Button granitique en haut d’un pré : un milieu sec très favorable pour la faune et la flore sauvages.

Nous sommes quelques dizaines de milliers de naturalistes amateurs en France à partager une même passion, souvent dévorante : observer la biodiversité ordinaire, la flore et la faune de notre environnement proche et participer aux enquêtes nationales d’inventaire de cette biodiversité via, par exemple, des structures de sciences participatives comme Faune-France et ses déclinaisons locales (voir la chronique sur l’exemple des oiseaux). Pour les non initiés, cette activité peut paraître ésotérique ou, pire, inutile ; pour essayer de faire comprendre en quoi elle consiste, je vais raconter quelques heures d’une sortie nature que j’ai effectuée hier (par rapport à la rédaction de cette chronique, donc à chaud !), 4 mai 2018, sur la commune de Teilhède (63) en Auvergne. Le but n’est pas du tout de me mettre en avant, ni de me vanter de quoi que ce soit, mais d’illustrer ce qu’est le quotidien d’un biodiversitaire, un mot-valise (un peu prétentieux ?) que j’ai créé pour désigner ces fous de nature soucieux d’inventorier cette biodiversité dont une part est en train de s’évanouir sous nos yeux. Je veux surtout mettre en avant l’énorme travail fourni par ces milliers de bénévoles passionnés, méconnus et souvent raillés. Comme fil conducteur, nous utiliserons les principaux outils du biodiversitaire sur le terrain.

Paysage de bocage herbager encore bien conservé sur une bonne partie de la commune de Teilhède

Atlas

Le choix de cette sortie sur la commune de Teilhède ne tient pas du hasard ; je participe, en collaboration avec la Ligue de la Protection des Oiseaux et des naturalistes locaux, à un projet d’atlas de la biodiversité communale. Il s’agit d’inventorier de manière très exhaustive et organisée la biodiversité de cette commune en vue de la cartographier et de produire un état des lieux permettant d’envisager des actions de conservation à moyen et long terme. Pour ce faire, nous avons « découpé » le territoire de la commune selon un maillage de carrés de 0,5km de côté, soit 67 carrés de 2500 hectares à explorer en détail pour y recenser la biodiversité et les différents milieux naturels présents. En fait, nous ne recensons pas toute la biodiversité mais seulement celle pour laquelle nous sommes compétents en matière d’identification : les plantes à fleurs, les fougères, les oiseaux, les mammifères, les lézards et serpents, les amphibiens, les insectes, les escargots, … La liste peut vous paraître déjà longue mais ceci n’est qu’une petite part de la biodiversité globale : il y a aussi les champignons et les lichens, les mousses et hépatiques, les bactéries et innombrables organismes microscopiques, les annélides (vers), les nématodes, les araignées, … et encore, sommes nous présomptueux quand nous disons « les insectes » : devant l’immensité sidérale de ce groupe, il faut se spécialiser sur certains ordres ou familles comme les papillons de jour, les papillons de nuit (là çà commence à devenir très compliqué), les criquets, grillons et sauterelles, … des groupes pour lesquels il existe des outils accessibles d’identification et pour lesquels nous nous sommes formés.

Ce travail colossal d’inventaire va s’étaler sur plusieurs années, ne serait ce que pour prendre en compte les variations d’une année sur l’autre selon la météo. Donc, ce 4 mai, je suis parti pour prospecter trois de ces carrés sur lesquels j’ai déjà effectué cet hiver plusieurs visites ; j’y ai repéré des grands prés secs d’aspect intéressant et un petit étang que je veux revisiter car il était à sec à l’automne. En route donc pour B32, B24 et B21, noms de code de ces carrés !

Carnet

Il est l’outil indispensable du biodiversitaire : le carnet de terrain, le confident qui recueille toutes les découvertes et engrange les observations.

12H 30 : dès les premiers pas le long du chemin qui part des Sagneaux Blancs, les noms s’alignent sur les pages du carnet : Tragop, S granula, V chamae, … Ce sont mes abréviations des noms latins des espèces de plantes que je croise tout en marchant. ! Je traduis donc ; Tragop (Tragopogon pratensis) le salsifis des prés qui s’apprête à fleurir ; S granula (Saxifraga granulata), la saxifrage granuleuse, une plante assez rare mais très présente ici car nous sommes sur des sables granitiques ; V chamae (Veronica chamaedrys), la véronique petit-chêne, en pleine floraison sur les accotements… J’arrête là car dix minutes plus tard, la liste s’est allongée de quarante autres noms de plantes. Le néophyte ne suspecte pas l’étendue de la biodiversité ordinaire car, pour l’instant, nous ne sommes que le long d’un chemin banal, certes dans une zone de bocage et de prairies pas encore trop abîmée par les ravages de l’agriculture intensive.

12H 42 : tiens, là au bord de la haie, un trou creusé rempli à ras bord … d’excréments ! La signature du blaireau : ce qu’on appelle un pot, ses toilettes. Donc, je note pot de blaireau ce qui est un indice indirect de sa présence (les excréments sont frais !).

12H 43 : un mâle de citron (papillon jaune vif : voir la chronique sur cette espèce) passe en vol ; je note et j’ouvre l’œil : il doit y avoir dans le secteur la plante hôte de ses chenilles. Effectivement, vingt mètres plus loin, je trouve un arbuste prêt à fleurir : un nerprun cathartique que j’aurais probablement raté sans cet indice ! En effet, ne croyez pas que même ainsi, rien ne nous échappe : certaines espèces ne se montrent que sous forme de quelques individus et il faut être là au bon moment quand l’espèce est à son développement optimal et bien visible. D’où la nécessité de passer et repasser aux mêmes endroits tout au long des saisons !

Jumelles et oreilles

Tout ornithologue digne de ce nom se doit de porter en permanence (sur le terrain, il s’entend !) une paire de jumelles en bandoulière, prêt à « faire feu ». J’avoue ne pas me conformer à cette règle sacro-sainte à cause de la botanique et des insectes qui m’accaparent visuellement ; cependant, dans le sac photo plein à craquer, j’ai bien le sésame de l’ornithologue.

14H 20 : un point noir au loin qui tourne puis s’immobilise en volant sur place : pas besoin de jumelles pour savoir qu’il s’agit d’un faucon crécerelle en vol sur place pour repérer une proie. Néanmoins, je sors quand même les jumelles pour vérifier le sexe car mâle et femelle chez cette espèce sont bien différents et je pourrai le spécifier quand je rentrerai ma donnée sur le site collaboratif Faune-Auvergne ; c’est un beau mâle.

15H 10 : sur une clôture très loin, un petit point noir ; d’ici, impossible de dire ; coup de jumelles : mâle de tarier pâtre. Du ciel tombent des notes flûtées : l’alouette lulu chante ; dans la haie proche, le chant grésillé d’une fauvette grisette retentit ; … En fait, à cette saison, les trois quarts des observations d’oiseaux se font à l’oreille !

15H 15 : un grand papillon clair volète le long de la haie ; j’ai bien une idée à cause de son vol léger et semi-plané mais je vérifie aux jumelles ; c’est bien un flambé qui file au loin (voir la chronique sur ce papillon). Eh oui, les jumelles servent aussi pour les insectes quand on ne peut pas les approcher ou les capturer !

Appareil photo

Si je confine les jumelles dans le sac, c’est aussi parce que l’appareil photo (armé d’un 105mm macro) se tient toujours en bandoulière, prêt à servir de bloc-notes visuel et à fixer les observations fugaces d’insectes … quand ils se laissent cadrer !

14H 25 : un petit papillon gris qui volète près du sol ; il se pose, ailes étalées ; je m’approche doucement, me met à genoux et hop, flashé pour la postérité ; il s’agit du point-de-Hongrie (Erynnis tages), un hespéridé assez répandue.

1435 Au milieu du pré, je repère un petit button sec rocheux propice à une flore spécialisée ; effectivement, plusieurs petites annuelles sont bien au rendez-vous : ornithope, alchémille des champs, pensée des champs, … et là, une petite colonie superbe de canche précoce (Aira praecox), une minuscule graminée typique de ce milieu et, de ce fait, très localisée. Pause photo pour savourer cette petite beauté éphémère qui va griller d’ici deux semaines avec l’avancée du printemps. Des muscaris à toupet aux épis naissants attirent mon attention : assez commun mais belle image … car, au-delà de l’aspect scientifique, nous, biodiversitaires, savons aussi nous émouvoir de la beauté de cette biodiversité et essayons d’en saisir la dimension artistique.

14H 40 : au loin dans le pré, des taches rouges au milieu de l’herbe ; çà sent les orchidées ; je m’approche et là, waouh, des centaines d’orchis morios avec des saxifrages granulés : un spectacle rare depuis quelques décennies avec la transformation généralisée des prés secs en prés artificiels gavés d’engrais ou de fumier. Je traque les individus plus clairs, voire presque blancs au milieu de la foule des individus pourpres dominants (voir la chronique : les blancs comptent beaucoup pour les pourpres). Une telle vision suffit à redonner le moral et à encourager ce travail d’inventaire en espérant obtenir pour le futur des mesures de conservation ou de gestion respectueuses de ce milieu. On peut toujours rêver !

15H 40 : je suis sur le retour le long de la piste ; sur une touffe de centaurée jacée, une chenille sombre inconnue. Photos en macro avec flash pour pouvoir espérer l’identifier au retour : de face, de profil, … J’espère pouvoir l’identifier au retour sur photo.

Loupe et filet

Sans le filet à papillons, un biodiversitaire entomologiste se trouve bien dépourvu ; certes, quelques espèces peuvent s’observer et s’identifier à vue (comme les flambés ou les citrons en vol) ; de temps en temps, on peut observer et photographier de près une nouvelle espèce et réussir ensuite à l’identifier d’après photo mais cela ne marche que pour celles avec des caractères saillants et faciles à appréhender. Dès que l’on aborde l’univers infini des « groupes compliqués », il faut capturer et observer de très près sous la loupe compte-fils, ce petit outil magique qui fait ressembler le biodiversitaire en action à un horloger au travail.

12H 50 : un papillon « blanc » suit l’accotement ; un coup de filet : dans la poche ! Il y a au moins cinq espèces de piérides ayant le même aspect et, en vol, impossible de dire : là, il me suffit de la piéger contre les mailles du filet et de jeter un œil aux ailes postérieures par dessous : nervures marquées de gris donc piéride du navet ; et elle repart, libre !

14H 35 : sur le button sec, je note des petits myosotis aux fleurs bleues ; je récolte une feuille et sous la loupe, de profil, les poils raides qui tapissent le dessous des feuilles sont droits ; donc myosotis rameux (M. ramosissima) et pas myosotis raide (M. stricta), espèce très proche, plus rare, aux poils crochus !

14H 40 : dans le pré aux orchis morios, je « fauche » avec le filet dans l’herbe : on avance en balayant l’herbe avec le filet, un coup à droite, un coup à gauche ; cinq fois de suite suffisent largement. La poche grouille de moucherons et de mouches (que nous ignorerons, faute de compétences) et là, bonne pioche, une punaise verte. Les punaises sont mon nouveau sujet de prédilection et je commence juste à découvrir ce nouveau monde. Je la mets dans une petite boîte transparente ce qui permet de l’observer sur place avec la loupe : fine ponctuation noire, bords bleutés des élytres et une épine sous l’abdomen. Le verdict tombe sans hésitation : punaise de l’ajonc (Piezodorus lituratus), espèce assez commune mais pas facile à voir sans le recours au filet.

Cadeau

15H 20 : j’atteins le petit étang que je voulais revisiter. L’automne dernier, il était complètement à sec et j’avais pu y observer plusieurs anodontes des cygnes, ces grosses moules d’eau douce (voir la chronique sur ces mollusques). Là, il est plein à craquer et couvert de renoncules aquatiques. Une grosse libellule à abdomen bleu patrouille et finit par se poser ; un coup de jumelles suffit pour la reconnaître : mâle de libellule déprimée. Mais, pour la majorité des libellules, c’est beaucoup moins simple et le filet et la loupe doivent intervenir !

Au-dessus de l’étang monte un petit pré fleuri de saxifrages granulés ; j’avance : ah, de nouveau des orchis morios ; je commence à compter : 10 + 15 + 12 … bon, il y en des centaines et on va se contenter d’une estimation. Soudain, mon regard est accroché par des fleurs jaunes et basses au milieu d’une colonie de morios ; et là, grande surprise : une vingtaine d’orchis sureaux de la forme jaune. Génial ! Espèce très rare ici, à cette altitude où nous sommes à l’extrême limite nord de répartition de cette espèce montagnarde. Belle récompense et séance photos obligatoire.

Un spectacle de plus en plus rare qui ravit le biodiversitaire : un pré à orchidées avec, en plus, une espèce rare !

Guides et ordinateur

De retour à la maison, la première « urgence » c’est de vider l’appareil photo pour reparcourir le butin de la sortie et se pencher sur les cas litigieux. Justement, la chenille vue au retour s’avère une belle prise : les photos suffisent pour l’identifier avec sa bande latérale brune, ses épines ramifiées noires et ses points blancs. Chenille de mélitée des centaurées (M. phoebe), une espèce rare et patrimoniale fort intéressante.

Il faut aussi examiner quelques échantillons de plantes récoltés pour affiner l’identification. Sur le button, j’avais trouvé des pieds de spergules presque secs mais fructifiés : comme trois espèces d’aspect proche existent par ici, il faut récolter quelques graines qui subsistent au fond des capsules ouvertes. Cette plante fleurit tôt au printemps tant que le sol filtrant contient un peu d’humidité puis forme ses fruits et disparaît ! Sous la loupe binoculaire, le diagnostic devient alors très facile : petite graine noire avec une aile rousse tout autour, donc psergule printanière (S. morissonii).

Ensuite, commence le long travail de la mise au propre des notes gribouillées sur le terrain. Au fur et à mesure, je vérifie sur l’armada de guides étalés sur le bureau pour les espèces litigieuses ou difficiles ou bien s’il n’existe pas des espèces proches que j’aurais oublié.

Enfin, vient l’étape ultime de la rentrée des données sur la plate-forme Faune-Auvergne (celle de ma région) : chaque observation d’animal est géolocalisée et on entre aussi les informations annexes (si on a pu les définir !) comme le sexe, l’âge, les conditions d’observation, … Joindre éventuellement quelques photos réduites pour étayer les observations pouvant prêter à caution. Puis, sur le site national Orchis de France, je rentre mes observations d’orchidées. Bref, pratiquement autant de temps passé dedans que dehors ! Mais quelle moisson de souvenirs engrangés et la satisfaction d’avoir apporté sa petite pierre minuscule au gigantesque édifice de la connaissance de notre biodiversité.

Ne pas oublier la dimension esthétique et émotionnelle de la biodiversité : épis de muscaris à toupet en train de fleurir

BIBLIOGRAPHIE

  1. Site zoom-nature.fr !!