Castanea sativa

Le mimosa du nord !

03/04/2022 Vous serez sans doute surpris(e), tout comme moi, d’apprendre que, jusqu’à une étude publiée en 2021 par une équipe de chercheurs français, que l’on ne savait pas, précisément ou, pire, que l’on croyait savoir de manière erronée, par qui ou quoi le châtaignier était pollinisé ? Impossible de ne pas savoir, se dit-on, avec une espèce d’arbre aussi répandue, aussi facile à observer notamment au moment de sa floraison, très largement cultivée depuis des millénaires, comment se passe sa reproduction au niveau des fleurs. Et pourtant, tel est bien le cas et cette étude remarquable vient enfin de trancher avec certitude en faveur de l’hypothèse … la moins retenue jusqu’alors et quelque peu contre-intuitive. Cette étude passionnante m’a d’autant plus accrochée qu’elle s’appuie essentiellement sur des observations de terrain de type disons « naturaliste », proches de mes centres d’intérêt. Alors si vous voulez savoir qui pollinise « l’arbre à pain » (comme le nommaient les Cévenols à cause de la farine de châtaignes, base de l’alimentation rurale passée), je vous invite à une plongée dans le protocole minutieux et expérimental mis en place par cette équipe de chercheurs, aux résultats riches en surprises. 

Chatons mâles 

Chatons unisexués en pleine floraison

Les châtaigniers (7 espèces ; genre Castanea) appartiennent à la famille des Fagacées qui inclut les chênes (Quercus) et les hêtres (Fagus), elle-même incluse dans l’ordre des Fagales (voir la chronique générale). Tous ces arbres et arbustes partagent entre autres caractères le fait d’avoir des fleurs unisexuées : des fleurs mâles et des fleurs femelles distinctes mais regroupées sur le même arbre (espèces monoïques) en épis compacts allongés (au moins les fleurs mâles) surnommés chatons. Nous renvoyons à cette chronique pour en savoir plus sur la structure intime des ces chatons. 

Chatons mâles unisexués et chaton bisexué avec une fleur femelle

Chez les châtaigniers, les chatons mâles très développés forment des bouquets dressés au bout des rameaux de l’année et dépassant nettement ainsi de la cime de l’arbre ; longs d’une bonne dizaine de centimètres, ils se composent de centaines de petites fleurs blanc jaunâtre, très serrées, d’où jaillissent douze étamines dressées, avec les anthères minuscules, portées haut par de longs filets, leur donnant un aspect hérissé typique. Les étamines émergent d’une mini-coupe formée de pièces blanches écailleuses qui correspondent au périanthe (corolle/calice) très réduit. Chaque fleur offre donc du pollen facile d’accès mais aussi du nectar disponible à la base du périanthe très ouvert. Elles répandent une forte odeur, perceptible de loin, qualifiée à juste titre de spermatique. Une fois passés, les chatons prennent une teinte roussâtre avec les étamines fanées rabattues et finissent par tomber au sol. 

Base de chaton bisexué au premier plan ; en arrière chatons unisexués passés (première vague)

On distingue deux types de chatons mâles : les uns ne portent que des fleurs mâles de la base au sommet et sont donc dits unisexués ; les autres, moins nombreux, se composent à leur base d’une à plusieurs fleurs femelles (voir ci-dessous) puis pour le reste des fleurs mâles.

En pratique, la situation est encore plus complexe chez les formes cultivées car il existe deux types d’arbres : les mâles-stériles et les mâles-fertiles. Les premiers élaborent des chatons dont les anthères des fleurs mâles sont toutes avortées (fleurs dites astaminées ; a privatif et staminé pour étamine) d’où l’appellation de mâle-stérile. Les autres, plus nombreux, ont des fleurs mâles « normales » avec de longues étamines comme décrites ci-dessus (longistaminées). Ces deux types d’arbres portent par ailleurs des fleurs femelles. 

