s’agrippent par leurs becs et se poussent par leurs poitrines tout en étalant leurs ailes. Soit elles ont lieu au contraire en l’air sous forme de spectaculaires acrobaties comme chez l’outarde houpette d’Afrique du sud. Une analyse croisée de ces différentes variantes montre que chez les espèces à parades aériennes les mâles tendent à être plus petits que les femelles sous la pression de sélection vers une plus grande agilité et donc légèreté.

On voit donc que dans cette famille assez réduite et relativement homogène morphologiquement, le jeu de la sélection sexuelle, entre autres, a introduit une forte diversité.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Bird families of the world. Winkler et al. Lynx Ed. 2015.
  2. Phylogenetic Relationships and Ancestral Areas of the Bustards (Gruiformes: Otididae), Inferred from Mitochondrial DNA and Nuclear Intron Sequences. Christian Pitra et al. Molecular Phylogenetics and Evolution
Vol. 23, No. 1, April, pp. 63–74, 2002
  3. Why Do Phylogenomic Data Sets Yield Conflicting Trees? Data Type Influences the Avian Tree of Life more than Taxon Sampling. SUSHMA REDDY et al. Syst. Biol. 0(0):1–23, 2017
  4. EXPLODED LEKS: WHAT BUSTARDS CAN TEACH US Manuel B. MORALES, Frédéric JIGUET & Beatriz ARROYO. Ardeola 48(1), 2001, 85-98
  5. The Most extreme sexual size dimorphism among birds: allometry, selection, and early Juvenile development in the great bustard (Otis tarda). Juan C. alonso et al. The Auk 126(3):657−665, 2009
  6. The influence of sexual selection and male agility on sexual size dimorphism in bustards (Otididae). GINA RAIHANI et al. ANIMAL BEHAVIOUR, 2006, 71, 833–838

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'outarde canepetière
Page(s) : 274 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les Otidiformes
Page(s) : 655-660 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée