Heterocera

Voilà deux noms qui ne vont pas très bien ensemble ! Nous avons déjà évoqué largement cette funeste incompatibilité entre biodiversité et intensification de l’agriculture avec l’exemple des papillons de jour (voir la chronique : Fleurs et papillons unis dans un même déclin) ou d’une manière plus générale pour tous les insectes volants (voir la chronique : Crash silencieux en plein vol). Mais le groupe des papillons de nuit était resté jusqu’ici inexploré par rapport à cette problématique ; or, ils se distinguent par divers caractères généraux qui peuvent laisser penser qu’ils soient impactés différemment : une très grande diversité d’espèces et de nombreuses espèces dont les chenilles se montrent plutôt polyphages, i.e. capables de se nourrir souvent sur une large gamme de plantes nourricières. Une étude anglaise menée sur quatre années consécutives et de nombreux sites agricoles avec des degrés divers d’intensification apporte de précieux enseignements sur ce groupe peu étudié : effectivement, on découvre des différences avec leurs homologues diurnes mais aussi, malheureusement, une même tendance générale au déclin généralisé.  L’étude a aussi exploré des pistes de solutions possibles quant à la gestion des milieux semi-naturels (haies avec arbres et bordures de champs) qui subsistent dans ces environnements cultivés. 

Paysage agricole très intensif : il reste quelques arbres (noyers) très dispersés et le chemin étroit se trouve encadré de cultures intensives (maïs)

Groupe clé

Le premier intérêt des papillons de nuit (les Hétérocères) concerne leur extrême diversité en nombre d’espèces : ainsi, en France, on dénombre plus de 2250 espèces de papillons de nuit (sans compter les microhétérocères tous les minuscules papillons de nuit très nombreux eux aussi), versus presque 300 espèces de papillons de jour ou Rhopalocères. Parmi ces espèces, nombre d’entre elles sont communes et répandues dans toutes sortes de milieux dont les environnements cultivés et s’y trouvent souvent en effectifs bien plus importants que les papillons de jour : pour s’en convaincre, il suffit par une chaude nuit calme d’allumer une lampe qui diffuse une forte lumière à la campagne pour voir affluer des dizaines ou des centaines de ces papillons. C’est d’ailleurs avec un tel outil (tendu devant un drap blanc) que l’on peut capturer ces papillons, les identifier et les recenser.

Leurs chenilles constituent un maillon clé des chaînes alimentaires, servant de nourriture de base à toutes sortes de parasites (dont des guêpes ou des mouches) et de prédateurs tels que oiseaux, chauves-souris, araignées, amphibiens, … On estime que chaque année l’ensemble des jeunes mésanges bleues nées en Grande Bretagne consomment … 35 milliards de chenilles dont une majorité de papillons de nuit ! Les adultes quant à eux assurent de leur côté l’important service écologique de la pollinisation notamment les noctuelles et les sphinx, y compris pour certaines plantes cultivées. 

Parmi ces innombrables espèces, on peut distinguer deux grands sous-groupes informels selon le régime alimentaire général des chenilles : celles qui se nourrissent de feuilles d’arbres ou arbustes (nous les appellerons dans la suite les « papillons des arbres ») et celles qui exploitent dans la végétation herbacée basse (« papillons des herbes »). 

Impact 

Pour mieux appréhender cette diversité et cette abondance, citons quelques chiffres de cette étude sur quatre ans : plus de 70 000 papillons identifiés appartenant à 311 espèces ; pour un site donné, l’abondance varie entre 800 et 1700 papillons capturés lors de trois séances d’échantillonnage par an et le nombre d’espèces entre 77 et 134. Pour chaque site, on peut définir un degré d’intensification agricole en calculant le pourcentage de surfaces cultivées dans le paysage environnant à plusieurs échelles spatiales par rapport au site échantillonné (dans un rayon de quelques centaines de mètres à plus de «  km) : au delà de 60% on entre dans des zones nettement intensives. On peut ainsi faire  des corrélations entre la présence des espèces et leur abondance avec de degré d’intensification agricole. 

Nid communautaire de chenilles de laineuse du cerisier (Eriogaster lanestris), une espèce en diminution, inféodée sur divers arbres et arbustes de la famille des Rosacées.

On peut classer les espèces en fonction de leur statut de conservation : d’un côté les espèces stables ou en augmentation et de l’autre les espèces en déclin à l’échelle nationale (de la Grande-Bretagne) avec deux sous-groupes : les espèces en déclin moyen et celles en fort déclin (espèces prioritaires). Les données compilées montrent nettement que ces deux derniers groupes (déclin moyen et fort déclin) voient leur abondance diminuer significativement avec l’intensification croissante du paysage agricole particulièrement à l’échelle du kilomètre : il s’agit donc d’un facteur clé pour expliquer le déclin de nombreux papillons de nuit habitant de tels milieux ; ainsi, au cours des dernières décades, certaines espèces ont connu en Grande-Bretagne, des déclins considérables : 98% pour l’Ennomos du frêne ou épine sombre, 90% pour le bombyx à livrée ou 89% pour l’écaille martre. 

Cet effet négatif n’affecte pas que l’abondance mais aussi le nombre d’espèces présentes pour le groupe en fort déclin : des extinctions locales ont fini par se produire au fil des décades. Une autre étude précédente sur ce même groupe de papillons (2) avait comparé leur abondance entre des sites sous agriculture conventionnelle intensive et des sites sous agriculture biologique soulignant l’effet négatif de la première. 

L’Arlequinette jaune (Acontia trabealis) butine les fleurs de liserons des champs qui nourrissent aussi ses chenilles ; cette plante est commune dans les cultures mais ne peut être exploitée que sur les bords de champs là où il n’y a pas (ou peu) d’herbicides

A l’inverse, le groupe plus restreint des espèces en augmentation à l’échelle nationale voit leurs effectifs augmenter avec l’intensification agricole : ces espèces généralistes et très adaptables sont sans doute favorisées par la raréfaction ou la disparition des espèces rares, ce qui réduit la compétition. 

Haies et bordures 

Les chercheurs ne se sont pas contentés de dresser un constat : ils ont cherché en parallèle des pistes de solution à ce problème. Ils ont donc pris en compte dans leur étude deux éléments semi-naturels du paysage agricole : les haies avec de grands arbres et les bords de champs, l’espace non cultivé entre les cultures et une haie ou un bosquet, un chemin ou une autre parcelle cultivée. Ce choix ne tient pas du hasard. D’une part, ces deux éléments correspondent aux besoins des deux groupes informels cités dans le premier paragraphe quant à l’alimentation des chenilles : les arbres des haies pour les « papillons des arbres » et les bords de champs pour les papillons des herbes ». D’autre part, ils font l’objet de mesures agroenvironnementales financées par l’Union européenne : implanter ou entretenir des haies avec de grands arbres et maintenir et élargir les bords des champs. 

Pour cette étude, les chercheurs ont donc sélectionné un panel des sites contenant soit un de ces éléments, soit les deux, soit aucun ; ainsi, on peut corréler la présence/absence de ces deux types d’éléments du paysage et l’abondance et la diversité des espèces de papillons de nuit. 

Globalement, les haies avec des arbres et les bords de champs élargis augmentent la richesse (le nombre d’espèces présentes) mais indépendamment l’un de l’autre : l’effet a lieu avec un seul de ces deux éléments présent. Par contre, cet effet positif reste constant quand le degré d’intensification agricole augmente dans ce paysage (plus de surface cultivée) contrairement à ce qui se passe pour leurs homologue diurnes (Rhopalocères) très fortement impactés au delà de 60% de la surface occupée par des cultures. Si les espèces « des arbres » comptent plus d’espèces (57% des espèces recensées ; 43 espèces de plus) que ceux « des herbes », ils sont par contre bien moins représentés en nombre (20% en moins) ce qui valide la pertinence d’avoir créé ces deux groupes grossièrement opposés. 