Tout début de la première vague de floraison des chatons unisexués

Fleurs femelles 

Si la structure des chatons mâles reste assez classique au sein des fagales et fagacées (hormis les chatons bisexués), celle des fleurs et inflorescences femelles est remarquable par son originalité. Regroupées par trois, les fleurs émergent d’une sorte de coupe hérissée de petites pièces vertes pointues étroites ou arrondies élargies formant un involucre ou cupule (voir la chronique sur la châtaigne et le marron). En fait, on ne voit des fleurs que leurs longs styles blanc laiteux, d’apparence piquante : chaque fleur en possède 6 à 8 déployés en éventail. Le nombre de styles correspond au nombre de loges qui composent l’ovaire en-dessous ; chacune de ces loges renferme deux ovules. Au total, une fleur donnée contient donc potentiellement 12 à 16 ovules. Pourtant, à maturité, un seul ovule par fleur se développera et donnera un fruit (une châtaigne) ; la cupule collective donnera la bogue épineuse qui peut donc renfermer jusqu’à trois châtaignes si les trois fleurs se transforment chacune en fruit. Les fleurs non fécondées donnent un fruit vide. 

Jeunes châtaignes : ici, issues de deux fleurs ; noter les styles encore en place

Chaque style se termine par un stigmate minuscule ouvert en forme de cratère et creux intérieurement ; cette ouverture est tapissée de cellules sécrétrices qui émettent une substance mucilagineuse rendant le stigmate humide au moment où il est réceptif, i.e. apte à capturer des grains de pollen qui pourront germer à sa surface. Pour une fleur donnée, les six à huit styles deviennent réceptifs l’un après à l’autre, chacun l’étant pendant deux jours : ainsi, au total, la période de réceptivité d’une fleur s’étale en fait sur deux à trois semaines ce qui est considérable … et intriguant. Par cette structure complexe et originale les sept espèces du genre Castanea diffèrent radicalement des autres genres de leur famille (voir ci-dessous la comparaison avec les chênes). 

Les inflorescences femelles se trouvent à la base des chatons bisexués (voir ci-dessus). Sur un chaton bisexué, il y a en moyenne une à trois inflorescences (de 3 fleurs) femelles ; ils sont en moyenne plus courts que les unisexués (9,5 cm versus 13,1cm) mais portent la même densité de fleurs mâles terminales (40 fleurs/cm de chaton). En moyenne, sur un arbre, on compte un chaton bisexué pour une trentaine de chatons unisexués ce qui donne un ratio incroyablement déséquilibré d’une fleur femelle pour 4000 fleurs mâles. 

Noter les restes des chatons bisexués sur lesquels se trouvaient les fleurs femelles devenues châtaignes

Floraison 

On commence à percevoir que les châtaigniers se comportent en grands originaux ; le déroulement de la floraison va apporter un autre lot de « bizarreries ». 

Chez nous, à l’inverse de ses cousins les chênes et les hêtres, le châtaignier fleurit non pas tôt au printemps avant l’apparition du feuillage ou en même temps que le débourrement des feuilles mais en toute fin de printemps/début d’été (juin-juillet selon l’altitude) alors que son feuillage est complètement développé. L’émergence des bouquets de chatons dressés illumine alors la cime des châtaigniers ; de loin, sur les pentes des collines ou dans les vallons vus par-dessus, on repère ainsi de très loin les châtaigniers en fleurs au milieu du moutonnement des canopées vertes ; on dirait des mimosas. La floraison à l’échelle d’un peuplement reste relativement synchronisée : on observe, au plus, dix jours de décalage entre les plus précoces et les plus tardifs. 

Sur les flancs de cette colline en Auvergne, la floraison des châtaigniers début juillet au milieu des autres arbres

Novelle originalité rare : la floraison des châtaigniers se fait en trois temps. Une première vague de floraison massive affecte les chatons mâles unisexués : 97% des fleurs mâles s’épanouissent vu leur dominance numérique.  Elle est suivie d’une seconde vague de floraison séparée dans le temps, touchant cette fois fleurs femelles, puis d’une troisième vague décalée pour les fleurs mâles des chatons bisexués. La période de réceptivité des fleurs femelles s’étale de fait entre 9 et 17 jours après le tout début de la floraison globale.

Chatons unisexués fanées de la première vague et chatons bisexués de la seconde vague fraîchement ouverts

On parle de duodichogamie à propos de ce déroulement complexe (la dichogamie désigne une maturation décalée dans le temps des organes mâles et femelles ; dicho = séparé en deux) et peu répandu. Quinze jours en moyenne séparent ces deux vagues de floraison des chatons mâles : ces deux « pics d’activité mâle » ne se chevauchent donc presque pas mais par contre ils se superposent un peu avec la floraison des fleurs femelles. Ceci suggère que fortement que, contrairement à une idée reçue encore véhiculée, cette chronologie ne sert pas à éviter l’autofécondation mais bien à favoriser la pollinisation croisée. 

Jeune châtaignier fleuri en sous-bois à la faveur d’une trouée

Dans le vent ?

Venons-en donc au sujet central : le mode de pollinisation des châtaigniers. Historiquement, une sorte de consensus général a cristallisé autour de l’idée forte qu’il s’agissait d’un genre clairement anémophile, i.e. pollinisé par le vent qui transporte le pollen (voir la chronique sur l’anémophilie). Dès la fin du 19ème, les deux grands précurseurs de l’écologie de la pollinisation, K. Sprengel et F. Delpino suggèrent qu’il s’agit d’arbres anémophiles. Au tout début du 20ème siècle, P. Groom, auteur d’un traité sur les histoires de vies des arbres, pointe dans deux directions : les chatons mâles dressés et voyants indiquent une attraction envers les insectes (entomophilie) mais les fleurs femelles inodores, peu voyantes, sans nectar ni pollen à offrir et avec des styles déployés suggèrent nettement une implication du vent. Autrement dit commençait à s’installer l’idée d’un entre-deux où deux modes de pollinisation coexisteraient pour cette espèce : c’est le concept d’ambophilie. Or, dans un contexte évolutif, selon le principe de sélection du pollinisateur le plus efficace, les plantes devraient évoluer vers le mode assurant la meilleure efficacité ; d’ailleurs la réalité d’un tel dispositif duel est de plus en plus débattue ; en tout cas, il faut se montrer très prudent et vérifier rigoureusement que les deux agents invoqués, le vent et/ou les insectes, co-interviennent de manière efficace pour la pollinisation… ce qui est rarement fait et pas simple à réaliser.  

En 1950, O. Porsch, botaniste autrichien, auteur d’une histoire naturelle du châtaignier, conclut après une analyse détaillée des traits floraux que les châtaigniers auraient été initialement des arbres pollinisés par des coléoptères mais ayant évolué ensuite vers l’anémophilie comme leurs proches cousins les chênes et les hêtres. Une étude expérimentale conduite en 1954 aux USA va imposer de manière prématurée l’hypothèse de l’anémophilie qui va désormais faire autorité. Ainsi une étude italienne de 1991 qui souligne l’importance des insectes dont les abeilles conclue finalement que les insectes ne jouent un rôle que les années où l’action du vent ne peut s’exprimer pleinement. 

On voit donc se dégager une image floue, mais orientée vers la prédominance de l’anémophilie mais toujours sans vraie démonstration expérimentale ni évaluation réelle de l’importance des deux hypothèses si jamais elles coexistent. Et c’est donc cette étude française évoquée en introduction qui clarifie enfin la question. 

Protocole 

L’étude a été menée dans des vergers de châtaigniers en Dordogne et sur le site INRA de Villeneuve d’Ornon qui abrite une collection de ressources génétiques de cette essence ; sur les deux sites, des ruchers d’abeilles domestiques sont installés. Les chercheurs ont sélectionné des arbres de diverses variétés avec des mâles-stériles et des mâles-fertiles (voir ci-dessus). La majorité sont des arbres assez bas ce qui permet un accès facile aux fleurs. Trois types d’investigations ont été menées. 

En enveloppant des branches prêtes à fleurir dans des filets à mailles très fines, on empêche l’accès des insectes pollinisateurs même les plus petits tout en laissant la possibilité à du pollen transporté par le vent d’atteindre les stigmates des fleurs sachant que les grains de pollen du châtaignier sont particulièrement minuscules. Des branches contrôle sans filet à côté permettent de comparer l’impact sur la production ultérieure de fruits. 