Comme on pouvait s’y attendre, les espèces de « papillons des arbres » bénéficient préférentiellement de la présence des haies avec de grands arbres (essentiellement des chênes pédonculés dans cette étude). Ces haies leur procurent un abri au sein de ces milieux cultivés ouverts mais en plus elles fournissent des sites de ponte pour les femelles et peut-être aussi des sites de repos diurne, posés contre un tronc par exemple. Les espèces « des herbes » sont plus enclines à se poser dans la végétation basse comme le font de nombreuses noctuelles dont celles aux ailes postérieures jaunes marquées de noir.

Autre résultat inattendu : les papillons des deux groupes bénéficient tout autant des bords de champs élargis. On comprend aisément que les « papillons des herbes » soient favorisés car ils trouvent là un habitat de qualité pour nourrir leurs chenilles : plus la bande herbeuse est large, moins elle est affectée par les épandages de pesticides et d’engrais dans les cultures et plus la diversité florale risque d’être au rendez-vous. Pour les espèces des « arbres », l’effet serait indirect : en éloignant justement la haie de la culture, celle-ci se trouve moins impactée par les traitements elle aussi. De plus, il ne faut pas oublier que les adultes quelque soit le régime des chenilles butinent des fleurs et trouvent donc là une ressource alimentaire de meilleure qualité. 

Espoir ? 

Haie de pruniers sauvages plantée en Limagne par la Mission Haies 63 : une oasis inespérée au milieu de ces immensités de cultures intensives

Au vu de ces résultats, on ne peut donc qu’encourager, a minima, de mettre en place de telles mesures assez simples sans forcément d’ailleurs avoir besoin des deux en même temps selon le contexte de perception de ces mesures. On voit que ces mesures bénéficient à divers sous-groupes de papillons de nuit et sont donc susceptibles de contrebalancer en partie les effets négatifs de l’intensification agricole dans un premier temps. L’échelle à laquelle ces mesures doivent être favorisées semble être de l’ordre du kilomètre mais il se peut que pour de petites espèces (non étudiées ici) avec de moindres capacités de déplacements, il faille envisager une échelle de l’ordre des 250 mètres, donc avec une plus forte intensité de mise en place de ces éléments. Dans certaines zones où on a cherché à inciter fortement les agriculteurs à adopter de telles mesures, la présence de haies avec des arbres a entraîné une hausse de 60% de l’abondance et 38% du nombre d’espèces de papillons de nuit par rapport à des secteurs dépourvus de haies.  

De plus, ces éléments agissent bien au delà de la seule conservation de la biodiversité des papillons de nuit : ceci doit couper court à un argument populiste souvent avancé par les politiciens « amis de la nature » : tout çà pour des chenilles ! Haies et bords de champs apportent divers services écologiques cruciaux qui tamponnent les effets conjugués de l’intensification agricole et du changement climatique : pourvoyeurs de pollinisateurs pour les cultures qui en ont besoin ; lutte biologique contre les ravageurs des cultures en hébergeant des auxiliaires ; lutte contre l’érosion et atténuation des effets du vent ; apport de matière organique (feuilles mortes) ; stockage de carbone ; …etc 

Tout ceci nous rappelle un enseignement connu depuis des décennies mais passé à la trappe de la productivité à tout prix : les haies sont des structures clés avec un effet sur le fonctionnement de l’écosystème disproportionné par rapport à leur « petite » surface grâce à l’effet de lisière décuplé par la disposition linéaire. Elles devraient être (et auraient du rester) un élément essentiel des paysages agricoles pour une vraie agriculture durable qui se soucie enfin de la survie de son support (le sol) et de son environnement, des biens universels à respecter. 

BIBLIOGRAPHIE

1- Hedgerow trees and extended-width field margins enhance macro-moth diversity: implications for management. Thomas Merckx et al. Journal of Applied Ecology 2012, 49, 1396–1404 

2- Abundance and species richness of nocturnal insects on organic and conventional farms: effects of agricultural intensification on bat foraging. Wickramasinghe, L.P., Harris, S., Jones, G. & Vaughan Jennings, N. (2004) Conservation Biology, 18, 1283–1292.