Un suivi très régulier de la progression de la floraison est assuré arbre par arbre en différenciant bien entendu fleurs mâles et fleurs femelles ; on en profite pour mesurer la taille des chatons, leur densité, les quantités de pollen libéré, …

Enfin, sur seize arbres, en juin juillet on a conduit un suivi des visiteurs des fleurs en s’inspirant du dispositif de sciences participatives SPIPoll (Suivi photographique des insectes pollinisateurs), créé en 2008 par le Muséum national d’histoire naturelle et l’Office pour les insectes et leur environnement et relayé par des milliers de bénévoles entouthiastes, les Spipollien(ne)s, à travers la France. Ce projet a pour but « d’étudier les réseaux de pollinisation, c’est à dire les interactions complexes entre plantes et insectes, mais aussi entre les visiteurs des fleurs eux-mêmes ». La méthode de collecte de données consiste à choisir une plante en fleurs, se poster devant pendant 20 minutes et noter tous les insectes visiteurs en essayant de prendre le plus possible d’entre eux en photo pour ensuite les identifier via une aide en ligne très bien documentée. Les chercheurs ont donc ici adopté ce dispositif ce qui constitue une belle reconnaissance envers ce projet « grand public » : tous les 3 ou 4 jours, pendant six semaines, par des sessions de 20 minutes, ils ont inventorié tous les visiteurs sur les fleurs des seize châtaigniers choisis. Ils ont ainsi totalisé 32 heures d’observations avec dix sessions par arbre au total. Plus de 4200 arthropodes (insectes et araignées) ont été observés sur et autour des fleurs (on note même ceux se posant à côté). 

Fin d’un mythe 

La floraison massive de fleurs mâles avait suscité l’idée d’arbre anémophile

Les expériences d’exclusion des insectes (via la pose de filets : voir ci-dessus) ici, ainsi que d’autres réalisées sur d’autres continents (sur des espèces de châtaigniers très proches) montrent toutes une réduction de 80% de la production de fruits quand les insectes ne peuvent plus accéder aux fleurs alors que celles-ci restent ouvertes au vent. Ces résultats démontrent sans ambiguïté le rôle mineur voire inexistant du vent dans la pollinisation des châtaigniers et le rôle majeur déterminant des visites d’insectes ; autrement dit, le châtaignier n’est pas anémophile (pollinisé par le vent) mais entomophile (pollinisé par des insectes). Pour expliquer les 20% de fleurs qui réussissent quand même à fructifier, on peut invoquer néanmoins les insectes pollinisateurs dont les abeilles domestiques qui volent autour des filets : en effet, il a été démontré sur le colza notamment que du pollen s’échappe des boulettes accumulées sur les pattes des abeilles quand elles volent près des fleurs ; or, justement sur les châtaigniers, les abeilles portent de grosses charges de ce pollen très nutritif et de haute qualité alimentaire pour elles. On sait aussi que l’autopollinisation est très rare chez le châtaignier.

D’autre part, les expériences ont ici été menées dans des vergers avec une très forte densité d’arbres tous de la même espèce ; logiquement, la pollinisation par le vent, si elle existait, devrait être encore bien plus efficace puisque les arbres sont rapprochés et qu’il n’y a pas de risque d’avoir les stigmates encombrés du pollen d’autres espèces. Donc, si le châtaignier était réellement anémophile, on aurait eu une production très nettement supérieure. 

D’autre part quand on dresse la liste des traits floraux des châtaigniers (voir le pdf en téléchargement ci-dessus) et qu’on les compare avec ceux de ses proches parents, les chênes, anémophiles avérés sans ambiguïté, on ne trouve aucun trait en faveur de l’anémophilie. Les grains de pollen des châtaigniers sont bien plus petits que ceux des autres fagacées parentes et probablement trop petits pour être captés efficacement par les stigmates. Par contre, leur taille minuscule augmente nettement les chances qu’ils soient pris en charge par des visiteurs au niveau des pattes, de la bouche ou du corps … et ensuite déposés lors du passage sur les fleurs femelles. Donc, contrairement à ce que l’on pensait, la production colossale de pollen par les châtaigniers, considérée comme une preuve de son anémophilie (voir la chronique), est en fait destinée à attirer certains insectes grands amateurs de pollen. 

Entomophile 

Butineurs sur châtaignier en fleurs (vague 1 de chatons unisexués)

Sur les plus de 4000 observations de visiteurs, les coléoptères dominent avec plus de 2000 individus de 21 espèces différentes : une espèce domine de manière écrasante (1500 ind.) : le téléphore fauve (Rhagonycha fulva), un coléoptère très commun de la famille des Cantharidés ; vient ensuite une autre espèce souvent observée en masse sur certains arbres en fleurs, l’allécule citron (Cteniopus sulphureus), bien nommé car entièrement jaune, de la famille des Ténébrionidés ; ont été notés aussi des coccinelles, quelques longicornes floricoles, des oedémères. Ensuite viennent les hyménoptères (1086 ind.) avec 36 espèces (abeilles domestiques : 330 observations, abeilles solitaires, bourdons, ichneumons, tenthrèdes, fourmis) et des diptères (752 ind.) (syrphes, tachinidés, diverses autres mouches). On observe trois fois plus de visiteurs sur les arbres fleuris que non fleuris. 

Maintenant, il reste à déterminer, au sein de cette cohorte, qui assure le rôle du meilleur pollinisateur. On aurait tendance à penser que les abeilles domestiques jouent ce rôle essentiel quand on connaît la production de miel de châtaignier. Certes, ici, elles font partie du groupe de tête mais loin derrière les coléoptères et, surtout, elles semblent éviter systématiquement les fleurs femelles : sur l’ensemble des 66 insectes observés entrant en contact avec les fleurs femelles (ce qui est une première car jusqu’ici on ne disposait que de très rares données), une seule abeille domestique est concernée et encore s’agissait-il d’un contact accidentel. Or, on sait que les abeilles, contrairement aux coléoptères, se montrent bien plus aptes à discriminer les fleurs sans récompense (nectar ou pollen) ce qui est le cas des fleurs femelles des châtaigniers. De plus, il a été noté que abeilles et syrphes (voir la chronique sur ces mouches pollinisatrices majeures) négligent les arbres mâles-stériles ce qui laisse penser qu’elles recherchent avant tout le pollen. Pour autant, ces arbres au final sont aussi bien pollinisés que les mâles-fertiles. Donc abeilles et syrphes ne sont pas les pollinisateurs majeurs des châtaigniers. 

Zoom sur des syrphes attablés sur des chatons unisexués dans la cime

Spécialisé ?

Les téléphones fauves utilisent les inflorescences comme « sites de rendez-vous »

Sur le site d’étude, les coléoptères et plus particulièrement les téléphores fauves surreprésentés jouent un rôle central. Effectivement, ces derniers se regroupent en masses autant sur les arbres mâles-stériles que mâles-fertiles ; outre la consommation de pollen, ils utilisent les inflorescences de nombreuses plantes comme sites de rendez-vous pour trouver des partenaires et s’accoupler. Ils parcourent en tous sens les fleurs et peuvent se déplacer à grande distance d’un arbre à un autre. Mais le point majeur concerne les visites des fleurs femelles : 52% des observations concernent des téléphores. La présence d’allécules citrons suggère que, peut-être, selon les sites ou les années, d’autres espèces peuvent assurer ce rôle. Les visites aux fleurs femelles atteignent un maximum après la première vague de pollen (voir ci-dessus) soit environ 16 jours après le début de la floraison ce qui coïncide avec le pic de la période de réceptivité des stigmates des fleurs femelles. Les visites aux fleurs femelles semblent favorisées par le fait qu’elles sont sur des chatons bisexués avec des fleurs mâles apportant une récompense. Quelques observations de téléphores léchant les stigmates suggèrent aussi que la sécrétion des stigmates serait attractive elle aussi. 

Certes, ces coléoptères assurent une pollinisation « brouillonne », un peu au hasard, mais leur nombre et leur constance favorisent les transferts de pollen sur des stigmates. La longue période de réceptivité des stigmates (voir ci-dessus) compense aussi largement cette imprécision ; la production d’apparence exagérée de pollen permet aussi de fidéliser ces clients.

Téléphores fauves sur des fleurs femelles (photo Rémy Petit)

Cependant, sur d’autres sites suivis en parallèle de cette étude, un des chercheurs de l’équipe, C. Larue a constaté que les diptères (diverses mouches) assurent ce rôle de manière prédominante en visitant elles aussi les fleurs femelles et sans doute avec une meilleure efficacité que les coléoptères compte-tenu de leur manière de butiner. Donc, peut-être qu’en fait la pollinisation entomophile du châtaignier serait d’un type assez généraliste et en tout cas variable selon les contextes locaux.

Rémy Petit, un des chercheurs de l’équipe, m’a gracieusement communiqué quelques photos de visites de coléoptères ou de diptères sur des fleurs femelles présentées ci-dessous.

Copieuses

Un détail dans la chronologie de la pollinisation intrigue : les visites aux fleurs femelles, peu nombreuses mais essentielles, augmentent au moment où les chatons mâles avec récompense deviennent nettement moins abondants (après la première vague, les chatons unisexués très majoritaires sont fanés). Ceci suggère une forme de compétition pour attirer les pollinisateurs entre fleurs mâles et femelles, scénario assez classique chez les plantes à sexes séparés (monoïques ou dioïques). 

Fleur femelle à gauche et fleurs mâles à droite

Mais il y a encore plus troublant quand on interroge la structure des fleurs femelles si singulière par rapport à celle des autres fagacées anémophiles. A y regarder de plus près, on se dit qu’en fait les fleurs femelles des châtaigniers ressemblent quelque peu aux fleurs mâles avec leurs styles dressés hérissés, blancs très visibles comme les étamines saillantes. Ceci suggère un processus nommé auto-mimétisme où les fleurs femelles sans récompense imitent en quelque sorte les fleurs mâles ce qui leur permet de détourner quelques visiteurs vers elles. La rareté de l’imitateur par rapport au modèle conforte ce scénario évolutif puisque le ratio mâle/femelle est de plus de 2000 si on raisonne en surfaces accessibles aux insectes sur les deux types de fleurs. Ce processus a été identifié pour la première fois dans les années 70 sur un arbre tropical fonctionnant comme le châtaignier. Depuis, on a repéré ce processus chez de nombreuses plantes : par exemple, dans la flore alpine européenne, on considère que près de 10% des espèces ont des étamines ressemblant physiquement aux pistils. Le trait dérivé unique des châtaigniers d’avoir des styles ainsi conformés résulterait donc d’une sélection dans le cadre d’une évolution vers une pollinisation par des coléoptères. 

Base de chaton bisexué : fleurs femelles épanouies et fleurs mâles à peine ouvertes

Cette publication m’a captivé et a complètement changé mon regard sur le châtaignier et sa floraison spectaculaire. J’attends avec impatience désormais la fin du printemps pour scruter les fleurs et y guetter ces fameux visiteurs, fort de ces connaissances nouvelles.  Peut-être pourrai-je alors ajouter à ma chronique des photos d’insectes en train de butiner des fleurs de châtaignier ; je n’en ai aucune pour l’instant. Comme quoi, si l’observation nourrit la connaissance, l’inverse s’avère tout aussi vrai : la connaissance guide le regard. J’espère que zoom-nature vous apporte à vous aussi ce bienfait source de grands plaisirs. 

N.B. Un grand merci à Rémy Petit pour les photos fournies et les compléments scientifiques qu’il a apporté à la première mouture de cette chronique.

Bibliographie 

Site SPIPOLL 

Revisiting pollination mode in chestnut (Castanea spp.): an integrated approach. Clément Larue, Eva Austruy, Gaëlle Basset and Rémy J. Petit. BOTANY LETTERS 2021.

Pollen and stamen mimicry: the alpine flora as a case study. Lunau, K, S Konzmann, L Winter, V Kamphausen, Z-X Ren. 2017. Arthropod-Plant Interact. 11(3):427–447.

De la pollinisation à la formation des graines : le cas du châtaignier. C. Larue. Thèse de doctorat en écologie évolutive; fonctionnelle et des communautés. 08-12-2021.